Science : au CERN, un nouveau datacenter traitera les données issues de la recherche sur des milliards de particules

REPORTAGE. L'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), implantée entre la France et la Suisse, explore la composition de la matière grâce à ses quatre accélérateurs de particules, dont le plus grand fait aujourd'hui 27 kilomètres de circonférence. Face au défi de l'accumulation des connaissances et de l'accroissement des données, le site de Prévessin-Moëns (Ain) accueille depuis février un nouveau datacenter. Opéré par la société Equans, il entend appuyer le traitement des données sur les particules, représentant aujourd'hui une puissance d'alimentation électrique et de refroidissement de 4MW, pouvant aller jusqu'à 12 MW. Les détails.
Le nouveau datacenter du CERN se situe à Prévessin-Moëns (Ain), à quelques kilomètres du site historique de Meyrin (Suisse). Opérationnel depuis février, il héberge désormais l'équivalent en données de 4MW de puissance d'alimentation électrique et de refroidissement. Et pourrait monter à 12 MW à l'avenir, en fonction des investissements réalisés.
Le nouveau datacenter du CERN se situe à Prévessin-Moëns (Ain), à quelques kilomètres du site historique de Meyrin (Suisse). Opérationnel depuis février, il héberge désormais l'équivalent en données de 4MW de puissance d'alimentation électrique et de refroidissement. Et pourrait monter à 12 MW à l'avenir, en fonction des investissements réalisés. (Crédits : CERN / Equans)

De l'infiniment grand à l'infiniment petit : les particules élémentaires connues à ce jour, notamment issues des étoiles, composent en partie la matière physique. Imperceptibles, elles sont notamment étudiées par les quelque 3.000 salariés et 10.000 chercheurs associés à l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), un immense laboratoire de recherche situé de part et d'autre de la frontière franco-suisse.

Il s'agit en effet du plus grand centre international consacré au sujet, avec ses quatre anneaux « collisionneurs de particules », dont le plus grand, le « LHC » (Large Hadron Collider), fait aujourd'hui 27 kilomètres de circonférence. L'objectif : décomposer la matière, pour mieux l'étudier. Et dévoiler, peu à peu, les contours de nouvelles particules (à l'image du « Boson de Higgs », dont la découverte a été récompensée du Prix Nobel de physique en 2013).

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Aujourd'hui, les scientifiques estiment connaître seulement 5 % de leur spectre, le reste étant qualifié de « matière noire ». Les recherches menées par le CERN, en continu pendant neuf mois de l'année, visent ici à élargir le champ des connaissances et éclaircir de nombreuses inconnues. Mais pour cela, encore faut-il pouvoir traiter et archiver un nombre colossal de données, représentant à ce jour près de 1,4 millions de cœurs de processeurs informatiques à travers le monde.

Cern collisionneur de particules

Le CMS (Solénoïde compact pour muons), installé sur l'anneau du LHC, permet notamment de générer le mystérieux boson de Higgs. Source : CERN.

Un milliard de collisions de particules par seconde

En effet, la quantité d'informations recueillies à chaque « collision » entre deux faisceaux de particules (chacun de la taille d'un cheveu, et à plus de 99 % de la vitesse de la lumière) est colossale : elle se quantifie en « pétaoctets par seconde » résume Eric Grancher, responsable du groupe des Plateformes au sein du département des Technologies de l'information du CERN :

« Au moment des collisions, nous avons des capteurs électriques qui mesurent ce qu'il se passe : pour l'une des expériences, 150 millions de capteurs effectuent 40 millions de mesures par seconde, afin de mesurer de l'ordre de 1 milliard de collisions de particules. Cela génère énormément de données : évidemment beaucoup plus que ce qu'on peut stocker », détaille le directeur.

Pour traiter cette quantité astronomique d'informations, le CERN doit recourir à plusieurs niveaux de tri des données : d'un milliard d'éléments particules générés, les instruments développés par les scientifiques vont d'abord en sélectionner 100.000. Mais « c'est encore trop » selon Eric Grancher : il faut réaliser un second écrémage, en retenant cette fois 1.000 éléments, les plus intéressants à étudier, représentant tout de même des « giga-octets par seconde ».

