Sites « clés en main » : en adoptant une nouvelle gestion de l’eau, le dossier Inspira pourrait-il renaître de ses cendres ?

REPORTAGE. La zone industrielle et portuaire « Inspira », composée d'usines et d'espaces encore naturels au bord du canal du Rhône, en Isère, a été retenue fin avril dans la liste des cinquante sites industriels « clés en main » présentée par le gouvernement, mais aussi celle des sites « d'envergure nationale » exemptés du décompte sur l'artificialisation des sols (ZAN). Après plusieurs années de bataille juridique ayant conduit à l'annulation de l'ensemble des autorisations, le site tente de faire renaître un projet en adoptant une nouvelle posture. Avec pour enjeu central la gestion de l'eau, au cœur d'une région industrielle particulièrement scrutée pour ses prélèvements et ses pollutions.
Situé au bord du canal du Rhône, le site Inspira a été fléché par l'Etat dans sa politique de réindustrialisation. Mais les enjeux environnementaux autour du foncier et de la gestion de l'eau semblent encore majeurs pour ce dossier qui revient de cinq ans de procédures judiciaires, ayant conduit à l'annulation de ses arrêtés.
Situé au bord du canal du Rhône, le site Inspira a été fléché par l'Etat dans sa politique de réindustrialisation. Mais les enjeux environnementaux autour du foncier et de la gestion de l'eau semblent encore majeurs pour ce dossier qui revient de cinq ans de procédures judiciaires, ayant conduit à l'annulation de ses arrêtés. (Crédits : Inspira)

C'est une immense friche cernée par le canal du Rhône, l'autoroute A7 et la ligne de fret Paris-Lyon-Marseille d'une part. Et de l'autre, par les fumées colorées des industries chimiques de la plateforme Osiris des Roches-Roussillon, mais aussi par une zone commerciale et de premières habitations à moins de deux kilomètres. Situés à cheval entre les communes de Salaise-sur-Sanne et de Sablons (Nord-Isère), les 340 hectares du site « Inspira », s'étendent le long d'un canal du fleuve, à la confluence de cinq départements en quelques kilomètres : l'Isère, la Drôme, l'Ardèche, mais aussi la Loire et le Rhône. Impressionnant par sa taille, ce site constitue l'une des plus grandes zones fléchées vers l'industrialisation dans la région par l'Etat français.

Composé aujourd'hui de 24 usines sur les 90 hectares de sa partie nord (dont l'incinérateur de déchets dangereux Trédi, mais aussi les sociétés Engrais Sud-Vienne, Linde ou encore Thor), le site reste majoritairement composé d'espaces naturels en friche, notamment en zone inondable. Ce, à quelques centaines de mètres de l'île de la Platière, classée quant à elle Natura 2000.

Un site régulièrement jugé « remarquable », tant pour son caractère naturel pour les uns, celui-ci étant niché au cœur d'une zone dominée par l'industrie chimique, que pour ses « atouts » aux yeux des collectivités et des entreprises : connexions entre le fleuve, le rail et la route.

Dès lors, les autorités locales souhaitent depuis plusieurs années flécher les quelque 200 hectares restants vers de futurs projets industriels, notamment dans l'idée de développer les intermodalités. C'est ainsi qu'un premier dessein, portant sur l'ensemble des 340 hectares, a émergé en 2018, mais a ensuite périclité au gré des recours, en raison de son surdimensionnement et de sa trop grande consommation en eau, envisagée alors à 80.000 mètres cubes par jour, captés dans une nappe alluviale du Rhône déjà sous tension.

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Pour autant, malgré ces multiples camouflets, les autorités locales tentent aujourd'hui d'insuffler une nouvelle dynamique au projet. Le site « Inspira » vient à ce titre de recevoir deux nouveaux signaux du gouvernement : d'abord, son ajout à la liste des 167 zones « d'envergure nationale ou européenne », qui pourraient être exemptées du décompte sur l'artificialisation des sols (ZAN). Mais aussi à celle des sites industriels « clés en main », afin d'accélérer les étapes administratives vers l'implantation de nouvelles usines, dans l'objectif de passer d'une moyenne de 17 à 9 mois d'instruction des dossiers.

