Cybersécurité : "La guerre se joue aujourd’hui dans toutes les dimensions, y compris immatérielle" (Cluster Eden)

Moins d’une semaine après le démarrage de la guerre en Ukraine et l’invasion des troupes russes, les enjeux de ce conflit dépassent largement les frontières ukrainiennes. Dans le secteur de la défense, qui se situe en première ligne, Ludovic Ouvry, président du Cluster Eden (European Defense Economic Network) anticipe déjà de premiers effets directs et imminents : à la fois du côté des coûts des matières premières et de l’énergie, qui pourraient rapidement impacter la production régionale, mais aussi sur le volet de la cybersécurité, où le niveau de vigilance vient d’être renforcé d’un cran, avec des menaces déjà perceptibles et tournées vers "l'immatériel".
En plus de constater une météo cyber qui se détériore suite à la guerre en Ukraine, et à une forme de guerre totale comprenant désormais une dimension plus immatérielle, le cluster Eden anticipe également une nouvelle flambée des prix pour les productions originaires des pays de l'Est et gourmandes en énergie.
En plus de constater une météo "cyber" qui se détériore suite à la guerre en Ukraine, et à une forme de "guerre totale" comprenant désormais une dimension plus immatérielle, le cluster Eden anticipe également une nouvelle flambée des prix pour les productions originaires des pays de l'Est et gourmandes en énergie. (Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE - Créé en 2008, le cluster Eden réunit une centaine de PME et TPE industrielles des secteurs de la défense et de la sécurité, à travers trois régions (Auvergne Rhône-Alpes, la Région Sud et la Bretagne), totalisant ainsi 7.500 salariés et 1 milliard de chiffre d'affaires généré. Quelles sont les premiers impacts qui se dessinent, pour votre filière, avec la crise ukrainienne ?

LUDOVIC OUVRY - Après avoir interrogé cette fin de semaine l'ensemble de nos membres, ce qui ressort de leurs préoccupations est, en premier lieu, les tensions à venir sur le terrain des matières premières.

Car même si les sociétés du secteur de la défense sont un peu plus protégées que le reste de l'industrie, de par les exigences de souveraineté imposées par le Ministère des armées, qui font qu'elles doivent se fournir en France, on retrouve en réalité très souvent des fournisseurs ukrainiens de deuxième ou troisième niveau. Cela va donc pousser nos sociétés à rechercher de nouvelles sources d'approvisionnement.

Nous comptons également 3 sociétés sur 100 qui dépendent directement de sociétés ukrainiennes pour leurs briques technologiques, et notamment pour des capteurs, puisque l'Ukraine a, depuis Tchernobyl, développé des compétences poussées dans le domaine de la détection radiologique.

Ces capteurs, qui étaient ensuite revendus à des sociétés allemandes, anglaises ou italiennes, ne seront vraissemblablement plus disponibles.

Cela se traduit également très concrètement dans le domaine de la recherche, notamment sur le nucléaire : en raison de la situation sur le terrain, des expérimentations de nouveaux matériaux qui devaient être menées en avril avec le laboratoire de Pripiat, voisin de Tchernobyl, par deux sociétés du cluster ont dû être annulés. Il faudra se rabattre sur d'autres sites, et reprendre les projets à zéro.

On a aussi beaucoup parlé de la hausse du coût des matières premières et de l'énergie, cela va nécessairement conduire à une nouvelle flambée ?

L'explosion des coûts énergétiques en Europe de l'Est, y compris en Allemagne, va en effet elle aussi se poursuivre.

On peut s'attendre à ce que tous les fournisseurs qui viennent d'Allemagne, de Pologne, de Hongrie, ou de République tchèque et qui produisent des matières ayant besoin de beaucoup d'énergie, augmentent leurs prix au cours des quinze prochains jours. Cela va pénaliser en premier lieu l'aluminium, mais aussi le carbone, et plus largement la métallurgie, qui a besoin de beaucoup d'énergie pour faire fonctionner ces fours.

Cela va arriver très vite. On observe également un effet collatéral sur les produits provenant de Biélorussie, qui demeure un pays satellites de l'ancienne URSS et qui fournit également un grand nombre de composants industriels.

L'industrie de la défense et de l'armement est également une industrie qui exporte : quelle était jusqu'ici votre part d'export ainsi que vos relations avec un pays comme l'Ukraine ?

Les chiffres sont encore très difficiles à évaluer, car la part d'export vers l'Ukraine demeure très différente, en fonction des acteurs régionaux. Pour ma propre société, la part d'import était par exemple très faible, mais l'Ukraine représentait notre quatrième pays à l'export, et notamment des partenariats et distributeurs, qui sont le résultat d'investissements réalisés depuis plusieurs années et qui risquent aujourd'hui de tomber à terre.

Au sein du cluster, nous avons déjà 7 sociétés sur 100 qui déclarent réaliser plus de 5 % d'export avec ce pays.

