Christian Latouche : bas les masques

Christian Latouche a bâti un empire du « chiffre » , Fiducial. Mais l’admiration que sécrète ce triomphe est corrodée par une stratégie et des méthodes qui marginalisent son auteur au sein de la profession d’expert-comptable. Sa discrétion , son idéologie ultra-libérale et sa proximité avec le FN, son tempérament et son management despotiques achèvent de le singulariser.
©Laurent Cerino/Rea

« Visionnaire et industriel d'exception ». Cette qualité fait l'unanimité. Et le détail de l'empire, édifié en trente ans, le démontre. L'inspiration de ce diplômé de l'Ecole Supérieure de Commerce de Paris : s'être intéressé le premier aux dirigeants de TPE (très petites entreprises) et de PME alors dédaignés par les professionnels du « chiffre» et dont la comptabilité était faiblement structurée. Sa stratégie : industrialiser le métier de l'expertise-comptable, et couvrir l'ensemble des compétences périphériques.

Visionnaire et redouté

Sa méthode : la croissance externe, en multipliant les rachats de cabinets disséminés dans l'Hexagone et en bâtissant un réseau fort aujourd'hui de 530 bureaux. La réussite de Fiducial a dépassé les frontières françaises et s'érige en « trouble-fête » du mouvement, unilatéral, d'invasion du marché français par les fameux « Big Four » anglo-saxons : l'activité américaine tutoie les 100 millions de dollars de chiffre d'affaires et réunit 2 500 salariés. « Remarquable », relève Serge Bottoli, président de l'Ordre Rhône-Alpes des experts-comptables - et commissaire aux comptes de Fiducial -.

Malgré - et à cause de - ce triomphe, Christian Latouche cristallise contre lui une vive hostilité. « Il est autant envié que jalousé et détesté » résume un délégué de Fiducial Expertise. La première des diatribes est professionnelle. Cette « industrialisation » du métier d'expert-comptable révolutionne une pratique culturellement attachée à l'exercice libéral. D'aucuns estiment que le principe fondateur « d'indépendance », qui garantit l'impartialité du conseil, est « nécessairement » affaibli chez les salariés de Fiducial Expertise, encouragés à orienter leurs clients vers les avocats, les gestionnaires de patrimoine, ou les progiciels informatiques de la « maison » Fiducial, quand bien même ceux-ci ne seraient pas les plus appropriés.

Selon le quotidien Le Monde, Christian Latouche, dans une cassette vidéo publiée en 1994, demandait à chaque « collaborateur, qui représente l'ensemble de la Firme, de distribuer à son client l'ensemble des produits de la Firme ». Le calcul de primes « d'apport de nouveaux clients », et l'existence, semble-t-il révolue, de « commissions » sur les affaires générées dans d'autres branches du groupe, fiabilisent la crainte. « Jusqu'en 1994, nous portions plusieurs casquettes » confirment d'anciens salariés. « Comment peut-on conseiller en toute indépendance lorsqu'on est lié à de tels intérêts financiers ? » s'émeut un dirigeant lyonnais, d'un syndicat professionnel.

En ligne de mire, le risque de vulnérabiliser les entreprises liées à plusieurs prestataires du groupe, d'autant plus réaliste que les experts-comptables exercent un pouvoir d'influence et de confiance proportionnel au manque de temps que ces petits patrons ont à consacrer au choix de leur outil informatique ou de leur avocat-conseil.

« Et si l'avocat Sofiral commet une erreur, croyez-vous que l'expert-comptable Fiducial va le désavouer devant le client ? ».

Incompatibilités

Cette logique industrielle engage d'autre part le groupe dans des enjeux de croissance et de résultats qui pourraient « peser » sur l'intégrité même de la prestation. « L'obligation de faire du business ne peut-elle pas influencer la réaction de l'expert-comptable face aux pratiques suspectes d'un important client ? », s'interroge ce même syndicaliste.

« Soyons clairs : la démarche financière propre à un groupe industriel peut l'emporter sur l'exercice indépendant et éthique de la profession. Fiducial n'incarne sans doute pas ce que doit être demain l'exercice du métier. Contrairement à ceux des Big Four qui ont une vraie légitimité et influent sur la gouvernance de leur entreprise, les associés de Fiducial n'apparaissent pas à même de corriger la possible dérive d'un des leurs », explique un représentant du Conseil régional Paris de l'Ordre des experts-comptables - auquel Fiducial est rattaché. De son côté, la profession des commissaires aux comptes s'avoue embarrassée par la multiplicité des métiers de Fiducial, qui peut constituer « de fait » un réseau, réglementairement proscrit.

