Jeux olympiques : « L'étude d'impact économique ne donne aucune légitimité à engager des dépenses » (Christophe Lepetit)

ENTRETIEN- Réunis à Lyon à l'occasion de la 15e édition des Journées de l'économie, organisées du 14 au 16 novembre par la Fondation Innovation et Transitions, Wladimir Andreff, président de l'observatoire de l'économie du sport, et Christophe Lepetit, chargé d'études économiques au Centre de droit et d'économie du sport de Limoges, ont répondu aux questions de La Tribune au sujet du financement des Jeux olympiques. Si les surcoûts sont, selon eux, mot d'ordre en raison de la structure même de la procédure de sélection d'une candidature, une partie des questions de société ne sont pas soulevées lors des études d'impact réalisées en amont. Alors que les Alpes françaises viennent de déposer leur dossier pour l'obtention des Jeux d'hiver 2030, les enjeux de décarbonation et d'infrastructures pour le territoire sont au cœur de la réflexion que devra mener la société, estiment les deux universitaires.
La conférence, animée par la journaliste Aliette Hovine (à gauche), réunissait de gauche à droite : Nicolas Scelles, chercheur auprès de la Business School of Manchester Metropolitan University, Daniel Karyotis, directeur général de la Banque Populaire ARA, Wladimir Andreff, professeur honoraire de Sciences économiques à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et Christophe Lepetit, chargé d'études économiques au Centre de droit et d'économie du sport de Limoges.
La conférence, animée par la journaliste Aliette Hovine (à gauche), réunissait de gauche à droite : Nicolas Scelles, chercheur auprès de la Business School of Manchester Metropolitan University, Daniel Karyotis, directeur général de la Banque Populaire ARA, Wladimir Andreff, professeur honoraire de Sciences économiques à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et Christophe Lepetit, chargé d'études économiques au Centre de droit et d'économie du sport de Limoges. (Crédits : Emma Rodot - La Tribune AURA)

LA TRIBUNE- Comment analysez-vous la gestion des budgets des villes et pays hôtes des Jeux olympiques d'un point de vue historique ? Les dépassements de coûts, dont les jeux de Sotchi ou encore de Pékin ont notamment été l'illustration, sont-ils systématiques ?

WLADIMIR ANDREFF- Les coûts des Jeux olympiques sont presque systématiquement dépassés depuis très longtemps, à commencer par les Jeux olympiques d'hiver de Grenoble en 1968, avec un déficit de 87 millions de francs, mais aussi ceux d'Albertville en 1992, pour ce qui concerne la France. Dans les deux cas, il y avait une dette. Mais le pire cas, c'étaient les JO de Montréal en 1976, puisqu'ils ont laissé un déficit d'1 milliard de dollars et que la dette n'a été remboursée qu'en 2006. Nous pouvons aborder cette question du dépassement des coûts sous deux angles de vue : soit on se réfère à la politique d'attractivité des grands événements internationaux par les autorités, soit à celle du Comité international olympique (CIO) quant aux modalités d'attribution des Jeux aux villes candidates. Pour le premier, il y a deux moments importants dans l'évaluation des coûts : d'abord, le dossier de candidature. Puis, le coût véritable, à l'ouverture des Jeux. La différence entre les deux constitue le taux de dépassement des coûts. Pour les Jeux de Paris 2024, d'après les dernières données de la Cour des Comptes (2022), nous avions déjà dépassé les coûts de 31 %, en passant d'un peu plus de 6 milliards à environ 8 milliards d'euros, principalement sur la partie des investissements. Pour les jeux de Pékin, les coûts étaient 12 fois plus élevés. Pour ceux de Sotchi, quatre fois plus.

CHRISTOPHE LEPETIT- La France a notamment la chance d'avoir la Cour des Comptes pour mettre en place des procédures de suivi et de contrôles réguliers pour réviser les projets et documenter, chemin faisant, les potentiels dépassements. Cela met une forme de pression pour respecter les budgets et justifier les dépassements. C'est ce qui nous prémunit, un peu, d'une explosion totale et incontrôlée des coûts.

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Pourquoi les surcoûts sont-ils légion ? Les Etats et le CIO n'ont-ils pas retenu les leçons du passé ?