De son côté, la Russie faisait jusqu'ici l'objet d'un embargo en matière de produits de défense depuis 2014. Ce qui signifie que les sociétés françaises associées au secteur de la défense ne pouvaient avoir aucune licence d'exportation vers la Russie et n'y vendaient plus aucun produit depuis cette date.

L'Union européenne a toutefois annoncé une enveloppe de 450 millions d'euros pour la fourniture d'équipements militaires et notamment d'armements destinés à assurer la défense de l'Ukraine. Cela va-t-il ouvrir de nouveaux débouchés pour votre filière ?

Il est un peu tôt pour le dire, mais nous savons que l'armée française va déstocker du matériel militaire existant, pour le fournir à l'Ukraine.

Ce qui signifie que, dans un deuxième temps seulement, l'annonce de cette enveloppe d'aide à l'Ukraine créera des opportunités visant principalement à recompléter le stock existant en France, mais ce ne sera pas pour tout de suite. Il n'y a donc pas d'effet d'aubaine à attendre à ce sujet.

On évoque aussi des enjeux de cybersécurité qui vont se renforcer au cours des prochaines semaines à l'échelle nationale : la menace est-elle déjà perceptible à l'échelle régionale ?

La cybersécurité fait en effet partie des quatre préoccupations qui ressortent auprès des chefs d'entreprise de la filière. Toutes les sociétés, et notamment leurs responsables des systèmes d'information ont d'ailleurs renforcé, cette fin de semaine, leurs actions de sensibilisation, en vue d'un durcissement des risques à venir. Car on voit bien que la météo des risques cyber n'est pas bonne.

Nous ne sommes pas capables de dire, pour l'instant, quelles seront les cibles prioritaires. Une pétition a cependant été adressée au Ministère de la Défense par des sociétés de la cyberdéfense, afin qu'un partage plus large des bases de données des sites et acteurs malveillants ait lieu, en dehors des opérateurs d'importance vitale.

Pour autant, nous voyons déjà dès à présent que les adresses IP qui viennent visiter nos sites proviennent en particulier des ministères de la défense chinois et russes, et plus largement que l'activité et le trafic provenant de Russie est très important sur les sites français aujourd'hui.

Le risque « cyber » a beaucoup été associé au cours des derniers mois à celui des randsomewares. A-t-il franchi un autre cap avec cette nouvelle guerre ?

Les principaux risques sont de trois natures : avec la Russie, le premier risque reste celui de l'espionnage industriel, avec des attaques visant à mettre la main sur le réglage des machines, produites par des sociétés françaises, à travers des processus désormais entièrement automatisés.

Le second type d'attaque est celui visant la notoriété ou la déstabilisation d'une société, dont on avait commencé à parler avec l'élection d'Emmanuel Macron et les fake news de Russia Today (RT) et Sputnik (deux organes de presse, financés par Moscou, qui viennent d'être bannis de l'Union Européenne, ndlr).

Un acteur de l'armement qui viendrait à être hacké pourrait en effet constituer un message fort et une atteinte à l'image de la société. Enfin, les randsomewares demeurent un risque, mais que nous ne plaçons qu'en troisième position à ce stade.

Peut-on imaginer que les attaques informatiques subies par différentes collectivités et entreprises depuis les 24 derniers mois puissent continuer une première phase avant une nouvelle escalade ?

On peut en effet imaginer que tout est planifié et que les attaques, que nous avions observées il y a deux ans, puissent entrer dans un schéma plus global de montée en puissance de l'hégémonie affichée de la Russie, qui souhaite reprendre sa sphère d'influence.

Aujourd'hui, les attaques informatiques viennent désormais alimenter ce nouveau concept de « guerre totale », qui se dessine à travers le conflit ukrainien ?

En effet, un conflit se mène aujourd'hui dans toutes les dimensions, y compris dans celle de l'espace. On l'a d'ailleurs vu il y a 15 jours, avec la démonstration des Russes qui ont tiré sur l'un de leur satellites, démontrant ainsi qu'ils savaient le faire.

Il s'agissait d'un message fort, de même que lorsque leurs équipes viennent se brancher sur des câbles sous-marins. La France avait également annoncé, il y a deux ans lors d'une conférence de presse, et malgré le fait qu'il s'agisse d'une information classifiée, qu'un certain nombre de satellites russes s'arrêtaient à proximité de satellites français, italiens ou américains afin de mener des écoutes.

La guerre se joue aujourd'hui dans toutes les dimensions, y compris immatérielle avec le secteur de l'information, à travers une stratégie d'influence et de déception. Nous sommes dans une guerre des esprits, et elle ne fait pas que commencer. La revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017, mise à jour en 2021, l'avait déjà pointé. Et la Russie le démontre aujourd'hui avec une certaine désinhibition.

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