Avec, dans les tuyaux aujourd'hui, la venue envisagée de nouveaux acteurs comme l'usine « Floor to Floor » (Gerflor et Paprec), via son projet de recyclage des revêtements de sols, ou encore une entreprise dans la chaudronnerie nucléaire, sur un premier lot d'environ 15 hectares. Dans l'idée, dans un second temps, d'ouvrir le reste de la zone sud à l'industrialisation... Et ainsi resoumettre un projet au territoire, malgré de grands enjeux autour de l'eau et de l'environnement, notamment épinglés par la justice et une opposition locale.

Inspira, 340 ha en bord de Rhône

La grande partie du site fléché vers le projet Inspira est aujourd'hui à l'état de friche, traversée par la rivière La Sanne, dont les digues seront d'ailleurs enlevées et le lit retravaillé dans la prévention contre les inondations. Au moins 45 ha resteraient par ailleurs des espaces naturels, indiquent les porteurs de projet.

Cinq ans de procédures judiciaires et l'annulation des arrêtés

C'est que le projet revient de loin. Les commissaires de la première enquête publique, réalisée en 2018, s'étaient en effet déjà avérés unanimement « défavorables » au dossier, « très volumineux, mais de médiocre qualité ».

Ils notaient ainsi, il y a six ans, une « déficience d'état des lieux », mais aussi « le report constant à des études ultérieures malgré des urgences chroniques », ou encore « l'insuffisance rédhibitoire de réelles mesures compensatoires à la destruction d'habitats naturels remarquables, voire patrimoniaux pour certains ».

Des conclusions non prises en compte par le Préfet de l'Isère de l'époque, Lionel Beffre, qui donne alors son feu vert aux procédure administratives la même année : DUP (déclaration d'utilité publique) d'un côté, autorisation environnementale de l'autre. Tout en radiant par ailleurs l'un des commissaires enquêteurs, Gabriel Ullmann, qui ne fût réintégré qu'en 2023 sur décision de la cour d'appel administrative de Lyon.

Après plusieurs années de procédures, le dossier, dont les acteurs actuels concèdent qu'il a été « mal ficelé », tombe devant la justice, après deux recours portés par l'association locale Vivre Ici Vallée du Rhône Environnement : la Cour administrative de Grenoble annule l'autorisation environnementale en 2021 (décision validée en appel en janvier 2024). Tandis que la DUP est également abrogée en première instance en janvier 2023.

« Nous n'imaginions pas de telles conclusions », s'étonne encore Denis Mazard, trésorier de l'association d'une cinquantaine d'adhérents et élu d'opposition à Sablons.

« Mon père travaillait sur plateforme. Ce n'est pas évident de porter plainte contre l'industrie chimique, car elle nous nourrit dans le secteur. Même si elle nous fait mourir aussi, quelque part. Nous avons treize sites Seveso seuil haut ici, et nous trouvons qu'il y en a suffisamment, alors même que la Région compte environ 100.000 habitants dans un rayon de trente kilomètres. Nous devons faire attention à notre environnement et ne pas tout concentrer au même endroit », estime le représentant associatif et élu local.

Des décisions qui n'ont cette fois pas été contestées par le syndicat mixte notamment en charge du projet, par ailleurs déjà engagé dans une toute nouvelle stratégie.

Pour « Inspira2 », revoir les dimensions du projet

Ainsi, les équipes d'Inspira se sont attelées ces dernier mois à la poursuite d'un nouveau projet, pour l'heure dénommé « Inspira 2 ». Le syndicat mixte, porté aujourd'hui par la Région et la Communauté de communes Entre Bièvre et Rhône (EBER), se voit toujours chargé de l'aménagement de la majorité du site, dont les berges sont par ailleurs opérées par la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et le port par la Chambre de commerce et d'industrie (CCI).

