Nucléaire : après la crise des microfissures, Exanodia veut fiabiliser l'inspection des soudures grâce à l'IA

Alors que le secteur nucléaire connaît un regain d'intérêt depuis deux ans avec la relance annoncée d'un nouveau programme de réacteurs, le manque de main d'œuvre qualifiée dans l'ensemble des maillons de la chaîne fait émerger d'autres formes de solutions. L'intelligence artificielle, explorée par la start-up lyonnaise Exanodia, pourrait ainsi devenir un outil d'aide au contrôle et à l'analyse de la qualité des soudures. Une piste qui intéresse déjà certains grands donneurs d'ordre, notamment pour les projets de nouveaux réacteurs, dont ITER pour la fusion nucléaire.
Avec la radiographie et l'imagerie par courants de Foucault, les ultrasons font partie des méthodes utilisées afin d'évaluer la qualité des soudures dans l'industrie. Exanodia propose que son IA vienne ensuite confronter une image avec la base de données, pour une fiabilité minimale de 95 %.
Avec la radiographie et l'imagerie par courants de Foucault, les ultrasons font partie des méthodes utilisées afin d'évaluer la qualité des soudures dans l'industrie. Exanodia propose que son IA vienne ensuite confronter une image avec la base de données, pour une fiabilité minimale de 95 %. (Crédits : Exanodia)

Houcine Mansour, ingénieur spécialisé dans le nucléaire, en est resté stupéfait. Alors directeur de la filiale lyonnaise du groupe Onet spécialisée dans les contrôles non-destructifs, devenue ensuite Nova, filiale du Groupe M, il reçoit début 2022 une demande provenant d'EDF. Son objet : « La mobilisation générale de l'ensemble des techniciens de contrôle de soudures en France, spécialisés ou non dans le nucléaire », relève aujourd'hui l'ingénieur, depuis lancé dans l'entreprenariat.

Car le groupe français traversait à ce moment précis une crise remettant en question son calendrier, son budget et la production électrique de ses centrales : la corrosion sous contrainte. À savoir des microfissures notamment liées au design des tuyauteries situées au sein du circuit primaire de plusieurs réacteurs nucléaires.

Un phénomène découvert en 2021 sur le réacteur 1 de la centrale de Civaux (Vienne) et jusqu'alors peu expérimenté. Surtout, il a nécessité des arrêts de tranche imprévus pour plusieurs réacteurs, ce qui a eu pour effet de déstabiliser les calendriers d'EDF et in fine, réduire fortement la production électrique d'origine nucléaire en 2022 : la plus faible depuis 1988.

Ainsi, toute la filière a été mobilisée dans un mouvement général où « chaque compétence, même hors secteur, était recherchée » afin d'identifier ces défauts, pointe aujourd'hui cet ancien salarié d'Areva, passé « des cols blancs aux cols bleus ». Et ce, notamment en s'orientant vers le contrôle non destructif, puis en créant la start-up Exanodia en septembre 2023, spécialisée dans l'analyse des contrôles de soudures à partir d'une intelligence artificielle.

Des besoins estimés par le secteur nucléaire à 60.000 emplois en dix ans

Car cet épisode a renforcé sa réflexion : celle « d'automatiser, accélérer et fiabiliser » l'analyse des soudures, afin d'en identifier les potentiels défauts, dont des fissures, grâce un algorithme utilisant l'intelligence artificielle. Et ce, dans un contexte où le secteur nucléaire fait face à des pénuries de main d'œuvre importantes à l'aune des enjeux de vieillissement des installations en France, mais aussi de lancement d'un nouveau programme électronucléaire.

Car qui dit « relance de l'atome », dit aussi reformation d'une filière aux coudées franches. Grand carénage, potentielle prolongation de la durée de vie des réacteurs existants, nouvelles infrastructures... Le secteur évalue ses besoins à 60.000 recrutements équivalent temps plein dans les dix ans pour ses vingt principaux segments d'activité, dont la moitié viendraient compenser les départs en retraite. Soit une augmentation du volume de travail estimée à 33 % par le GIFEN* entre 2023 et 2033.

Lire aussi Comment la filière nucléaire compte recruter au pas de course des dizaines de milliers de travailleurs

Un enjeu à la fois de court, mais aussi de moyen à long terme, auquel n'échappe pas la filière des contrôles non destructifs : ainsi, la Cofrend (Confédération française pour les essais non destructifs), qui délivre des certifications aux opérateurs de contrôle (12.199 agents certifiés en 2022), estimait cette année-là sa filière « en tension ».

Des difficultés qui « provoquent des retards de fabrication récurrents », ajoute Houcine Mansour, mais aussi « des coûts de non qualité importants et des risques pour la sûreté des installations », sachant que les contrôles sont une étape réglementaire à la fois dans la fabrication d'équipements, mais aussi dans le suivi d'exploitation.

* D'après le premier rapport du programme MATCH, conduit par le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (GIFEN), délivré au gouvernement en avril 2023.

Dans les pas de l'imagerie médicale

Ainsi, quelle est l'idée derrière l'articulation proposée par Exanodia, qui n'interviendrait dans un premier temps qu'en aval des prises de vue des tuyauteries et des soudures, nécessitant quant à elles des interventions humaines sur site (via l'utilisation d'outils radiographiques, par ultrasons, ou encore par courants de Foucault) ?

Pour Houcine Mansour, son créateur, l'intelligence artificielle viendrait confronter une image avec la base de données, pour une fiabilité minimale de 95 %. Le tout, afin « d'accélérer le processus de contrôle et d'analyse par trois ou quatre, tout en le fiabilisant, sans pour autant se substituer aux compétences opérationnelles nécessaires ». Dans l'idée de « reconcentrer » les besoins de compétences vers la qualité des contrôles et vers l'innovation, dans un secteur qu'il estime « très opérationnel ».

