Gabriel Terrasse, à la tête depuis 2021 de la start-up nantaise Hydroptère 2.0, est déçu. Et le mot est faible... La cour d'appel de Chambéry (Savoie) vient de mettre un point final au combat qu'il menait depuis plus d'un an autour de la cession des actifs de l'entreprise haut-savoyarde Lisa Aeronautics - placée en liquidation judiciaire en mars dernier - à la société chinoise Zheiiang Xingxle General Aviation Industry Research and Developpement. Actifs concernant brevets, prototype, moules et outillages. L'entreprise chinoise avait en effet fait une offre de 90.000 euros, nettement supérieure à celle du startupper nantais (35.000 euros) et avait obtenu les faveurs du tribunal.
Gabriel Terrasse avait alors déposé, en janvier 2023, un recours auprès de la cour d'appel de Chambéry, arguant de menace sur la souveraineté industrielle et technologique de la France. Appel (sur la forme) dont il vient donc d'être débouté, la Cour justifiant sa décision par le fait que « l'auteur d'une offre d'acquisition de gré à gré d'actif d'un débiteur en liquidation judiciaire n'est pas recevable à exercer un recours contre la décision du juge-commissaire autorisant ou ordonnant la vente au profit de l'auteur d'une offre concurrente ». Hydroptère 2.0 ne pourra profiter des avancées technologiques de Lisa Aeronautics.
« Une alerte forte sur notre souveraineté »
« C'est vraiment un beau gâchis. Nous avions passé beaucoup de temps sur ce sujet, réussi à mobiliser de nombreuses personnes. Cela nous aurait permis d'accélérer de manière très significative notre R&D. Nous allons devoir faire autrement, nous allons désormais essayer de nous appuyer sur les ingénieurs français qui avaient travaillé avec Lisa Aeronautics », déplore Gabriel Terrasse.
Il rappelle que le sujet était remonté jusqu'au Sénat avec une question au gouvernement posée par la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann (groupe communiste républicain citoyen et écologiste) en avril 2023. Et l'entrepreneur n'en démord pas : cette cession à une société chinoise serait un nouvel exemple de perte d'un savoir-faire industriel français.
Avant sa liquidation judiciaire en mars 2023, Lisa Aeronautics (créée en 2004 par les ingénieurs en électronique et en matériaux Erick Herzberger et Benoit Senellart), développait un prototype d'avion biplace ultraléger de luxe capable de se poser sur la terre comme sur l'eau. Dans ce cadre, elle avait travaillé sur l'hydrofoil, cette aile profilée se déplaçant dans l'eau et offrant une portance aérodynamique capable de soulever des coques de bateau, des kite surfs et donc un hydravion. Faute de financements suffisants, la PME haut-savoyarde n'a pu aller au bout de son projet.
« L'équipe de Lisa avait réussi à avancer significativement sur le sujet de la cavitation, ce phénomène d'hydrodynamique qui apparait lorsqu'on fait évoluer des objets à grands vitesse dans l'eau : hélices, turbines, foils. Ce phénomène mène à une forte perte d'efficacité sur la portance et la poussée. Cela entraine une usure prématurée et, pour les hélices des navires, la génération de nuisances sonores pour la faune marine. Lisa Aeronautics a réussi à implanter des foils sur un hydravion opérationnel, c'est une première mondiale. Que ce prototype fonctionnel soit cédé à une société chinoise représente une alerte forte sur notre souveraineté », commente Gabriel Terrasse.
Les hydrofoils, cœur d'avancées majeures pour les hydravions
Pour l'expert en charge d'analyser les offres de reprise par le tribunal de commerce et cité dans la décision de la cour d'appel : « l'offre de l'Hydroptère 2.0, bien que plus basse de celle des Chinois, peut sembler en première analyse plus conforme à la tendance actuelle à vouloir maintenir des savoir-faire français en France, esprit tout à fait louable. Néanmoins les intentions (d'Hydroptère 2.0) étant limitées à des fins d'essais, ceci associé à des faibles capacités financières, il y a peu de chances de voir de réels impacts économiques sur notre territoire ».
Gabriel Terrasse n'était effectivement pas intéressé par l'hydravion biplace en lui-même, mais visait d'autres applications.
« L'idée serait d'appliquer le concept a des avions plus gros en réussissant à briser le problème de la cavitation. Et notamment sur des Canadairs qui décollent de l'eau à 80 nœuds. En implantant des foils sur des Canadairs, nous pourrions élargir leur fenêtre d'utilisation car le foil permet à l'hydravion d'amerrir et d'écoper même par mer un peu agitée. Ce qui n'est pas le cas avec les hydravions actuels qui ne peuvent écoper en mer dès qu'il y a un peu de clapot ».