Cette fois, les porteurs du dossier entendent y aller « par étape », plaide la présidente d'Inspira, Sylvie Dézarnaud, par ailleurs élue (DVD) à la tête d'EBER et conseillère régionale (LR-DVD). Mais aussi « prouver » qu'ils auraient tiré les enseignements du passé, que ce soit sur la consommation d'eau, sur la préservation du Bruant (un oiseau protégé sur l'ensemble du territoire), ou encore sur la gestion du foncier.

Ainsi, le syndicat assure fixer de nouvelles règles : « Nous avons retravaillé la question de l'eau. Nous sommes désormais sur des volumes réduits à 2.000 mètres cubes supplémentaires par jour au maximum, ce qui est très peu », indique Jean-Pierre Demenus, directeur d'Inspira. Des volumes à ajouter aux 6.000 mètres cubes d'eau aujourd'hui consommés par les 24 entreprises présentes sur le site. Mais l'idée reste plutôt de « les intégrer aux volumes existants », en menant en parallèle des actions de sobriété, ajoute l'organisme.

Tensions sur la nappe alluviale de Péage-de-Roussillon

Pour rappel, le premier projet prévoyait une consommation d'eau au moins quarante fois supérieure, de l'ordre de 80.000 mètres cubes par jour pour l'ensemble du site Inspira.

Des données à mettre également en relation avec les autres 85.000 à 130.000 mètres cubes consommés quotidiennement par la plate-forme chimique voisine des Roches-Roussillon.

Et ce, dans la même nappe phréatique, en proie à un abaissement chronique de son niveau en raison des pompages directs (180.000 mètres cubes prélevés chaque jour en 2017 dans la zone Natura 2000 et les secteurs d'influence, indiquent les autorités), mais aussi de l'artificialisation du lit du Rhône. Ce qui a pour conséquence de déconnecter les racines de la forêt alluviale de La Platière, l'une des plus anciennes de France, classée Réserve naturelle nationale, de la nappe phréatique.

Une situation qui interroge les contours de la Loi sur l'eau, définissant son caractère patrimonial et commun.

Ainsi, après au moins dix ans d'études, un vaste plan est en cours de formation via la signature, prévue le 14 mai prochain, du premier « Projet de territoire pour la gestion de l'eau » (PTGE) de la nappe alluviale du Rhône, à Péage-de-Roussillon (Isère).

Budgétisé à plus de 11,1 millions d'euros (par l'Agence de l'eau, des fonds européens, les collectivités locales, mais aussi la CNR, OSIRIS et les irrigants ASA), il consiste notamment à remettre en eau quatre paléochenaux (d'anciens cours d'eau repris par des sédiments), afin de reconnecter peu à peu 20 % la nappe par infiltration. Ce qui serait par ailleurs une « première », remarque un brin méfiant Georges Montagne, président de l'association Vivre.

Réduire ou « déplacer » les prélèvements ?

En parallèle, ce PTGE affiche également la volonté de réduire en partie les prélèvements dans la nappe. Un objectif qu'Inspira assure soutenir grâce à plusieurs actions : d'abord, « la consommation en eau sera étudiée dès le comité de sélection des entreprises », soutient Sylvie Dézarnaud.

« Nous pouvons écarter une entreprises si elle nous dit qu'elle a besoin de 4.000 mètres cubes d'eau par jour, sans même étudier son dossier », dépeint l'élue.

De même, la présidente de la communauté de communes annonce avoir lancé une étude sur la réutilisation des eaux usées collectives, dont les résultats seraient livrés mi-mai : près de 6.000 mètres cubes sont traités quotidiennement à Péage-de-Roussillon et « pourraient venir en support de process industriels, afin de travailler différemment ».

En parallèle, cet ensemble s'ajouterait à « un travail sur les connexions entre les entreprises », ou encore sur « l'utilisation de l'eau de pluie ».

Mais là encore, méfiance du côté des associations : « Qu'est ce qui retiendra les entreprises de ne pas prélever l'eau ? », s'interroge Denis Mazard, qui pointe par ailleurs la problématique des forages privés dans la même nappe. Ou encore du transfert des prélèvements : la plateforme chimique va transférer une partie de ses captages dans une autre zone, plus au nord.