Or de plus en plus de PME adoptent un statut de SAS, recourent à un commissaire aux comptes et s'exonèrent d'expert-comptable. « Qu'est-ce qui empêche ce professionnel de l'audit de fournir alors des « conseils », et notamment en faveur du groupe Fiducial ? » questionnent des commissaires aux comptes. Le président de la Compagnie Rhône-Alpes, Jean Bachelet, insiste prudemment sur la « nuance » entre « indépendance et apparence d'indépendance.» :

« Il serait grave d'apprendre l'existence de préconisations entre la branche commissariat aux comptes et les autres activités de Fiducial. Mais comment le vérifier ? Nous devons faire confiance... Et à ce jour, je n'ai pas eu connaissance de litiges ».

D'aucuns redoutent par ailleurs une paupérisation de l'exercice libéral de la profession, les jeunes diplômés préférant le confort d'un salariat, et les petites entreprises devenues moyennes délaissant leur cabinet pour un « géant Fiducial » qui les a courtisées « à coups de cocktails et de publicité déguisée, et où elles imaginent trouver une compétence mieux adaptée à leur nouvelle taille ». Ces vitupérations occultent toutefois les conditions qui fragilisent la propre indépendance des « libéraux ». Ainsi, le système, bien connu, des « rétributions » versées par certains prestataires informatiques en récompense de préconisations. Ou le « poids » démesuré de certains clients. « On est indiscutablement moins indépendant lorsqu'on est salarié d'un groupe comme Fiducial. Mais la dépendance d'un cabinet libéral à un important client est tout aussi néfaste » analyse un responsable du Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables.

Hors la loi

Autre sujet de conflit, la publicité - dont les textes officiels poursuivent l'allègement des contraintes, limitées au démarchage -. La stratégie holistique de Christian Latouche, qui décline le label «Fiducial» dans chaque département de son groupe, lui permet de communiquer sous cet emblème générique ou sous, celui des autres sociétés commerciales - Fiducial Office Solutions.... - pour en faire bénéficier les activités réglementées et frappées d'interdiction - Fiducial Expertise ou Fiducial Audit -. Couplée aux moyens financiers considérables du groupe, cette politique est analysée par ses détracteurs comme une distorsion de concurrence qui enfreindrait la réglementation. Du « baromètre Fiducial », qui évalue l'activité des PME/TPE françaises, au sponsoring de manifestations, les engagements médiatiques du groupe et l'amalgame des marques déchaînent la critique.

Jean- Claude Spitz, président du Conseil régionnal Paris de l'Ordre, retient le « mailing, adressé par Fiducial à tous les clients de la société de fourniture de bureaux SACI lors de son rachat. La brochure qui y était jointe faisait référence à Fiducial Expertise ». Certains cas prêtent au débat. Christian Latouche est-il « hors la loi » lorsqu'il finance la convention de la CGPME, et expose devant plus de 2 000 patrons de PME la puissance de frappe de son groupe jusqu'à en faire éditer une cassette vidéo et une plaquette qu'il diffusera par la suite dans les milieux économiques et journalistiques?

La juxtaposition des intérêts de ces dirigeants et de la harangue de Christian Latouche a-t-elle d'autre dessein que de tricoter un lien affectif qui consolide le lien professionnel, de tisser subrepticement une complicité intellectuelle et une correspondance mimétique de convictions avec ce cœur de clientèle ? « Puisque ce sont ces dirigeants qui viennent à Christian Latouche et non l'inverse, on ne peut assimiler l'initiative à du démarchage » réplique-t-on prudemment au Conseil supérieur.

Résistance

Les réprimandes ne sont pas portées par les seuls professionnels. Les instances de régulation font face à l'aversion que leur voue Christian Latouche et que caractérisent de récurrents litiges. Dernier en date, le refus de Fiducial Expertise de se soumettre aux « contrôles qualité ». Obligatoires, ceux-ci constituent la seule procédure à même d'ausculter l'organisation du cabinet et de s'assurer notamment que le ratio « d'un professionnel agréé pour dix collaborateurs », transgressé par le passé, est désormais respecté. Prétexte invoqué, en substance « les dossiers relèvent du secret professionnel entre le prestataire et le client ». Dans les instances représentatives, on affirme que Fiducial est « le seul cabinet en France qui refuse ces contrôles. Et tous les cabinets affiliés à Fiducial adoptent la même attitude ». Les sanctions prévues sont lourdes : blâmes, suspension, et radiation.

