Qui est vraiment Limagrain, le 4e semencier mondial ?

Groupe coopératif international, créé et dirigé par des agriculteurs français, Limagrain occupe le 4e rang mondial des semenciers. Un succès aussi remarquable que singulier, qui a pour socle l'Auvergne d'où une partie significative des 10 000 salariés et 2 000 agriculteurs exercent leur contribution aux 2,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Une puissance de feu qui a toutefois ses limites : le double discours prévaut chez les producteurs, à la fois comblés par la manne et l'enracinement sociétal de leur tutelle, agacés par son omnipotence et ses méthodes relationnelles, écartelés face aux enjeux "biologiques" de la recherche sur les semences. Enquête dans une entreprise en tous points exceptionnelle.

Où s'arrêtera Limagrain ? Avec un chiffre d'affaires de 2,5 milliards d'euros, une présence dans 55 pays et 10 000 salariés, le groupe coopératif agricole, spécialiste des semences et des produits céréaliers, occupe la place de 4e semencier au monde. Et rien ne semble pouvoir le freiner, ce qui l'oblige à revoir sa stratégie régulièrement pour demeurer en course. Dès lors, afin de mieux valoriser la production de ses 2 000 agriculteurs adhérents, sécuriser et assurer leurs revenus, "Limagrain Coop entame une transformation de ses activités et fait évoluer son offre de services", annonce Jean-Yves Foucault, son président depuis 2011. Agriculteur éleveur, il est adhérent de la coopérative depuis 1989. Une réactivité, souligne celui qui est entré au conseil d'administration en 2000, qui fait partie de l'ADN de l'entreprise également "leader européen" en farines fonctionnelles et "premier" boulanger-pâtissier industriel français.

Réactivité assez brutale

Le limogeage inattendu du directeur général Jean-Christophe Juilliard fin septembre 2016 (l'entretien qu'il avait accepté à Acteurs de l'économie-La Tribune quelques semaines avant cet événement permet ainsi de mieux comprendre la coopérative), témoigne d'ailleurs d'une réactivité assez brutale et d'une méthode rondement menée. Un an seulement après son arrivée, l'homme avait été écarté "suite à un désaccord sur les modalités d'application de la stratégie du groupe" et sera remplacé par Emmanuel Rougier.

Depuis les années 1980, la coopérative d'agriculteurs à dimension internationale entend ainsi sécuriser son organisation dans une logique de filière pour se mettre à l'abri des fluctuations des cours mondiaux et des évolutions du marché, comme le rapprochement de Bayer avec Monsanto en 2016. Jean-Christophe Juilliard avait assuré que Limagrain "suivait avec attention ce grand jeu des acquisitions et des rapprochements. Une attention particulière qui répond à un souhait majeur : celui de ne pas être marginalisé. Au vu du montant des acquisitions, nous n'avons pas les moyens de peser dans ces batailles-là. En revanche, nous pouvons racheter, à la marge, des entreprises dont ces grands groupes se séparent".

Lire aussi : Jean-Christophe Juilliard (Ex DG Limagrain) : "le risque de concentration des ressources génétiques existe"

"Ce que je trouve intéressant chez Limagrain, c'est l'idée générale de contrôler la filière. Si Kellogg's souhaite acheter du maïs pour faire un pop-corn, Limagrain les rencontre, discute avec eux et répond à leur demande. La coopérative fait travailler ses chercheurs pour trouver le maïs adéquat, propose à ses adhérents de produire la semence, de produire le maïs nécessaire et le fait transformer dans ses moulins pour livrer la matière première au client", explique Jean-Sébastien Gascuel, adhérent à Bio 63, organisation des producteurs bio du Puy-de-Dôme, qui pointe néanmoins la logique de filière "poussée à l'extrême, presque une logique d'intégration. Les paysans perdent ce qui fait l'intérêt de leur métier : leur autonomie, et ne décident plus de la façon dont ils vont cultiver".

