En Savoie, une conduite de gaz et d'hydrogène remise à l’agenda par les besoins des industriels

DECRYPTAGE. Evoqué puis remisé dans les cartons à plusieurs reprises depuis le début des années 2000, le dossier du raccordement en gaz de la vallée de la Tarentaise, compris entre Albertville (Savoie) et la plateforme industrielle de La Léchère, est à nouveau d'actualité. Les deux industriels Tokai Cobex et Ugitech (aux commandes du projet Ugi'ring) font désormais cause commune auprès de l'opérateur GRTgaz et des collectivités pour enclencher le raccordement de leur vallée au réseau, qui s'arrêtait jusqu'ici à une vingtaine de kilomètres de là. Avec la perspective d'entamer, à terme, la mue du réseau vers le biogaz et l'hydrogène.
Le chantier du raccordement gaz de la vallée de la Tarentaise (Savoie) impliquerait plusieurs mois de travaux, principalement sur le domaine public. Avec les machines servant à la dépose des conduites de gaz naturel (utilisées ici sur un chantier en Bretagne), près de 1.000 mètres de canalisations pourraient être posés en une journée.
Le chantier du raccordement gaz de la vallée de la Tarentaise (Savoie) impliquerait plusieurs mois de travaux, principalement sur le domaine public. Avec les machines servant à la dépose des conduites de gaz naturel (utilisées ici sur un chantier en Bretagne), près de 1.000 mètres de canalisations pourraient être posés en une journée. (Crédits : DR/GRTGaz_Gazeau Julien)

Près de 120 ans après la création du bassin industriel local, qui regroupe aujourd'hui le producteur de graphite Tokai Cobex (ex-Carbone Savoie) et l'ancienne usine électrométallurgique de Château-Feuillet (ex-Ferropem) - qui accueille le nouveau projet Ugi'ring de l'aciériste Ugitech -, la commune de La Léchère (Savoie) se prépare à une étape peu ordinaire : l'arrivée d'une conduite de gaz naturel, qui lui permettrait d'être raccordée au réseau, qui s'arrêtait jusqu'ici 25 kilomètres plus bas, à Albertville (Savoie).

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Une étape qui, à première vue, ne va pas dans le sens de l'histoire : puisque, comme GRTgaz l'indique lui-même, les raccordements de ce type en 2024 sont plutôt rares : « Le réseau de gaz provient de Chambéry, passe par Albertville, et remonte pour l'instant jusqu'au bassin d'Ugine. Il alimente notamment des clients industriels comme Ugitech, résidentiels et tertiaires, mais il ne s'enfonçait pas, jusqu'ici, au delà de la commune de la Bâthie, en raison de conditions technico-économiques insuffisantes », détaille Julien Schmit, développeur territorial Sud-Est pour GRTgaz.

D'ailleurs, à l'échelle du transporteur de gaz, les derniers raccordements du même type ont eu lieu au coeur des années 2010, et consistaient à relier des centrales électriques raccordées au gaz comme à Martigues (Bouches-du-Rhône), à Carlin (Moselle) ou bien à Landivisiau (Bretagne).

Car contrairement à sa cousine l'électricité, le réseau de gaz ne repose pas sur un système de service public et de péréquation qui conditionnerait son accessibilité à tous, mais par un financement privé. Conséquence : la France compterait en moyenne 11 millions de clients raccordés au gaz, contre 36 millions pour l'électricité.

Un combat de longue date pour les industriels

Ce projet illustre en premier lieu un combat de longue date pour soutenir l'industrialisation de la vallée de la Tarentaise : « C'est un sujet sur la table dans les années 2000, et qui a périclité à plusieurs reprises car les conditions économiques pour lancer ce type d'ouvrage n'avaient pas été réunies », se souvient Julien Schmit.

Un dossier remis une première fois sur la table par l'actuel président de Tokai Cobex, Joseph Bertin, en 2018. Car dans sa diversification amorcée vers la production de graphite pour les batteries lithium-ion, le fabricant savoyard veut capitaliser sur ses compétences pour faire baisser l'empreinte carbone du graphite et concurrencer les acteurs chinois, en se basant notamment sur un nouveau procédé de broyage.

Avec à la clé, un doublement de ses capacités de production de graphite attendu pour 2027-2028, à l'échelle de ses deux sites de La Léchère et de Vénissieux (Rhône) et plusieurs centaines de millions d'euros d'investissements et 200 emplois supplémentaires envisagés. Mais pour cela, il lui fallait sécuriser un approvisionnement en énergie :

« Beaucoup de projets misent sur l'électrification à court terme, mais on ne peut pas tout électrifier. Certains procédés nécessitent de conserver un combustible, que l'on souhaite le moins fossile possible. Le gaz permet de faire une première étape, en faisant baisser les émissions de GES de 30% et de réduire également les approvisionnements par la route, pour aller ensuite vers de l'hydrogène par exemple », rappelle le président de Tokai Cobex, Joseph Bertin.

