Il s'agit de l'une des six dernières masses d'eau naturelles du Rhône, sur les 26 que compte le fleuve : le tronçon situé entre le Nord de l'Isère et l'Ain, long de plusieurs dizaines de kilomètres, pourrait accueillir un nouvel et certainement dernier ouvrage hydroélectrique à horizon 2033. Le projet de barrage « Rhônergia ».
Cette centrale hydroélectrique dite « au fil de l'eau » (sans stockage), déjà inscrite dans le contrat de concession entre l'Etat et la Compagnie nationale du Rhône (CNR), qui court jusqu'en 2041, pourrait produire jusqu'à 140 GWh par an. Soit l'approvisionnement en électricité d'environ 60.000 foyers, hors chauffage. Et cela, via un système de turbinage « en continu » du débit du fleuve, « sans que l'eau ne soit prélevée ou subisse de modification », indique la CNR.
« La conception de l'ouvrage permettrait de produire de l'électricité à la demande, notamment lors des pics de consommation journaliers », ajoute la Compagnie.
Car ce projet, d'une puissance de 40MW, consiste surtout à ajouter un maillon « prédictible » au mix électrique régional (comprenant, en capacités de production, 47 % de nucléaire, 40 % d'hydroélectricité, 9,5 % d'autres énergies renouvelables, et 3,5 % de thermique fossile en 2022).
Là où, désormais, « chaque électron produit de manière décarbonée compte », indiquait fin novembre François Chaumont, référent RTE en Auvergne-Rhône-Alpes. Notamment au regard des besoins en électricité renouvelable des prochaines années, où il s'agirait de « multiplier par deux ou trois la production ».
« Des risques de désordres et de dégradations » selon l'Agence de l'eau
Pour autant, ce vaste projet d'un coût aujourd'hui estimé à 330 millions d'euros, et aménagé sur 26 kilomètres (dont 22 km pour la retenue de 20 millions de m3 en amont), pose des questions d'ordre environnemental à plusieurs acteurs institutionnels et associatifs du dossier. Estimant que la balance coûts-bénéfices-risques de l'ouvrage ne penche pour l'instant pas totalement en sa faveur.
En effet, plusieurs d'entre eux, dont l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse, ont apporté des contributions critiques à l'occasion de la concertation préalable du projet, qui prend fin ce jeudi 29 février 2024.
Et ce, notamment en raison de « conséquences fortes », selon l'Agence, du potentiel ouvrage sur « l'écologie » de ce milieu aquatique, aujourd'hui classé en « bon état écologique », au même titre que 48 % des cours d'eau du bassin Rhône-Méditerranée. Mais aussi sur les usages de l'eau qui en découlent.
Car les effets seraient multiples, selon cet établissement public de l'Etat :
« L'implantation d'un barrage entraînerait des risques de désordres et de dégradations à modéliser : piégeage des sédiments, disparition des faciès d'écoulement naturels liés à la création d'un plan d'eau en amont, risques de réchauffement de l'eau et d'eutrophisation, risques d'érosion en aval, qu'il convient de bien appréhender afin de préserver le fleuve et les autres milieux aquatiques auxquels il est connecté ainsi que les autres usages dont il est le support », note ainsi l'Agence de l'eau dans son cahier d'acteur.
Ce, allant jusqu'à faire se questionner la Métropole de Lyon sur l'approvisionnement en eau potable de son territoire et des collectivités territoriales situées en aval.
La Métropole de Lyon s'inquiète
Car parmi la myriade d'effets ici pointés par l'Agence de l'eau, aux interactions particulièrement complexes, l'enjeu des déplacements sédimentaires attire notamment l'oeil du Grand Lyon.
Située à une quarantaine de kilomètres en aval du potentiel ouvrage, la collectivité capte en effet 97 % de son eau potable dans la nappe alluviale du Rhône de Crépieux-Charmy, située au niveau des canaux de Miribel et de Jonage (Rhône). Soit le plus grand champ captant d'Europe. Et ce, pour alimenter quelque 1,4 million d'habitants aujourd'hui.
Cette eau, « particulièrement pure », est jusqu'ici « quasiment non traitée » (sauf contre les bactéries lors de son parcours jusqu'aux robinets), car issue des glaciers alpins suisses, remarque Anne Grosperrin, vice-présidente de la collectivité (EELV) en charge du cycle de l'eau.
Pour autant, l'élue écologiste l'estime aussi de plus en plus menacée, car échauffée, moins abondante en période estivale (les débits d'étiage du Rhône pourraient diminuer d'environ 20 % d'ici à 2050), donc plus concentrée en bactéries, et ce, notamment au regard du changement climatique. « Mais aussi de l'urbanisation, de l'irrigation, de la pollution... », énumère cette vice-présidente du Grand Lyon, qui réfute l'idée d'un « rétablissement d'une situation antérieure ».
Un déplacement sédimentaire ?
Ainsi, quels effets viendraient s'ajouter avec Rhônergia ? Outre « l'accentuation de la thermie du fleuve », liée au ralentissement de l'eau et au réchauffement de l'air l'été ; outre « la déstabilisation des échanges nappes-rivières » avec l'arasement des berges et du lit du Rhône sur 11 km, l'élue s'inquiète d'une déstabilisation du « transit sédimentaire » lors du chantier, puis lors de l'exploitation.