Hydroptère 2.0 travaille d'ailleurs déjà sur ce sujet avec la startup belge RoadFour. Celle-ci développe un bombardier d'eau européen dont l'ambition est d'aller challenger le leader incontesté du sujet, le Canadien Canadair. La start-up de quatre salariés, qui collabore notamment avec l'École Polytechnique fédérale de Lausanne, planche aussi sur l'optimisation des foils à haute vitesse pour les hydravions mais aussi les navires et les bateaux militaires.
La moitié des investissements déjà assurée par la Chine
Pour le fondateur et actionnaire majoritaire de Lisa Airplanes, puis de Lisa Aeronautics, Erick Herzberger, questionné à de multiples reprises par les services de l'État sur cette question de souveraineté industrielle, il s'agit toutefois de relativiser cette « captation chinoise ».
« Sur les 25 millions d'euros qui ont été investis en 20 ans dans Lisa, la moitié provient de fonds français (Bpi notamment), mais l'autre moitié est issue de fonds chinois. En 2012, nous avions dû nous tourner vers le tribunal de commerce, faute de financements suffisants. Deux investisseurs chinois avaient pris 70% du capital et investi plusieurs millions d'euros. À cette époque, aucun autre repreneur sérieux n'avait présenté d'offre au Tribunal ».
Eric Herzberger était alors resté aux manettes de l'entreprise, avec son associé Benoît Senellart et l'équipe d'une quinzaine de personnes de la start-up avait été maintenue en Savoie. Au fil des années, les deux hommes étaient même redevenus majoritaires au capital, avec un deal conclu entre les deux parties : les investisseurs chinois devaient industrialiser en Chine l'hydravion pour le marché asiatique, et l'équipe française devait trouver les fonds nécessaires pour en faire autant en France pour le marché européen.
« Nous n'avons pas réussi à lever des fonds pour développer et fabriquer en France. De leur côté les investisseurs chinois ont été bloqués par la crise sanitaire. Nous avons décidé de stopper les frais et de liquider la société ».
L'entreprise chinoise à qui les actifs de Lisa viennent d'être attribués ne faisait pas partie de l'équipe initiale d'investisseurs, mais suivait de près l'aventure.
« Pour ma part, l'option chinoise et l'option Hydroptère 2.0 me convenaient toutes les deux. Je sais que dans les deux cas, il y avait du travail pour la France, car la vraie valeur de l'aventure Lisa réside dans l'expertise des équipes. Et elles sont bien françaises ! Les nouveaux propriétaires chinois des actifs de Lisa n'auront pas d'autre choix, à mon avis, que de faire appel à nos ingénieurs ».
Une partie de l'ancienne équipe a recrée une start-up : Eenuee
Une partie de l'ex-équipe de Lisa Aeronautics a recréé en 2019 une nouvelle start-up, Eenuee. Installée à Saint-Etienne et labellisée « deeptech » par la Bpi, elle développe un avion électrique de 19 places, disposant d'une autonomie de 500 kilomètres, volant à 250 km/h et capable de se poser n'importe où grâce à ses hydrofoils.
Elle vise le marché des liaisons régionales et interrégionales. Son démonstrateur à l'échelle 1/7 est opérationnel depuis le printemps dernier. Pour avancer jusqu'au prototype à l'échelle 1, l'entreprise va devoir lever d'ici la fin 2024, 20 millions d'euros. Mais Eric Herzberger sait d'ores et déjà qu'il lui sera probablement ardu de trouver des fonds 100% français : « L'aviation électrique est difficile à financer en France ».
Gabriel Terrasse avait créé l'entreprise Hydroptère 2.0 en 2021, suite à son acquisition deux ans plus tôt de l'Hydroptère, ce bateau mythique aux ailes immergées et au design imaginé par les navigateurs Eric Tabarly et Alain Thebault avec le soutien de grands industriels comme Airbus et DCNS. « Ce bateau avait réussi en 2009 à battre le record absolu de vitesse à la voile avec une pointe à 55 nœuds. Une tentative de tour du monde devait être lancée mais faute de financement, le bateau a été abandonné et saisi par l'État hawaïen qui menaçait de le détruire. Avec l'aide d'un associé américain et d'Airbus, nous l'avons ramené en France début 2023. Désormais, notre objectif est de faire de ce bateau une plateforme de R&D pour le compte de laboratoires ou d'entreprises autour de l'hydrodynamique, de l'interface air/eau », raconte Gabriel Terrasse. Hydroptère 2.0 travaille sur trois axes de développement : l'accueil de projets de recherche de partenaires industriels et académiques, la R&D en propre, et l'accueil sur les bateaux de programmes de communication. L'hydroptère devrait être rénové et remis à l'eau en septembre 2024, les travaux viennent de démarrer. En attendant, un petit catamaran inspiré de l'Hydroptère est opérationnel pour embarquer les premières expérimentations. Un contrat vient d'ailleurs d'être signé avec Naval Group.Utiliser l'hydroptère à des fins de R&D
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