W.A-  Il y a plusieurs explications. La première, c'est le mode d'attribution des Jeux olympiques par un système qui ressemble à des enchères. La théorie des enchères dit qu'il peut survenir ce qu'on appelle en anglais une « winner's curse », soit « malédiction du vainqueur ». Le CIO ouvre en effet les Jeux aux enchères en mettant en concurrence plusieurs villes candidates qui doivent surenchérir les unes sur les autres. Donc imposer les Jeux les plus fabuleux, au coût le plus faible possible. Ce qui constitue une aberration pour un économiste. Pour présenter un dossier qui a des chances de l'emporter, la ville va sous-estimer systématiquement les coûts réels, ou encore surestimer les recettes. C'est ce qu'a démontré mathématiquement Richard Thaler, prix Nobel d'économie : dans une situation d'enchère, dont les participants ne connaissent pas la valeur de l'objet, le vainqueur est celui qui l'a le plus surestimée. Mais, en conséquence, il va payer beaucoup trop cher. La ville hôte désignée par le CIO, c'est celle qui a le plus sous-estimé ses coûts, surestimé ses revenus, et quand elle est désignée, ce sont les coûts réels, beaucoup plus grands, qui s'imposent.

La deuxième explication, celle du CIO, est la faible cohérence des projets de Jeux olympiques. C'est-à-dire que les politiques locaux surchargent le budget des Jeux pour bâtir des infrastructures. Le CIO affirme perdre le contrôle sur les politiciens locaux une fois l'événement attribué.

Une troisième explication, qui a plutôt cours aux Etats-Unis, est celle des passagers clandestins. Quand il y a un gros fromage, certains acteurs essayent de se servir : des architectes, des entreprises de construction, d'hôtellerie et restauration... Ils causent même des déficits publics pour des profits privés. Cette explication est plus probable lorsque la part des fonds publics est importante dans le financement des JO.

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Observez-vous une évolution de la gestion des budgets et de l'appréhension des surcoûts au fil des événements ? Le CIO se déclare très attentif à ces questions, en plaçant le volet budgétaire au cœur de sa stratégie décisionnelle.

W.A- Il y a deux évolutions. La première, c'est qu'il y a de moins en moins de candidatures, donc moins de surenchères. Si vous prenez l'attribution des Jeux de Paris 2024 : quelques mois avant, il y avait encore deux autres candidats, qui étaient Budapest et Los Angeles. Finalement, Budapest se désiste. Au moment de la prise de décision, Los Angeles se retire aussi. Paris obtient 2024 et, conséquence, le CIO attribuant en même temps ceux de 2028, Los Angeles se retrouve dans sa situation préférée : être un candidat unique aux Jeux de 2028. Comme le dit la théorie de l'enchère : s'il n'y a pas d'enchères, il n'y a pas de surcoût. Donc Los Angeles a joué finement et peut, je l'annonce, ne pas dépasser ses coûts, sauf infinitésimales, en 2028. C'est une évolution. On ne peut pas s'attendre à un déficit.

C.L- On peut ajouter à cela que Los Angeles a quatre ans de plus pour les organiser que la France. Si les dépassements de coûts sont quasiment systématiques, on peut ici parler même de dépassement de revenus pour Los Angeles, qui pourrait non seulement supplanter ses coûts mais aussi, peut-être, générer une rentabilité.

W.A- La deuxième évolution, c'est que depuis l'attribution des Jeux d'hiver de Milan et Cortina d'Ampezzo en 2026, la procédure du CIO a changé. Avant l'attribution, ils étaient en effet trois candidats et ont dû, tous, travailler ensemble pendant un an, avec une commission du CIO. Cela atténuait un peu la concurrence, la surenchère. Ils en ont dissuadé un. Les deux derniers ont travaillé avec le comité une année supplémentaire. Les deux villes se sont un peu frottées, et finalement Milan l'a emporté. Discuter des conditions permet d'atténuer le pouvoir de monopole du CIO, en position de force, mais bien conscient du problème et de la raréfaction des candidatures.

Sur quels aspects y a-t-il le plus de risques de surcoûts ?

C.L- Il peut toujours y avoir des risques de dépassements à deux échelles aujourd'hui : le premier élément, c'est sur la partie sécuritaire. En effet, n'intègre le budget des Jeux que la sécurisation des sites de compétition, et non le budget de la sécurité civile, de l'espace public, pris en charge par l'Etat, et très souvent dépassé. Le deuxième point, c'est le sujet des infrastructures. Par exemple, dans le cas de la candidature des Alpes françaises aux JO d'hiver 2030, il faudrait regarder le détail. Quand on entend parler de désenclavement de vallées, cela signifie-t-il qu'on envisage des infrastructures lourdes ? Seraient-elles réalistes dans un délai de temps de six ans en France ?