Pour cela, l'algorithme permettrait, une fois son développement achevé, d'identifier des défauts sur les soudures - dont les images ont été envoyées par des entreprises spécialisées dans les contrôles non destructifs - mais aussi d'aider à les qualifier. Le tout, sous la supervision d'experts, dans un modèle « d'IA explicable » (XIA) selon Houcine Mansour, où « nous devons à tout moment être en capacité de comprendre et d'expliquer comment l'IA est parvenue à son résultat ».

Le fondateur d'Exanodia s'appuie sur l'exemple d'une autre branche professionnelle, pas si éloignée des méthodes de contrôles non destructifs dans l'industrie : l'imagerie médicale. Un secteur déjà exploré par l'IA depuis quelques années, à l'image de la société lyonnaise Imadis, spécialisée en téléradiologie.

Mais la fiabilisation de l'algorithme reste l'un des principaux défis de la start-up, en pleine phase de prospections auprès de grands groupes industriels afin d'enrichir sa banque de données. Et s'il a fallu environ un an au fondateur d'Exanodia pour recevoir gratuitement les premières photographies de soudures, venant d'entreprises partenaires, afin d'entraîner son algorithme, voilà désormais celle-ci lancée dans l'aventure depuis début 2024 : Exanodia vient en effet de signer un premier contrat avec un consortium d'entreprises travaillant sur le prototype de réacteur à fusion nucléaire ITER, situé à Cadarache (Bouches-du-Rhône).

EPR, EPR2, Jules Horowitz, ITER...

L'objectif : numériser les images captées au niveau des tuyauteries, grâce à un numériseur acheté près de 50.000 euros par Exanodia, son premier investissement. Car « 90 % des images radiographiques sont encore en pellicule, du fait des techniques de captation », remarque Houcine Mansour.

Ce premier contrat permet au passage à la start-up d'enrichir sa banque de données, donc entraîner son algorithme, qui atteint aujourd'hui une fiabilité binaire de 85% (pour identifier un défaut de soudure), grâce à quelques centaines de clichés. Avec l'idée de rapidement changer d'échelle, en atteignant d'ici environ un an une fiabilité de 95 %, avec près de 10.000 fichiers.

Lire aussi Problème de corrosion : tout comprendre aux micro-fissures qui ébranlent le parc nucléaire d'EDF

Car il s'agit désormais de qualifier les différents défauts de soudures identifiés, tout en entrant peu à peu dans un marché « à l'interstice entre industrie et data ». Et où, pour l'instant, « peu d'entreprises, à l'exception de la start-up allemande Sentin, explorent ce champ l'intelligence artificielle », dépeint l'ingénieur. Ce, pour des raisons de modèles économiques du côté des sous-traitants. Et de conservation des compétences et des innovations en interne, pour les grands groupes.

Par exemple, si EDF confirme bien travailler à un programme de R&D autour de l'IA, notamment pour la mise au point d'un outil « soudeur augmenté », afin de suivre en temps réel la qualité des soudures réalisées par les opérateurs, puis leurs éventuels défauts, cette solution ne concernerait que le groupe en interne. Là où des besoins émergent du côté des sous-traitants de rang 1.

Approchée à l'international

Ainsi, Exanodia entend bien lier des partenariats avec les principaux exploitants nucléaires : grands donneurs d'ordre (EDF, Orano, Framatome, etc), leurs sous-traitants, mais aussi des entreprises spécialisées dans les contrôles non-destructifs. Et ce, pour travailler non seulement sur des programmes de construction de nouveaux réacteurs (EPR - notamment en Angleterre - EPR2, Jules Horowitz, ITER etc.), mais aussi sur des opérations de grand carénage des installations existantes. Sachant que le secteur nucléaire n'est pas son unique débouché : Exanodia s'adresse également au secteur pétrochimique, pour le contrôle de ses plateformes. Mais souhaite aussi se diriger, à l'avenir, vers celui de l'aéronautique.

D'autant qu'à l'international aussi, la start-up aperçoit des perspectives. L'entreprise a d'ailleurs participé au dernier Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas, en janvier dernier, aux côtés de la délégation portée par la région Auvergne-Rhône-Alpes. Ainsi, elle a déjà été approchée par une organisation japonaise, intéressée par son expertise dans le cadre du démantèlement de certaines installations de la centrale nucléaire de Fukushima. Mais ce n'est encore pas tout à fait à l'ordre du jour.

Lire aussi Nucléaire : Renaissance Fusion table sur un premier démonstrateur de réacteur à fusion en 2030

En attendant, la jeune entreprise, dont Houcine Mansour est seul au capital, poursuit sa phase d'amorçage. Elle a notamment bénéficié en 2023 d'une subvention « innovation » de Bpifrance (France 2030), mais aussi de l'aide « start-up & go » venant d'Auvergne-Rhône-Alpes Entreprises. En plus d'être accompagnée par la CCI Lyon Saint-Etienne Roanne, et d'adhérer aux clusters Minalogic (spécialisé dans le numérique) et Nuclear Valley.

Ces subventions lui ont notamment permis d'investir dans du matériel industriel, mais aussi d'embaucher un docteur en intelligence artificielle, afin de renforcer la construction de son algorithme, tout en proposant de premiers services cette année. Des prestations qui lui permettent d'envisager un chiffre d'affaires de 380.000 euros en 2024-2025.

Mais Exanodia cherche désormais des investisseurs afin de soutenir sa croissance. Elle espère ainsi lever environ 500.000 euros en 2024, puis 1,3 million d'euros l'année suivante.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.