Ligne France-Italie : la longueur des travaux met en difficulté le secteur ferroviaire et les commerçants locaux

DECRYPTAGE. Après un été 2023 particulièrement chaud et sec, 15.000 mètres cubes de roches de la falaise de la Praz, en Maurienne (Savoie), se détachaient et s’effondraient sur un pan de l’autoroute A43, de la route départementale 1006 et de la ligne ferroviaire reliant Chambéry à Turin. Cet éboulement, rare par son volume, a conduit à la fermeture immédiate de la ligne de trains directe entre la France et l’Italie, qui n’a toujours pas rouvert. Neuf mois après, le chantier, rendu long par sa complexité, se poursuit sous l'œil attentif des élus et des entreprises, dont certaines subissent, avec force, les conséquences de cet arrêt.
(Crédits : DR/S Meillasson)

Construit à la fin 19ème siècle sur la commune de Saint-André, à une poignée de kilomètres de Modane (Savoie), le tunnel ferroviaire du Fréjus (ou tunnel du Mont Cenis) est un lieu de fret et de transport de voyageurs essentiel au niveau régional comme national. Car l'Italie est le troisième partenaire commercial de la France, à la fois en termes d'importations que d'exportations. Chaque année, 47 tonnes de marchandises transitent en effet entre les deux pays voisins.

Bien que situé dans une zone géologique fragile, l'éboulement de 15.000 mètres cubes de roches sur la galerie de ce tunnel et sur les voies adjacentes, le 27 août dernier, a surpris.

« Nous avons été stupéfaits par l'ampleur de cet événement. Il s'agit du plus fort éboulement qu'ait connu la SNCF depuis 1978 », où près de 20.000 mètres cubes de roches s'étaient effondrés sur la ligne Bourg-Bellegarde, près de Nantua (Ain), résume Béatrice Leloup, directrice territoriale Auvergne-Rhône-Alpes chez SNCF Réseau.

L'accident du mois d'août dernier, qui n'a fait aucune victime, a conduit à la fermeture immédiate de la ligne ferroviaire et des voies routières. L'autoroute A43 rouvrira une dizaine de jours plus tard tandis que la D1600 reste encore impraticable, de même que le passage ferroviaire entre Modane et Turin, dont la réouverture est annoncée fin novembre prochain par la SNCF.

La voûte, fragilisée par l'éboulement

Première étape suite à cet éboulement pour la SNCF : réaliser un diagnostic des dégâts sur les voies, la voûte et la signalisation, avec des moyens visuels. « Nous avons mis en place un système de surveillance et de reconnaissance par drone pour pouvoir entrer dans la galerie et capter des données précises, afin de saisir l'état de l'ouvrage d'art », développe la directrice territoriale de SNCF Réseau.

Car si le merlon de protection a permis d'atténuer le choc sur la galerie, qui a reçu la totalité des 15.000 m3 de roche et absorbé l'énergie cinétique de l'éboulement, les premiers résultats montrent quelques désordres significatifs à surveiller. D'où un suivi drastique de la situation, qui a fini par devenir alarmante avec l'accélération de la convergence de voûte, passée de 1,5 millimètres à 6 millimètres en trois mois, indique le rapport publié par Bertrand Looses, coordonnateur des missions d'inspection générale territoriales à l'Inspection générale de l'environnement et du développement durable (IGEDD).

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Face à ce risque, SNCF Réseau décide de déblayer immédiatement la galerie pour alléger la structure et éviter des dégâts majeurs. « Il fallait que la galerie tienne. Si nous n'avions rien fait, la structure aurait pu subir des dommages bien plus importants qui auraient nécessité des travaux de longue durée », affirme Béatrice Leloup.

Une opération loin d'être aisée, puisque près de 5.000 mètres cubes de roches menaçaient encore de s'effondrer.

« C'est une première mondiale. La galerie a été déblayée, grâce à des engins télécommandés et blindés, pilotés à distance. Et avec un système de drone pour avoir une vision maximale du chantier », détaille la directrice territoriale de SNCF Réseau.