Par exemple, le seul programme de recherche ALICE a généré de façon continue, en 2023, « près de 170 giga-octets de données par seconde, de façon soutenue ». À titre de comparaison, « un disque dur branché à un port USB traite de l'ordre d'un dixième de gigaoctet par seconde », ajoute le directeur.

Préparer les recherches à venir

D'où des besoins capacitaires quasi inextinguibles, qui demandent aujourd'hui de nouveaux moyens. Si aujourd'hui, le traitement des données se fait à près de 85 % en dehors du site du CERN, notamment dans près de 170 datacenters dans le monde, l'Organisation a eu besoin de lancer un nouveau centre de traitement sur son site. Ce, notamment afin de soutenir ses recherches à venir, mais aussi pour sécuriser sa chaîne de traitement des informations.

Un assemblage à distinguer du stockage des données : près de 1.000 pétaoctets sont en effet sauvegardés au CERN et à travers le monde, dont la moitié à Meyrin (Suisse), dans le premier datacenter de l'Organisation, lancé en 1972.

Cern nouveau datacenter

Le nouveau datacenter du CERN permet de soutenir l'accroissement de la puissance de traitement des données. Source : ER/LaTribune.

Dans ce contexte, le nouveau centre de traitement des données de Prévessin-Moëns (Ain) est opérationnel depuis février. Sa puissance de calcul représente déjà 4MW d'alimentation électrique au total (en comprenant le refroidissement). Et pourrait monter à 12 MW à l'avenir, en fonction des investissements réalisés.

« Ce nouveau centre de calcul répond d'abord à l'augmentation des besoins des expériences, qui représentent 85 % des besoins informatiques pour le CERN », remarque Eric Grancher. « Il y a une évolution dans le temps des besoins prédits par les deux plus grandes expériences : CMS et ALICE. Cela arrive à chaque fois que le LHC est mis à jour, c'est à dire lors de « long shutdown » (environ tous les cinq ans), où nous procédons à des améliorations. »

Le prochain est justement prévu à partir du 17 novembre 2025 : à cette date, le LHC s'arrêtera pendant trois ans, afin d'accentuer les angles de collision des particules, et ouvrir à nouveau le champ des possibles pour les dix à quinze années suivantes.

Mais déjà, le CERN anticipe l'avenir à plus long terme : « à partir de 2040, nous arriverons au bout de ce que le LHC pourra nous offrir », dépeint auprès de La Tribune Johannes Gutleber, coordinateur du projet de Futur collisionneur circulaire (FCC) Innovation Study.

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Cet anneau de 91 kilomètres de circonférence projeté à horizon 2045, en ce moment à l'étape d'étude de faisabilité « et non encore de projet », veut rassurer le CERN, fait déjà l'objet de vives inquiétudes quant à son emprise, sur plusieurs dizaines de communes françaises et suisses. Mais aussi quant à son passage sous le Lac Léman (à 200 mètres de profondeur), ou encore sous des massifs montagneux aux caractéristiques hétérogènes.

Sans compter les immenses travaux envisagés : excaver quelque 16,4 millions de tonnes de terres (une donnée encore à préciser au fil des investigations, ajoute l'Organisation), dont la plupart pourraient être réutilisées. Mais aussi appréhender la ressource en eau, le risque sismique... Le CERN prévoit à ce titre une première réunion publique d'information et d'échanges ce mercredi 24 avril *.

Pour autant, officiellement, selon les acteurs, nulle question de relier pour l'instant l'arrivée du nouveau datacenter à un avenir encore « relativement lointain » et surtout « incertain » : « le centre de calcul est vraiment positionné vers le LHC haute-luminosité, avec le fait qu'il soit évolutif », répond à ce titre Eric Grancher. De même, pour Vincent Itier, directeur de projets d'Equans (groupe Bouygues), qui a remporté le marché de conception, de construction et d'exploitation du datacenter pendant dix ans : « il ne répondra peut-être pas aux besoins du FCC ».

Un nouveau datacenter « moins énergivore » ?