En effet, cette filière est l'objet d'une lourde suspicion de pression sur les producteurs locaux. "Peu de paysans prennent le risque de se plaindre de la coopérative, reconnaît Ludovic Landais, porte-parole de la Confédération paysanne du Puy-de-Dôme. Lors des réunions syndicales, ce qui ressort, c'est la perte d'autonomie du paysan dans les choix de culture et une dépendance accrue vis-à-vis du groupe. Signer un contrat avec Limagrain, c'est aussi s'engager à ne pas ternir l'image de la coopérative. Dès lors, personne ne discute. Dans la Limagne, ils sont nombreux à travailler pour la coopérative. Même les éleveurs espèrent lui vendre leur surplus de céréales. Une chape de plomb s'est installée, par crainte que Limagrain ne stoppe la collecte."

Un reproche que Jean-Sébastien Gascuel estime non fondé : "Dans la Limagne, les céréaliers en conventionnel travaillent avec Limagrain. Il leur serait difficile, pour des raisons pratiques, de vendre leur production ailleurs. En revanche, dans l'Allier ou la Haute-Loire, les paysans travaillent sans la coopérative." Et force est de reconnaître que les agriculteurs-coopérateurs de la Limagne sont plutôt satisfaits des revenus et de la stabilité que leur procure le semencier. D'où une certaine ambivalence dans le discours.

Jean-Yves Foucault

Jean-Yves Foucault, président de Limagrain depuis 2011. Crédit M. Pourcher

Mobilisation

L'omnipotence de la coopérative s'explique également par son poids économique tant dans la filière que sur le territoire auvergnat puisqu'elle est la 5e entreprise d'Auvergne-Rhône-Alpes et a injecté plus de 140 millions d'euros depuis 10 ans dans des actions régionales. Limagrain compte à ce jour 2 000 adhérents agriculteurs dont 18 siègent au conseil d'administration. "La stratégie appartient aux agriculteurs. Ils attendent une profitabilité durable plutôt qu'immédiate", soulignait Jean-Christophe Juillard.

C'est aussi une holding de plusieurs entreprises : des business units, entités juridiquement autonomes, mais dont les décisions sont principalement dictées par la maison-mère. Une stratégie qui permettrait plus de fluidité dans la réponse au marché ou aux clients, mais entraînerait aussi une certaine opacité dans les orientations et actions de l'entreprise.

"Les mauvaises langues reprochent à Limagrain de n'avoir jamais rien produit, de se contenter d'acheter ce dont ils ont besoin. Ils ont fusionné avec Sanders Centre Auvergne, par exemple. Leur stratégie pour devenir majoritaire lors de ces fusions, c'est de mobiliser largement les adhérents céréaliers pendant les assemblées locales préalables aux assemblées générales, constate Jean-Sébastien Gascuel.
Après la fusion avec Domagri, par exemple, dont les adhérents étaient majoritairement des éleveurs, ces derniers ont finalement quitté la coopérative."

Une histoire politico-syndicale agricole qui aura, à l'époque, enflammé les débats. En 2008, Pierre Pagesse, alors président de Limagrain, se met en tête de fusionner les deux coopératives agricoles du Puy-de-Dôme, dont l'activité principale tourne autour des productions végétales. Domagri (qui réalise alors 88 millions d'euros de chiffre d'affaires) est composée de 3 800 adhérents, d'une sensibilité globalement de gauche, quand les 600 adhérents de Limagrain (1,1 milliard d'euros de chiffre d'affaires à l'époque) penchent plutôt à droite. Domagri propose à ses adhérents - principalement des éleveurs - tous les services, de l'amont à l'aval de l'agriculture : fourniture en approvisionnement, collecte et stockage des récoltes, jusqu'à leur commercialisation. Quant à Limagrain, déjà 4e semencier mondial, il a alors pour objectif principal l'obtention et la production de semences. Mais malgré le principe 1 homme 1 voix, les adhérents de Domagri, alors plus nombreux, vont perdre le pouvoir grâce au mode d'élection par sections. Les céréaliers mobilisent plus efficacement leurs adhérents que les éleveurs. L'outil de production tombe entre les mains de la coopérative.