Le chantier, mené par l'entreprise Bianco, a duré trois mois, de décembre 2023 à février 2024. Il a permis « de sauver l'ouvrage qui est revenu dans sa configuration nominale initiale », veut rassurer Béatrice Leloup. Un élément de plus qui assure la sécurisation du calendrier actuel.

Sécuriser la zone avant de réparer les voies

Avec le concours de la société savoyarde CITEM, le Département de Savoie a organisé la sécurisation de la falaise. Une opération de purges hydrauliques a été menée avant l'utilisation d'explosifs, puis de pelles araignées. La structure a ensuite été confortée avec des ancrages ou encore la pose de grillage et de filets plaqués.

« Ce qui est structurant pour l'avancée des travaux et le respect du calendrier est la purge et la sécurisation de la falaise. Tant que la falaise n'est pas assez sécurisée, nous ne pouvons pas entamer de travaux, car nous ne voulons pas exposer de vie humaine pendant la réparation de l'infrastructure », confie Béatrice Leloup, rappelant que « ce chantier devrait se poursuivre jusqu'à l'été ».

La rentrée 2024 sonnera donc le début d'une nouvelle phase pour SNCF Réseau en Maurienne : la dernière partie des travaux. Mais pas des moindres, puisqu'il faudra encore réparer l'infrastructure des voies sur trente mètres, mais également le caténaire à l'entrée de la galerie et les installations de signalisation. L'avantage étant que les données acquises ont déjà permis d'identifier de manière précise l'ampleur et les travaux précis à réaliser. L'entreprise se dit donc prête à agir au plus vite dès que l'autorisation sera reçue.

90% du transport de marchandise reprend la route

Le tunnel ferroviaire fait partie des trois axes permettant, avec les tunnels routiers du Mont-Blanc et du Fréjus, de traverser la dorsale alpine qui sépare la France de l'Italie et de faciliter les échanges entre les deux territoires.

« Entre 45 et 50 trains par jour - dont 5 de voyageurs, deux étant opérés par Trenitalia, les autres par SNCF Voyageur - reliaient ainsi les deux pays, irriguant le territoire français de touristes, mais aussi de marchandise via le fret », rappelle Stéphane Guggino, délégué général du comité intergouvernemental pour la Transalpine, association favorable à la nouvelle liaison ferroviaire entre Lyon et Turin.

La fermeture du tunnel ferroviaire du Mont Cenis, de l'A43 et l'interdiction des poids lourds de 3,5 tonnes les premiers jours dans le tunnel routier du Fréjus, se sont ainsi traduits par un report vers le tunnel du Mont-Blanc, qui a connu une saturation conduisant à plusieurs heures d'attente.

Une situation « qui s'est réglée rapidement avec un report modal de la grande majorité du transport de fret vers le routier, à hauteur de 90% », estiment Stéphane Guggino et Béatrice Leloup. Et l'enjeu est de taille puisqu'environ 6.900 trains de fret ont emprunté cette voie en 2022, soit l'équivalent de 170.000 camions.

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Autre public visé : les touristes qui voyagent de la France à l'Italie et inversement, mais également les skieurs qui se rendent dans les stations alentour. Pour ne pas pénaliser ces derniers, « nous avons organisé un transfert sur bus pour les voyageurs avec un détour possible », détaille Béatrice Leloup.

« Nous avons pu mobiliser des bus pour compléter le transport des clients arrivés en gare de Saint-Michel-de-Maurienne, devenue un hub multimodal recevant les trains avec un relai pour acheminer les voyageurs vers les stations. Le bilan est assez clair sur la période des vacances de Noël et d'hiver, qui étaient notre premier challenge. C'est un vrai succès, la fréquentation a été excellente pendant cette période », remarque-t-elle. Sans que le nombre de voyageurs ne soit pour autant mentionné.