Mais là encore, la situation économique périclitante de son voisin Ferropem, situé à quelques mètres de son site, n'est pas de nature à sécuriser un tel investissement. Il aura donc fallu attendre 2023, et la reprise du site de Ferropem par l'aciériste local Ugitech (sous le nom Ugi'ring), pour que le dossier du raccordement en gaz de la vallée ne ressorte des cartons.

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En effet, l'aciériste souhaite créer une « première aciérie circulaire » en recyclant notamment les piles alcalines sur l'ancien site de Ferropem. Un projet pour lequel il aura besoin du gaz pour pré-chauffer et monter en température certains éléments de son process :

« Un approvisionnement classique par camions pouvait être envisagé, mais une conduite permet de le faire de manière plus sécuritaire, en émettant moins de CO2 et en amorçant ensuite la transition vers du biogaz et de l'hydrogène », rappelle Frédéric Perret, président d'Ugi'ring et directeur du développement d'Ugitech, qui ajoute : « le gaz naturel doit être vu comme une étape de la transition, qui permet de remplacer le fioul lourd, d'éliminer les rotations de camions et le CO2 généré, et aussi de créer les infrastructures qui serviront demain à amener d'autres énergies ».

Une solution technique qui remet le budget dans les clous

« C'est en formant un consortium avec Ugi'ring que l'on a pu trouver un équilibre économique et financier au projet. Mais les choses n'ont pas été évidentes, on a eu des moments de doute assez fort », confirme Joseph Bertin.

Des défis technico-économiques demeuraient alors : « L'environnement de cette vallée, couplé à un réseau de transport à haute pression que l'on imaginait jusqu'ici en acier et à insérer au sein du domaine privé, nous avait conduit à imaginer des coûts proches des 50 millions d'euros, ce qui rendait l'équation impossible », confirme Julien Schmit à GRTgaz.

Là encore, une idée relance le projet : celle d'utiliser une technique issue de la distribution du gaz, consistant à remplacer les conduites en acier par des canalisations en polyéthylène, qui soient ensuite posées au sein du domaine public. C'est-à-dire le long des axes routiers et des voies déjà occupées par d'autres réseaux (électricité, fibre, etc).

« Cette technique nous a permis de réduire le coût du projet par cinq, tout en maîtrisant les risques, puisqu'il s'agit des réseaux qui sont déjà posés au coeur même des villes », illustre Julien Schmit, qui rappelle que cette possibilité a été rendue possible par une adaptation du Code de l'environnement, visant à faciliter les raccordement au biométhane notamment. Cette solution aurait aussi l'avantage d'être compatible tant avec le gaz naturel qu'avec le biogaz ou l'hydrogène.

Désormais, on parle en effet d'un budget compris entre 10 et 13 millions d'euros pour relier le dernier point de chute du réseau, la commune d'Albertville, au bassin industriel de La Léchère.

Une mise en oeuvre espérée à horizon 2026

Côté calendrier, le projet aura toutefois encore plusieurs étapes à valider : le tracé fait l'objet de nouvelles études d'ingénierie, qui devraient se terminer en juillet 2024. Elles aboutiront ensuite à « une offre ferme et définitive » remise à l'ensemble des parties prenantes, avant que GRTgaz ne s'engage sur le chemin des autorisations préfectorales et environnementales à l'automne prochain.

« Nous finalisons actuellement les études de sol où nous avons déjà identifié 17 à 18 points spéciaux à franchir, tels que des lits de rivière, de voies SNCF, etc ».

A noter que pour cela, l'acceptation du projet Ugi'ring, dont l'enquête publique vient de se clôturer sur fond d'une forte opposition de la part d'une association de riverains, s'avérera déterminante. Frédéric Perret, président d'Ugi'ring, confirme à La Tribune que les conclusions de la commissaire-enquêtrice sont attendues à ce sujet pour ce jeudi 16 mai. Elles seront alimentées par un mémoire d'une centaine de pages où Ugitech répond point par point aux questions soulevées par les riverains.

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Du côté du raccordement en gaz, le premier coup de pioche pourrait ensuite être donné au printemps 2025, pour une mise en service souhaitée par les industriels courant 2026. Une concertation ou enquête publique (dont la forme n'est pas connue à ce stade) devrait être requise par la Préfecture, et pourrait concerner l'ensemble des communes concernées par le tracé (Albertville, Tours-en-Savoie, La Bâthie, Cevins, La Léchère).

« Nous cherchons encore à trouver le bon équilibre pour avoir le moindre impact environnemental, en évitant les zones sensibles. Mais c'est un sujet à remettre en perspective avec ce qui se fait déjà : en ville, nous avons des dizaines de milliers de kilomètres de réseau sans que cela ne pose de problème », ajoute Julien Schmit.

Une conversion à l'hydrogène pour assurer l'avenir

Avec comme étape en bout de ligne, la conversion à l'hydrogène, déjà regardée de près par les industriels pour asseoir leurs objectifs de décarbonation - Ugitech venant de signer un partenariat avec le fournisseur Lhyfe pour son site voisin d'Ugine -.