Surtout, la société Equans, spécialisée dans les services multi techniques, met l'accent sur « l'efficacité énergétique » de son installation. Sachant que les datacenters et les réseaux de transmission des données sont responsables d'environ 1 % des émissions de gaz à effet de serre liées à l'énergie, indique l'Agence internationale de l'énergie, soit 330 Mt d'équivalent CO2 émis dans le monde en 2020.

Ce nouveau centre de données dispose en effet d'un indicateur d'efficacité énergétique PUE (pour « Power Usage Effectiveness ») de 1,15 : soit 15 % d'énergie totale consommée (avec refroidissement, traitement de l'air) en plus par rapport à l'énergie consommée par les seuls équipements informatiques. Là où « la moyenne est aujourd'hui d'environ 30 à 50 % », assure Vincent Itier, directeur de projets d'Equans.

Pour parvenir à ces résultats jugés ici « singuliers » par l'entreprise dans son marché, Equans a activé plusieurs leviers, à la demande du CERN : refroidissement des processeurs non pas à 22 degrés, mais entre 26 et 32 degrés, ou encore recyclage de l'eau utilisée l'été.

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Des solutions plus coûteuses, et qui relèvent davantage de « la bonne volonté » que de l'innovation technologique (celles-ci étant déjà matures), assure le directeur, qui explique qu'Equans a ici répondu au cahier des charges dans des coûts contraints (le montant, de plusieurs dizaines de millions d'euros, n'a pas été précisément dévoilé).

Autant d'éléments qui participent à soutenir la montée en cadence des données du CERN avec un même coût énergétique, aujourd'hui de l'ordre de 160.000 MWh par an (soit 0,16 TWh) pour le seul nouveau datacenter. Sur un total d'énergie utilisée par le Centre de 1,3 TWh par an, essentiellement en provenance de France, via une ligne à haute tension.

En parallèle, l'entreprise dit travailler de son côté à d'autres solutions émergentes pour gagner en efficacité énergétique : le refroidissement des processeurs en les plongeant dans des bassines d'huile, ou encore en faisant passer des réseaux d'eau entre les disques de traitement des données.

* Réunion publique d'information et d'échanges relative à l'étude de faisabilité du FCC : sur inscription préalable, le mercredi 24 avril, de 18 h à 20 h, dans l'auditorium du Portail de la Science, à Meyrin (Suisse).

Du nucléaire français pour nourrir les recherches du CERN

1,3 TWh d'électricité par an : c'est la consommation du CERN pour alimenter ses quatre accélérateurs de particules et l'ensemble de ses usages. Des besoins conséquents, pourvus à ce jour grâce à une ligne à haute-tension reliant l'organisation franco-suisse au réseau d'électricité hexagonal.

« Nous sommes principalement alimentés par le nucléaire en France, mais nous sommes en train de négocier pour entrer dans les parcs solaires, pour que nos énergies deviennent en partie renouvelables », explique Rende Steerenberg, en charge des opérations des accélérateurs au CERN.

Quant à la question des projets de nouveau nucléaire en France : « Nous regardons tout. Nous voulons aussi devenir le plus écologiquement propre. Mais il faut aussi faire notre mission, donc il faut voir ce qu'on peut faire et de quelle façon ».

En 2022, « la Suisse dépendait à 73% de l'étranger pour son approvisionnement en énergie, tendance à la baisse », indique la Confédération suisse sur son site internet. La production nationale, de 58 TWh d'électricité, provenait pour sa part à 48% des ouvrages hydroélectriques et à 40% des centrales nucléaires (la Suisse compte quatre réacteurs opérationnels).

De son côté, après une année 2022 où la production d'électricité avait atteint un niveau historiquement bas (la plus faible production nucléaire depuis 1988), la France est redevenu le premier pays européen exportateur d'électricité en 2023, devant la Suède et la Norvège, avec 50,1 térawattheures (TWh) d'exportations nettes. Une électricité notamment acheminée vers le Royaume-Uni, l'Allemagne, le Bénélux, mais aussi la Suisse, l'Italie et l'Espagne.

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Commentaire 1
à écrit le 25/04/2024 à 9:07
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Elle est bien pratique, la matière noire : on ne peut ni la voir, ni la toucher et encore moins la peser. Le Big Bang, qui n'est que le résultat d'un calcul, aussi.

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