C'était une excellente nouvelle que la PME stéphanoise, Verney-Carron, annonçait à la presse en novembre dernier. Pour celle qui se pose comme la plus ancienne fabricante française d'armes de chasse et la dernière armurerie industrielle à capitaux français, -elle qui avançait ses pions assez laborieusement vers le militaire depuis quelques années -, venait de décrocher un marché très significatif.
Dans le cadre du fonds de soutien français à l'Ukraine créé en 2022 et abondé de 200 millions d'euros fin 2023 afin de permettre aux Ukrainiens d'acheter des matériels militaires auprès d'entreprises françaises, Verney-Carron avait signé un contrat de 36 millions d'euros avec une société d'état ukrainienne. Au programme : la fourniture de 10.000 fusils d'assaut (Lebel VCD15), 2.000 fusils de précision et 400 lance-grenades.
Le contrat devant se concrétiser par la livraison d'une première série de lots de qualification début 2024, suivis à partir de mi-2024 des productions industrielles. Le tout s'étalant sur une dizaine de mois et nécessitant une montée en charge des cadences de production de l'entreprise stéphanoise (100 salariés ; CA 2022 : 6 millions d'euros).
Un dossier non prioritaire ?
Ce contrat, et c'était dès lors bien spécifié, était suspendu à la levée de clauses suspensives. Parmi lesquelles figurait le sujet du financement par la France. Et c'est là que le bât semble blesser. Plus de quatre mois après cette officialisation, ces conditions ne sont toujours pas réunies. Alors que les premiers lots de qualification ont bien été réalisés, avec inspection sur place à Saint-Etienne par une délégation ukrainienne, Verney-Carron ne peut toujours pas lancer la production industrielle. Ce qui décalera d'autant la livraison. Au mieux.
Car le dirigeant de Verney-Carron, Hugo Brugière (à la tête notamment du groupe Cybergun dont Verney-Carron est devenu une filiale en 2022 mais aussi de Boostheat à Lyon) craint fort que cette commande ne finisse purement et simplement par être annulée.
« Les Ukrainiens ont besoin de beaucoup de matériels. Ils doivent donc faire des choix, dans l'enveloppe qui leur a été impartie. Ce sont bien eux qui font le choix final mais la France fait aussi valoir ses propres priorités et orientations. Et selon nos contacts ukrainiens, notre dossier n'a jamais été poussé auprès d'eux comme une priorité par la DGA, contrairement à celui de gros groupes, et ils ne valideront pas s'ils ne sont pas assurés du financement. Du côté français, on nous dit que ce sont les Ukrainiens qui choisissent... », relate Hugo Brugière.
A tel point que Verney-Carron a entamé des discussions avec des fonds de soutien à l'Ukraine étrangers, européens et non-européens. Des pays qui souhaiteraient, selon Hugo Brugière, renforcer leurs positions en matière d'armes de petit calibre, tout en faisant « peut-être au passage », observe le dirigeant de l'entreprise, un pied de nez à la France.
Sollicitée, la Direction Générale de l'Armement (DGA) n'a pas souhaité commenter le dossier. Quant à Thomas Gassilloud, député Renaissance du Rhône et président de la Commission de la défense nationale et des forces armées, il nous a signifié que la concrétisation de cette commande ne relevait pas de son champ d'action. Fervent défenseur, ces derniers mois, de la reconstruction d'une filière industrielle française d'armes de petit calibre (devenue aujourd'hui inexistante), son intervention avait été soulignée comme capitale par Hugo Brugière au moment de l'officialisation de la commande.
Tout comme celle de Quentin Bataillon, député Renaissance de la Loire. Ce dernier n'a pas répondu à nos sollicitations.
Est-ce que l'accord signé vendredi dernier entre la France et l'Ukraine sur une aide militaire de grande ampleur pourrait changer la donne ? Rien n'est moins sûr selon Hugo Brugière qui explique n'avoir eu aucune nouvelle depuis et s'avoue assez pessimiste sur la suite.
Contexte financier tendu pour le groupe Cybergun
Cette commande en suspens ne fait évidemment pas les affaires du groupe Cybergun (43 millions d'euros de chiffre d'affaires). Et d'autant plus qu'il se trouve actuellement dans un contexte financier tendu.
Construit autour de deux pôles d'activité, - son pôle civil historique sur la production et la distribution de répliques d'armes destinées à la pratique de loisir de l'airsoft et son pôle militaire avec Arkania et Verney-Carron- , il fait actuellement face à une trésorerie plus tendue.
Après avoir connu une croissance de +17% à fin juin 2023, son pôle civil a connu un violent retournement de marché sur le second semestre 2023 et affiche pour l'année dernière un chiffre d'affaires de 21 millions d'euros, contre 27 millions en 2022.
Parmi les causes avancées par l'entreprise : la baisse de la consommation des ménages, très marquée dans le secteur des loisirs, et les difficultés de certains réseaux de distribution. Pour autant, note Cybergun, « cette activité est désormais intrinsèquement rentable ».
« Quand nous l'avons reprise, elle affichait 50 millions d'euros de dettes. Aujourd'hui, elle est désendettée et enregistre un Ebitda de 5 millions d'euros. Le job du retournement a bien été fait », note Hugo Brugière, précisant que cette activité nécessiterait désormais pour se développer de trop gros investissements. Cybergun a donc décidé de céder tout ou partie du capital, de premières discussions sont en cours.
Sur son pôle militaire, le chiffre d'affaires s'établit en 2023 à 22 millions d'euros contre 16 millions en 2022. Avec un important développement de la branche Arkania dans le domaine de l'aéronautique.
« Ce fort regain d'activité génère un besoin en fonds de roulement de plusieurs millions d'euros qui n'est pas finançable en l'état compte-tenu des PGE déjà souscrits (3,8 millions d'euros au 30 juin 2023) pour compenser le fort recul d'activité durant la crise sanitaire », écrit le groupe dans une communication récente.
Dans ces conditions, la transformation du potentiel commercial en chiffre d'affaires est conditionnée à l'obtention de nouveaux financements. « Plusieurs millions » seraient nécessaires selon Hugo Brugière, déterminé à les obtenir du côté de ses partenaires bancaires, de ses clients et, potentiellement du marché financier.
Pas de menace pour la pérennité de Verney-Carron
Si la commande ukrainienne devait tomber aux oubliettes, ce serait une mauvaise nouvelle pour Verney-Carron, en recherche de reconnaissance sur le marché militaire.
Ce serait aussi un pavé sur le chemin du retournement entamé depuis la reprise en 2022 de l'entreprise familiale stéphanoise par le groupe Cybergun alors qu'elle était en difficulté.
Pour autant, promet Hugo Brugière, cela ralentirait la marche en avant mais ne remettrait pas en cause la pérennité de l'entreprise. Son activité historique sur les armes de chasse se porterait plutôt bien. D'ailleurs, son investissement dans la construction d'une nouvelle usine est bien toujours à l'ordre du jour.
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