Elle ne pourra néanmoins se faire qu'à certaines conditions : à savoir un accord des deux parties à n'utiliser que du 100% hydrogène, puisque celle-ci nécessitera de déconnecter la future conduite au réseau existant pour la raccorder à un moyen de production (électrolyseur) en direct. Mais aussi une adaptation des moyens de production, et un équilibre technico-économique qui reste à trouver, pour rendre la molécule d'hydrogène vert compétitive.

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L'adaptation des procédés n'effraie pas son voisin Tokai Cobex puisqu'historiquement, son site savoyard utilisait encore il y a vingt ans un calcinateur d'anthracite qui produisait lui-même de l'hydrogène : hydrogène qui était alors récupéré pour faire tourner ses fours.

« Nous savons que le procédé fonctionne, l'hydrogène est un combustible comme un autre, qui nécessite quelques adaptations »évoque Joseph Bertin à Tokai Cobex.

De son côté, Ugitech travaille également sur le sujet en deux étapes : avec en premier lieu, le démonstrateur industriel qu'incarne le projet européen Hydreams, qu'il mène avec neuf partenaires industriels et issus du monde de la recherche sur la période 2023-2027, « afin de démontrer que l'hydrogène est bien une solution pour se substituer au gaz. Car l'hydrogène a déjà été utilisé par certains confrères, mais sur d'autres typologies d'outils et pour produire d'autres typologies d'acier ».

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« C'est un pré-requis pour que notre projet avec Lhyfe voit ensuite le jour, mais compte-tenu des délais de construction d'une station hydrogène et des aspects permitting, nous avons choisi de lancer les deux projets en parallèle », explique Frédéric Perret. Il se dit néanmoins confiant sur la capacité à démontrer ces adaptations, tout en pointant l'enjeu de « discuter avec l'Etat de la compétitivité de la filière électrique renouvelable afin de rendre la molécule d'hydrogène vert compétitive », en l'attente de précisions au sein de la future Loi de programmation énergétique.

Un soutien attendu des collectivités locales

Présenté comme une condition de survie pour l'industrie locale à court terme, et de sa décarbonation à plus long terme, l'arrivée de cette conduite de gaz impliquera également, de fait, les politiques locaux.

« Le modèle économique du transport du gaz repose sur un investissement initial supporté par le propriétaire de l'ouvrage, qui l'exploite et le maintient, et revend ensuite des prestations de service aux industriels clients. Mais dans le cadre de ce projet, les communes, intercommunalités, département et région ont trouvé le projet d'intérêt général et souhaitent s'engager aux côtés des industriels pour financer les différentes prestations », assure Julien Schmit.

Car entre les lignes, c'est un rayonnement et une redynamisation du tissu économique qui est attendu sur les communes limitrophes. Un argument qui a conduit à l'intégrer au contrat de plan Etat - Région (CPER) (montant non communiqué à ce stade), chargé d'accompagner la mise en œuvre de projets structurants.

Pour le maire de la commune voisine de Moûtiers, président de l'intercommunalité Coeur de Tarentaise et vice-président du conseil régional, Fabrice Pannekoucke, il est « évident » que les retombées de cette conduite vont bénéficier à l'écosystème local et en faire « un moteur d'attractivité pour des projets industriels tournés vers l'avenir et des process plus durables » : « Nous avons souhaité travailler sur le gaz car il répond, dans la temporalité actuelle, aux fortes consommations, avec un positionnement tarifaire et des perspectives d'avenir. Et en même temps, il nous permet de travailler sur le déploiement de solutions biogaz et hydrogène ».

Il confirme ainsi à La Tribune que la communauté de communes qu'il préside s'est d'ores et déjà engagée à financer le projet au sein d'un consortium, regroupant plusieurs collectivités locales ainsi que le Département de la Savoie. Les grandes lignes de la structuration juridique et administratives seront ensuite actées d'ici la fin du mois de juin, de même que la répartition du financement des 10 millions d'euros à partager.

Si les deux tiers de la capacité de cette future canalisation (dont le volume total n'est pas communiqué) seront tournés vers les besoins des deux industriels, GRTgaz ne s'interdit pas de regarder vers d'autres usages : industrie, mobilité bioGNV, voire chauffage collectif...

Avec toutefois, quelques freins à l'égard du modèle de la distribution de gaz prévu par la législation française : « Si une commune du tracé voulait que ses habituants aient accès au gaz, elle devrait passer par une délégation de service public et lancer un appel d'offres pour créer son propre réseau de distribution, car GRTgaz n'a pas vocation a alimenter des besoins domestiques », rappelle Julien Schmit.

De son côté, Fabrice Pannekoucke évoque aussi une étude énergétique complémentaire réalisée sur les bâtiments publics voisins, afin d'identifier quels seraient les gisements de consommations additionnels à proximité.

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