Limagrain

Le siège du groupe, en Limagne. Crédits Bouchet

Une stratégie offensive que cette dernière applique à tous ses domaines d'activité : investir dans la recherche, internationaliser ses activités et asseoir son développement local pour maintenir une activité agricole en Limagne Val d'Allier. C'est pourquoi la maison-mère du groupe a donné naissance à une myriade d'entités, dont Limagrain Coop ; associé pour certaines opérations avec Bpifrance et le Crédit agricole, le groupe Limagrain Holding chapeaute Vilmorin et Cie, qui propose des semences de grande culture dans le monde entier, via Limagrain Europe, AgReliant Genetics (détenu à 50 %), Limagrain Asia, Limagrain Cereal Seeds, Limagrain South America et Limagrain Africa, mais aussi des semences potagères, grâce à HM Clause, Hazera, Vilmorin et Mikado Kyowa Seed, et des produits de jardin, via Vilmorin jardin. C'est aussi la holding qui gère l'activité produits céréaliers Jacquet Brossard et Limagrain céréales ingrédients. Une quarantaine de structures est ainsi implantée en Auvergne-Rhône-Alpes, dont six sièges sociaux.

Producteur d'OGM

Au-delà de cette domination - à sa mesure - sur la filière, qui provoque des tensions de part et d'autre, la question des OGM et de la recherche sur la mutagenèse cristallise, elle-aussi, de vives critiques, notamment de la part des membres de la commission OGM/Semences à la Confédération paysanne. "Grâce à Céréales Vallée, le pôle d'excellence dont Limagrain est un des piliers, la recherche est largement financée par l'État. L'Inra travaille aussi sur ces projets, dont les résultats profitent aux agroindustriels. C'est d'ailleurs un des principaux leviers de mobilisation en Auvergne", soulignent Ludovic Landais et Jean-Luc Juthier, tous deux membres de cette commission. Sur ce point, Limagrain revendique un investissement de 248 millions d'euros dans la recherche variétale, soit 13 % de son chiffre d'affaires. "Ce taux est au-delà des budgets les plus élevés des secteurs industriels reconnus pour leur grande capacité d'innovation comme la pharmacie", expliquait Jean-Christophe Juillard.

"La production de semences adaptées et la recherche des caractères dans les ressources génétiques des plantes nous permet de créer des variétés et de commercialiser des semences qui sont parfaitement adaptées aux demandes des agriculteurs et des maraîchers", justifie Patricia Panel-Dusséaux, responsable marketing branche ingrédients du groupe. Ainsi, chaque année, Limagrain crée et met sur le marché 300 nouvelles variétés.

Champs agriculture éleveurs

Limagrain dépose de nombreux brevets sur les semences. Crédits : Fotolia

Si la recherche des caractères dans les ressources génétiques des plantes a mobilisé faucheurs volontaires et militants anti-OGM sur une longue période de la décennie 2000 en Auvergne et en France, Limagrain a depuis changé son fusil d'épaule. Finies les tentatives d'expérimentation en plein champ en France. La coopérative s'applique à respecter la réglementation en vigueur dans les pays dans lesquels elle travaille. Limagrain produit des OGM et en propose partout où la loi l'autorise, et s'en tient à cela.

Néanmoins, l'autre source d'inquiétude chez les militants, est le dépôt de brevets sur les semences. Ce que la coopérative justifie par la propriété intellectuelle nécessaire "vecteur du progrès génétique et de l'amélioration des plantes, et permet d'assurer un retour sur investissement sur la technologie et de l'argent" qu'elle engage. Ce que dénonce Guy Kastler, également membre de la commission OGM/Semences de la Confédération paysanne.