Une analyse confirmée par Marc Beggiora, président de la CCI Savoie, qui cite même « une saison hivernale exceptionnelle » avec un fort taux d'enneigement qui a su convaincre les touristes de venir. Et qui, dans ce contexte, serait un très bon signal.

Trenitalia freinée dans sa course

Concernant la traversée vers l'Italie en revanche, l'affaire se complique. Les itinéraires alternatifs ferroviaires par la Suisse et Nice s'avèrent bien plus longs - entre 2 à 4 heures supplémentaires - avec de nombreuses correspondances et une offre réduite.

Un coup dur également pour la compagnie ferroviaire italienne, Trenitalia qui, trois ans après avoir posé ses valises en France, se voit coupée dans son élan.

« Cette interruption d'un peu plus d'un an est extrêmement longue, d'abord car il s'agit de l'une de nos lignes historiques, mais aussi car elle présentait de forts taux de remplissage (80 à 85%) », indiquait en mai dernier à La Tribune Fabrice Toledano, directeur marketing et communication chez l'opérateur italien.

« Or, la durée fait en sorte que les gens ont dû trouver des alternatives, et qu'il va nous falloir reconquérir cette clientèle lors de réouverture », complétait le responsable.

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L'opérateur ferroviaire, qui reste toujours prudent sur les chiffres, estime par ailleurs que cet incident a déjà occasionné la perte de « 800.000 voyageurs sur ses liaisons internationales », dont la liaison entre Paris et Milan était un maillon essentiel.

Interrogée sur cet impact économique côté SNCF, Béatrice Leloup concède également une perte sèche pour la compagnie française, avec « les droits de péage que nous versent les entreprises ferroviaires ». Auxquels s'ajoute également le transport de voyageurs, sans qu'aucun chiffre ne soit donné ni sur l'un, ni sur l'autre.

Sans oublier le coût de ses travaux. « Il n'y a pas eu de discussion sur les coûts, l'essentiel était d'agir. Tous les gestionnaires ont intérêt à ce que les travaux avancent rapidement ».

L'estimation des travaux s'élève actuellement à six millions d'euros. Une enveloppe dont les principes de partage ont été définis entre les gestionnaires d'infrastructure, confie SNCF Réseau.

Une reprise lente à prévoir

Ainsi, « il y a eu un report massif sur la route, avec une logistique qui a évolué. 90% des trains ont été reportés sur la route, 10% passent par un autre itinéraire », relève également Béatrice Leloup.

Mais la directrice régionale se veut plutôt confiante sur le retour des transporteurs sur la ligne ferroviaire en raison du temps, du coût et l'impact environnemental du transport routier.

Stéphane Guggino se montre quant à lui plus réservé : « Pour les marchandises, c'est encore pire que pour les voyageurs, car il y a une vraie bataille de la route. Les opérateurs font beaucoup d'efforts pour faire du fret ferroviaire et cela les oblige à configurer tout le système ».

Ce, alors que la France fait figure de mauvaise élève sur le transport de marchandise par rail avec seulement 10% du fret total, hors oléoduc. Alors qu'en 2022, ce chiffre était de 38% chez nos voisins suisses.

Le Lyon-Turin ravivé par cette fermeture

Cet événement et ces lourdes difficultés sont l'occasion pour La Transalpine de rebondir sur l'importance du projet ferroviaire européen Lyon-Turin. Et demander l'accélération du dossier.

« Cette ligne ferroviaire datant du fin du 19ème siècle est totalement obsolète » assène Stéphane Guggino. Détaillant son propos : « Il est impossible de reporter la totalité du transport de marchandise actuel effectué par la route, via le rail. Cette voie n'est pas adaptée, ni en termes de capacités, de performance, ni en matière de sécurité ».

Le délégué général pointe sa structure : un seul tube qui empêche tout croisement. Mais aussi son emplacement dans une zone géologique fragile.

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« Il s'agit de l'éboulement le plus important depuis 50 ans, mais ce ne sera pas le dernier », alerte t-il. Surtout dans le contexte actuel de réchauffement climatique que nous connaissons avec de fortes chaleurs et des sécheresses qui jouent un rôle important dans ces phénomènes.