Pourtant, les représentants interrogés confessent que de telles éventualités sont « hautement improbables ». Pourquoi une telle frilosité ? La « puissance » de Fiducial, les réseaux et la « capacité de résistance » de Christian Latouche n'y seraient pas étrangers. René Ricol, président du cabinet Ricol, Lasteyrie et Associés, n'est pas loin de partager cette analyse :

« Du temps de ma présidence du Conseil, j'avais obligé Fiducial à respecter les règles mais s'opposer à cette structure demande du courage ».

« Personne ne peut démontrer que Fiducial est pris en défaut de détournement de l'exercice déontologique de la profession » fait-on remarquer au Conseil régional Paris. Avant de murmurer que « c'est à la fois fou et fort... ».

« Faire voler en éclats la réglementation »

Cette rébellion chronique de Christian Latouche a pour origine son rejet viscéral de tout organisme de régulation qui perturbe ses convictions « ultralibérales » et qui enrhume le développement de son entreprise. Dans ce terreau idéologique, René Ricol repère le ferment de l'attitude belliciste de son adversaire et de ses écarts :

« Il crut qu'une fois aux commandes du Conseil supérieur j'allais militer en faveur d'un allègement de la loi. Or, je fis tout l'inverse car je pensais que c'était l'intérêt général. Christian Latouche vécut mon attitude comme une trahison ».

Et c'est bien de faire « voler en éclats » l'ordonnance de 1945 dont Christian Latouche rêve. Cette détermination d'éradiquer toute entrave à ses ambitions, et d'affranchir la profession d'obligations qui, selon un ancien président de l'Ordre régional Rhône-Alpes des experts-comptables, « font pourtant sa grandeur et sa qualité », est confirmée par Didier Maïsto. Autrefois attaché parlementaire du député RPR Marc Fraisse - tâche qu'il partagea avec l'actuel secrétaire général de la CGPME du Rhône, Franck Morize -, cet ancien journaliste du Figaro désormais en charge des relations extérieures de Fiducial insiste sur l'obsolescence du cadre et sur « la légitimité et l'utilité » du combat de son patron :

« Comme dans beaucoup de ce qu'il entreprend, il a une longueur d'avance ».

Pour Pierre Grafmeyer, qui fut président de l'Ordre régional, Christian Latouche représente « l'avant-gardisme » face aux apôtres de l'archaïsme et du protectionnisme :

« Il réprouve le principe de la réglementation, mais il défend le métier. Car il est fier d'être expert-comptable ».

« L'Ordre devrait lui savoir gré d'avoir ramené vers lui les clients de DACF (Défense des Artisans et Commerçants Français, épinglée pour ses pratiques comptables illégales) qu'il racheta en 1989 » précise Alain Roux, fondateur de la Coordination des Experts-Comptables.

Trop conscient des dégâts, Christian Latouche se garde bien de toute émancipation séparatiste et continue de naviguer dans cette dualité que regrette un autre ex-président de l'Ordre Rhône-Alpes : son tempérament et son appétit de développer sont « trop à l'étroit dans une profession réglementée », mais il vilipende cette même réglementation qui lui a permis de construire un formidable conglomérat.

Despote éclairé ?

La stratégie de « marque Fiducial », qui donne la primauté à l'entreprise sur les individualités, implique l'effacement, voire l'anonymat des salariés. Elle intègre les impératifs d'une taille et d'une organisation qui exigent de pouvoir remplacer le personnel sans altérer le fonctionnement de l'ensemble - selon un ancien salarié, le turn-over serait « très important : en cinq ans, 85% du personnel de mon agence avaient été renouvelés ».

Elle permet de dépersonnaliser la prestation, et, dans la relation étroite qui lie le conseil au client, de substituer l'enseigne Fiducial à l'expert-comptable. « Nous ne sommes que des numéros », estiment d'anciens collaborateurs. Cette stratégie embrasse aussi les vœux d'un dirigeant dont l'omnipotence et le despotisme - « mais éclairé », précise Didier Maïsto - font l'unanimité, et qui répugne la contradiction et la critique. Autant parce qu'elles embarrassent son fonctionnement autocrate qu'elles pourraient faire ombrage à son rayonnement personnel. « Christian Latouche m'avait laissé entendre que je pourrais devenir son bras droit. Je refusais. Simplement parce que je ne voulais pas devenir son porte-serviette pendant quarante ans » sourit un ancien collaborateur. Selon François Hugues, délégué syndical SNEC-CFDT de Fiducial Expertise :

« Toute personne qui se met en travers de ses idées est écartée. Et lorsqu'il l'a décidé, rien ne l'arrête ».