"Les paysans font de la sélection variétale sans financement particulier. Je pratique l'élevage. Lorsque je vends un animal reproducteur, je ne vais pas demander au paysan qui l'a acheté de me payer une rente chaque fois qu'il donnera naissance à un jeune animal ! L'État a racheté 10 % du capital de Limagrain, ce n'est pas rien. Les entreprises déposent des brevets, ce qui leur donne du pouvoir. Ce sont les lois qui leur octroient des droits de propriété intellectuelle sur la reproduction du vivant. Si ces lois n'étaient plus reconnues, le pouvoir de ces entreprises s'effondrerait immédiatement", constate, lucide, l'éleveur.

Jean-Yves Foucault défend le travail de ses chercheurs : "La semence issue de ces travaux de recherche fait l'objet d'une protection. En Europe, elle n'est autorisée qu'avec le Certificat d'obtention végétale (COV), garantissant l'accès à la variabilité génétique pour les autres acteurs, par le biais de l'exception du sélectionneur. Ni les variétés végétales ni les procédés dits essentiellement biologiques ne sont brevetables en Europe. Nous permettons l'accès à la variabilité génétique la plus large possible pour favoriser la création variétale par d'autres."

Mais l'appétit de Limagrain est (très) grand. Le groupe investit dans des marchés de niche, comme le bio, au risque de se mettre une nouvelle filière à dos. "En Autriche, ils ont racheté une entreprise leader dans ce domaine, et les agriculteurs bio Autrichiens sont très surpris que nous soyons, ici, aussi suspicieux", constate Jean-Sébastien Gascuel. Dès lors, la stratégie de la coopérative est moins binaire qu'elle n'y paraît. Ce qui porte ses choix, c'est de permettre à ses adhérents de travailler encore longtemps en Limagne et de (bien) gagner leur vie. Et ce, quoi qu'il en coûte.

Momagri, vers une agriculture régulée


En 2005, en plein cœur de la tourmente sur la recherche OGM en France, Pierre Pagesse, alors président de la coopérative, annonce la création de Moma, qui deviendra rapidement Momagri. Le Mouvement pour une organisation mondiale de l'agriculture est un think tank avec pour but affiché de fournir "des analyses objectives et des solutions concrètes aux problèmes agricoles internationaux clés d'aujourd'hui et de demain" afin de promouvoir une gouvernance mondiale de l'agriculture qui concilie le libre-échange et la régulation. "Nous sommes tous pour le libre-échange. La question fondamentale est la suivante : comment faut-il organiser le libre-échange pour le rendre équitable et durable ?", questionne alors Pierre Pagesse, aujourd'hui encore président d'honneur de Momagri et qui multiplie les casquettes dans d'autres organisations en lien avec les céréales, la recherche, l'économie et l'agriculture. Momagri rassemble des responsables agricoles et des personnalités extérieures du monde entier, qui affichent comme point commun de croire qu'une agriculture régulée doit voir le jour.
Le laboratoire vivant
Dernière opération pour ancrer son activité R&D en Auvergne-Rhône-Alpes, le laboratoire vivant ("living lab") dédié à l'agroécologie en grandes cultures en Limagne (LIT) a pour but d'expérimenter et d'inventer une nouvelle façon d'innover en agriculture pour faire du territoire de Limagne Val d'Allier une terre de grandes cultures. Une zone étendue sur plus de 100 000 hectares, de Brioude à Moulins, où 4 000 agriculteurs (dont 2 000 adhérents de la coopérative Limagrain) cultivent blé, maïs, colza, etc.
Un laboratoire à ciel ouvert, dont l'ambition est de devenir un lieu de référence en Europe pour la recherche et le développement de solutions innovantes, inspirées des principes de l'agroécologie. Il doit aussi permettre de générer du développement économique et de l'emploi, en renforçant la compétitivité des entreprises présentes sur le territoire et en favorisant l'émergence de nouveaux modèles économiques et de startups.

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