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Autant d'enjeux qui s'aoutent à ceux de la présence de PFAS, relevée dans plusieurs communes du sud de Lyon. Ainsi, Péage-de-Roussillon fait par exemple « l'objet d'un suivi à confirmer » par l'Agence régionale de santé. Tandis que l'association Vivre, soutenue par le parti EELV, a également prélevé en mars dernier des échantillons d'eau du robinet, révélant la présence de 10 PFAS sur les 12 testés. Ce qui a uniquement valeur de nouveau signal d'alarme.

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De son côté, la collectivité EBER, regroupant 37 communes du sud de Vienne (Rhône), a récemment rejoint la plainte collective contre Arkema et Daikin au sujet des PFAS.

Sa présidente ajoute prendre le sujet de la pollution aux perfluorés « très au sérieux » : « Nous avons la compétence eau et assainissement, et nous réalisons déjà des analyses dans la station de traitement. Les deux derniers contrôles datent par exemple du 16 avril, après un dépassement au mois de mars : cette fois, les taux étaient inférieurs à la norme ».

En attendant le retour du cabinet indépendant associé à la plainte, Inspira ajoute « vouloir inscrire la production et l'utilisation de PFAS » dans ses critères de sélection des entreprises.

« Le sujet est nouveau, nous n'avons pas toutes les réponses et il est notamment à traiter au sein des process industriels », complète Jean-Pierre Demenus. « C'est au sein des industries que les règles vont s'imposer. Nous n'avons pas un rôle de contrôle, mais plutôt d'installation d'entreprises. C'est dans ce cadre-là, à cette étape-là, que nous pouvons intervenir ».

Vers une enquête publique à l'été 2024 ?

Ainsi, après plusieurs années d'allers-retours, les procédures reprennent dans une nouvelle fenêtre de tir : un premier permis, en cours d'instruction, a été déposé par Inspira en début d'année, en même temps qu'une nouvelle demande d'autorisation environnementale. Le syndicat table désormais sur une possible nouvelle enquête publique dans le courant de l'été 2024. Dans l'idée de commercialiser les 15 premiers hectares à partir de 2026.

Le tout, sous le regard attentif de l'Autorité environnementale, qui s'est montrée à nouveau particulièrement prudente dans son cinquième avis sur le projet, publié ce mois d'avril :

Elle estime notamment « que le niveau d'enjeu retenu par le maître d'ouvrage pour les milieux naturels de l'île de la Platière n'est pas approprié ». Et recommande « de renforcer les dispositions du projet de Zac favorables à la lutte contre l'artificialisation des sols, de préciser les responsabilités et engagements des différents maîtres d'ouvrage en matière de compensation des incidences sur les espèces et les milieux naturels, et d'accroître la pérennité des mesures compensatoires ».

En parallèle, l'association Vivre pointe déjà des « défauts » dans la procédure : l'Etat s'appuie toujours, en effet, sur l'arrêté de 2018 dans ses documents relatifs aux projet d'envergure, malgré l'annulation de ce dernier. « Nous avons consulté notre avocat, nous pourrions attaquer cet élément », embraye Georges Montagne, qui ajoute que la réflexion est encore en cours au sein de l'association d'une cinquantaine d'adhérents.

« Vivre » demande ainsi le retrait des 340 hectares du site de la liste et, « à tout le moins, la réduction à la surface des seuls 25,4 hectares ». Mais déjà le ton semble morose et les soupirs en disent long : faut-il s'engager dans une nouvelle bataille ?

En tout cas, le dossier illustre plusieurs visions dans le vaste débat sur l'équilibre entre la réindustrialisation et la préservation des ressources naturelles, affectées par le changement climatique. De même, si l'Etat a lancé une consultation de trois semaines, du 12 avril au 2 mai, sur la priorisation des sites d'envergure, il reste à appréhender la traduction concrète de ces mesures sur les projets, qui pourraient toujours faire l'objet de recours sur le plan environnemental.

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