À savoir, le blocage de certains graviers nécessaires, car abritant la faune et la flore aquatique, qui se déplacent naturellement jusqu'au delta.
Mais aussi, à l'inverse, « le déplacement de sédiments fins lors des travaux, potentiellement pollués par des PCB, des PFAS, des pesticides ». Ainsi que leur déplacement, en phase d'exploitation nominale, « via leur chasse des barrages tous les trois ans, après s'être accumulés. Ce qui a déjà un impact fort sur nos ouvrages de production d'eau potable, car ils colmatent les puits de captage », ajoute l'élue métropolitaine, qui s'appuie notamment sur la documentation existante sur ces sujets, et l'expérience actuelle de la collectivité.
Ainsi, elle demande notamment des études détaillées à la CNR, « sur le court, le moyen et le long terme, après 2050 ».
D'où aussi une situation « particulièrement complexe », dans un contexte où « la gestion sédimentaire des barrages reste expérimentale », observe quant à lui Jacques Pulou, délégué France Nature Environnement et vice-président du comité de bassin Rhône-Méditerranée au titre du collège des usagers non-économiques.
Ce militant cite par exemple le barrage de Verbois, situé sur le Rhône à la sortie du lac Léman, en Suisse, et qui chasse tous les trois ans des sédiments que la Métropole de Lyon dit ressentir sur ses installations. « Enjeux auxquels s'adossent également des considérations diplomatiques entre les deux pays ».
Face à ces questions qu'il estime « en suspens », le délégué associatif pointe en tout cas une concertation où la CNR « n'apporte que des réponses partielles, voire pas de réponse » à ces enjeux : « Nous sommes en amont d'une décision de l'Etat pour la poursuite du projet, et nous voyons qu'il n'y a pas les éléments pour sa prise de décision ».
« Rhônergia ne créera pas plus de risques que ce qui existe déjà aujourd'hui », répond Olivier Le Berre, directeur du projet.
Et sur le régime sédimentaire en particulier, le directeur du projet déclare avoir apporté des « premiers éléments » de réponse : « Nous sommes sur un tronçon avec un forte pente. Dans le secteur du projet, il y a très peu de sédiments, parce que nous avons un fort débit. Seuls les sédiments fins viennent jusqu'à nous depuis l'amont, car il n'y a plus de sédiments grossiers. De même, le site ne stocke que peu d'éléments polluants depuis dix ans ».
Vers une première décision de l'Etat mi-2024
Mais des réponses plus détaillées ne viendraient qu'après les trois années nécessaires à l'étude d'impact, qui pourrait être lancée sur décision de l'Etat, à l'issue de la concertation préalable, soit mi-2024.
Et si cette étude a lieu, ce ne serait qu'à son issue, en plus de nouvelles phases réglementaires et de l'enquête publique (pour l'heure balisée fin 2027), qu'une décision finale de l'Etat serait prise concernant la construction du barrage.
Un « temps long » qu'Olivier Le Berre juge aussi « nécessaire » pour « implanter un projet dans un territoire avec toute sa complexité et ses interfaces, dont le sujet de la centrale nucléaire du Bugey à proximité, comme celui du champ captant de la métropole » :
« Nous nous engageons à mettre en place un dispositif de dialogue, d'échange de données, d'études conjointes, pour garantir que le projet ne mette pas en difficulté le fonctionnement du champ captant de la Métropole, et ne péjore pas la santé publique, objectif auquel nous ne transigeons pas ».
L'Agence de l'eau se montre prudente
Enfin, dans son cahier d'acteur, l'Agence de l'eau se dit quant à elle « particulièrement attentive aux résultats des études de faisabilité plus poussées du projet, pour en préciser les conséquences écologiques », notamment « la modélisation de l'impact de l'effet du barrage sur l'augmentation de la température du fleuve ».
Si plusieurs acteurs s'inquiètent des conséquences écologiques du projet de barrage sur le Rhône, ils remarquent surtout une forme de « discordance » entre celui-ci et les politiques menées en direction de la renaturation du fleuve depuis vingt ans. En effet, l'Agence de l'eau porte de nombreux projets de revitalisation du Rhône et de ses affluents : près de 375 millions ont ainsi été investis le long du fleuve depuis 2007 pour des projets de renaturation, notamment sédimentaire. Actions que l'établissement entend poursuivre dans son plan Rhône-Saône 2021-2026. De même, la CNR aussi a engagé près de 85 millions d'euros depuis 2004, et entend ajouter 35 millions d'euros supplémentaires d'ici à 2027. Une situation qu'Anne Grosperrin (EELV), présidente du conseil d'administration d'Eau publique du Grand Lyon, juge « en contradiction avec ce qu'on essaie de faire par ailleurs pour renaturer le fleuve, avec la CNR et l'Agence de l'eau ». Tout comme la Commission locale de l'eau de la Basse Vallée de l'Ain, qui estime que ce projet de barrage « va à l'encontre des objectifs majeurs du SAGE basse vallée de l'Ain » et des « efforts collectifs de restauration écologique du fleuve Rhône engagés depuis plus de 25 ans ».Plus de 460 millions d'euros pour la renaturation du Rhône depuis vingt ans
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