Une rectitude qui laisse « peu de place » à l'initiative individuelle et qui oblige le personnel racheté lors des opérations de croissance externe à épouser ses idées. « Sous peine, sinon, de partir ».

« Car on ne peut pas progresser si nos idées contredisent celles de Christian Latouche. Pour réussir, il faut être malléable et surtout ne se poser aucune question », complète un ancien directeur d'agence.

Méthodique, Christian Latouche a instauré une architecture pyramidale, faiblement transversale - il incarne le seul lien véritable entre les différents départements du groupe -, qui lui assure le contrôle absolu et modèle cette vassalité. « Il vit dans sa tour d'ivoire. Il est embarqué dans une odyssée parfois irrationnelle, sans que personne puisse le freiner ou endiguer les inévitables dommages collatéraux » observe ce même témoin. René Ricol détaille les répercussions d'un tel fonctionnement :

« L'absence de contre-pouvoirs n'est pas forcément gravissime lorsque, comme Christian Latouche, on est un homme dont l'intelligence et le sens des affaires sont aussi remarquables ».

Le danger, c'est lorsque la garde rapprochée confond « discipline - principe qui lui est cher - et absence d'esprit critique ».

Le spectre de la succession

Provocateur, ce « patron à l'ancienne, loin des paillettes » - dixit Didier Maïsto - assène des discours « politiques » qui fustigent... les politiques. Symptôme de la frustration de ne pouvoir exister politiquement ? « Cette franchise est la preuve que Christian n'est pas le poujadiste ou le populiste si souvent décriés » affirme Bernard Fleur, son ancien directeur de la communication. Pour Franck Morize, cet homme de « valeurs », défenseur« unique » de la cause des petites entreprises, est « trop engagé » dans ses convictions pour accepter tout compromis. Sa vision de la « nation » France dans ses réalités économique, politique, culturelle, philosophique, militaire, « n'est pas compatible avec l'exercice politique ». Ni la brutalité de ses positions.

Sauf peut-être au Front National ? A moins qu'il ne lorgne le strapontin de président de la CGPME. L'avenir? C'est d'abord une politique de croissance interne qui, selon d'anciens collaborateurs, peinerait à relayer celle de croissance externe.

« Résultat » de l'atypisme managérial « sclérosant », l'entreprise ne disposerait pas des ressources humaines suffisantes pour sécréter un tel développement endogène, pourtant le plus «juteux ». Mais le véritable enjeu est plus lointain et porte le nom de « succession ». Agé de 64 ans, Christian Latouche est indissociable d'une entreprise qui le fait « exister », et semble destiné à y œuvrer jusqu'au bout. Mais après ? Fiducial est doublement prisonnière : d'une part de son succès, sa taille gargantuesque hypothéquant toute reprise globale et suggérant l'implosion des métiers - alors que certains d'entre eux, comme Sofiral ou l'informatique, vivent beaucoup de l'interdépendance -; d'autre part de la singularité de son fondateur. L'ordonnance de 1945 qui contingente la composition capitalistique des métiers réglementés, l'absence de succession professionnelle, l'autoritarisme du management et l'extrême personnalisation du fonctionnement jettent un voile opaque.

Le militantisme de Christian Latouche pour faire vaciller la réglementation a aussi pour dessein de dégager les moyens d'assurer la pérennité de Fiducial. Notamment en autorisant l'injection d'établissements financiers au capital de ses sociétés réglementées. « L'entreprise ne pourra pas lui survivre. Mais est-ce bien sa préoccupation ? », se demande un ancien collaborateur. En attendant, Christian Latouche peut toujours contempler sa réussite. Qui, elle, appelle d'unanimes applaudissements. Même s'ils sont parfois glacés.

*NDLR, Christian Latouche a refusé de nous recevoir. Il s'en est expliqué dans une lettre: « (...) En acceptant de répondre à vos questions, alors que vous avez interrogé de nombreuses personnes, je vous placerais dans une alternative dont aucun des deux termes ne serait suffisant. Ou bien vous me feriez part de l'ensemble des témoignages recueillis sur moi et je me risquerais à devenir votre censeur ; ou bien vous ne m'en révéleriez qu'une partie et je m'exposerais à être votre victime. En conséquence, je ne souhaite pas davantage compliquer votre tâche. Vous êtes libre d'écrire ce que vous pensez être juste et vrai sur ma personne, comme je suis libre de ne pas m'associer à votre démarche, que je respecte totalement par ailleurs (..) ».

 

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Commentaire 1
à écrit le 28/10/2014 à 18:55
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article intéressant et j'aimerai entrer en contact avec Denis Lafay pour actualiser ses infos cordialement

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