Activité locale et transporteurs touchés

La fermeture momentanée de l'A43 et l'arrêt de la ligne ferroviaire depuis près de neuf mois ont également eu des impacts importants sur l'activité économique locale, mais également nationale.

Quelques jours après l'éboulement, la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) de Savoie avait réalisé une enquête auprès de 500 TPE et PME du département. Sur l'ensemble des secteurs (commerce, industries, tourisme), 25 % déclaraient alors avoir subi une perte d'activité. Une situation rapidement rentrée dans l'ordre avec la réouverture de l'autoroute A43, confie Marc Beggiora, président de la CCI Savoie.

Mais il existe deux exceptions : certains artisans et commerçants des communes voisines de Modane et de Fourneaux se trouvent particulièrement fragilisés par la fermeture de la ligne ferroviaire.

« Nous avons mis en place un observatoire avec la CCI Savoie pour mesurer cet impact économique et nous constatons un impact fort sur l'activité économique générée par cette activité touristique pour les artisans locaux », révèle Jérémy Tracq, vice-président en charge du développement économique de la communauté de communes Haute Maurienne Vanoise et maire de la commune de Bessans.

Avec comme secteurs les plus touchés : l'hôtellerie, la restauration, les commerces alimentaires et également les taxis qui bénéficiaient, été comme hiver, du passage des voyageurs par la gare de Modane.

Marc Beggiora nuance néanmoins l'influence de la fermeture de la gare : « Il y a toute une conjoncture à prendre en compte. Certaines entreprises étaient déjà en difficulté en raison de l'inflation », de la pandémie et d'une difficulté, pour certaines, à prendre le virage du numérique.

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D'où la mise en place d'aides financières de la Région avec « une compensation de 50% de la perte du chiffre d'affaires, indemnisée jusqu'à 10.000 euros par la Région et abondée de 10% par la communauté de communes Haute Maurienne Vanoise » , explique Jérémy Tracq.

« Une autre aide est renforcée, celle à l'investissement » avec une subvention pouvant aller jusqu'à 20% du projet d'investissement, à hauteur maximum de 10.000 euros de la Région abondée par la communauté de communes.

« Une dizaine de dossiers ont été reçus depuis le début du procédé », confie le maire de Bessans. Malgré cette implication, « une forte inquiétude demeure. Nous suivons de près ces commerces dont certains sont en péril (...). Certaines entreprises de taxis et des hôtels ont même déjà fermé leurs portes », révèle Marc Beggiora.

La préfecture confirme également, par voie de communiqué, la mise en place d'une  « Task Force », avec la Directrice départementale des Finances Publiques et de la Banque de France, afin de coordonner l'action des services de l'État (Préfecture et Sous-préfecture, DDFIP, DDETSPP), de l'URSSAF, de la Banque de France.

Sans néanmoins que soit développé un dispositif particulier : « Les aides qui peuvent être apportées aux entreprises s'inscrivent dans le dispositif général d'accompagnement des entreprises en difficultés. Il n'y a pas de dispositif spécifique concernant la situation des entreprises impactées par l'éboulement de Maurienne », indiquent les services de l'Etat.

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Commentaires 4
à écrit le 04/06/2024 à 23:55
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47 tonnes ? On doit exporter un camion de lait par an vers l'Italie...

à écrit le 04/06/2024 à 14:16
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Pour 47 tonnes, c'est sur ! Il faut lancer un projet ...Pharaonique !!!!!

à écrit le 04/06/2024 à 10:14
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Il y a une erreur sur le volume échangé entre France et Italie : c'est 47 Millions de tonnes par an (47 Mt) et pas 47 tonnes.

à écrit le 04/06/2024 à 9:36
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Dépenser autant de milliards, gaspiller autant de milliards sur ce chantier ferroviaire en sabotant les voies ferrées françaises est tout simplement inacceptable. Marre que le but de l'argent public soit d'abord et avant tout consacré à engraisser de...

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