W.A- L'exemple de désenclavement réussi, c'est Albertville. Le TGV dessert la vallée, ainsi que l'autoroute. Cela a eu des effets bénéfiques, comme la revalorisation du parc immobilier de montagne. Néanmoins, les Jeux ont fini en déficit. C'est la question d'un équipement sportif un peu plus luxueux, d'une route d'accès pas prévue...

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Les deux régions Auvergne-Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte-d'Azur présentent en effet une candidature commune pour les Jeux d'hiver 2030. Elles font pour l'instant face à deux concurrents, la Suisse et la Suède, et font notamment valoir la réutilisation de 95 % des infrastructures, déjà existantes. Si aucun budget n'est pour l'instant communiqué, cette candidature a-t-elle des chances de l'emporter au regard des enjeux de financement actuels, mais aussi sur les questions environnementales et sociales ?

C.L- Nous avons trop longtemps vu des « éléphants blancs », à savoir de grands projets publics inutiles qui ont coûté très chers et sont tombés à l'abandon. Malheureusement, on le voit encore parfois. Prenons l'exemple de Milan Cortina : ils ne cessent de répéter vouloir rénover le tremplin de saut à ski construit pour Turin 2010, qui ne sert plus. Ils veulent remettre 50 millions d'euros sur cet équipement, mais le CIO refuse et demande d'utiliser des équipements à l'étranger. Ce sujet est capital. Il faut aller dans des pays où les infrastructures existent déjà et ne demandent qu'une transformation légère. En ce sens, la candidature des Alpes fait sens.

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Un des points concerne également la multiplication des lieux, allant de Nice (Alpes-Maritimes) pour la patinoire et la cérémonie de clôture, à la Haute-Savoie pour le ski notamment. Est-ce un atout ?

C.L- Quand on réfléchit aux Alpes françaises, cela fait plus sens de faire une candidature commune des Alpes, qui sont bien dotées en infrastructures, plutôt que de tout réaliser à Isola 2000. Mais derrière, se posent des questions sur la gouvernance du projet, avec des responsables politiques, deux présidents de région et un maire, dont les égos ne sont pas les moins développés. Cela pose aussi la question de l'accord de ces personnes sur la gouvernance.

W.A- Il existe plusieurs solutions pour atténuer le surcoût, testées ou pas par les institutions. L'UEFA a par exemple testé la multi-localisation, dans douze pays. Cela veut dire moins de coûts et moins d'impacts pour chacun d'eux. Et la taille de l'événement est plus raisonnable. La FIFA aussi fait tourner les continents. Mais si vous voulez vraiment atténuer les surcoûts, vous arrêtez les enchères.

En tant que représentants d'observatoires, avez-vous déjà été sollicités pour l'évaluation de cette candidature alpine ?

W.A- Pour l'Observatoire d'économie du sport, nous avons un budget limité et sommes déjà sollicités par ailleurs. Une étude se termine en ce moment sur le championnat du monde de ski de Chamonix. Une autre est en cours sur la coupe du monde de rugby. Une autre démarre sur les JO de Paris 2024, sur lesquels douze études sont déjà en cours de réalisation en France, plus une treizième de France Stratégie, qui serait publiée en 2025. Concernant les JO 2030, il se peut que l'observatoire soit saisi d'un projet d'étude ex ante, avant le dépôt de projet de candidature. Mais aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas déjà des discussions. Les organisateurs peuvent souhaiter un prestataire local, ce n'est pas exclu.

C.L- Nous réalisons également des études d'impact au Centre de droit et d'économie du sport (CDES), en y mettant toutes les précautions d'usage : nous prévenons que cela ne légitime pas la démarche et, d'un point de vue un peu idéal, il faudrait les faire avec un programme d'optimisation des effets. Mais cela ne fonctionne pas comme ça. Car l'objectif de ces études, commandées par les comités olympiques ou la puissance publique, est bien souvent de convaincre du bien fondé d'un projet. Or, cela nous donne certes le résultat d'une stimulation de l'économie, mais aucune réponse aux questions suivantes : faut-il stimuler l'économie avec cet événement ? L'économie serait-elle plus stimulée avec un autre événement ? Et cela ne répond pas non plus aux nombreuses questions sociales et environnementales. Sur le désenclavement, ou les solutions alternatives à la neige, est-ce que les Jeux permettraient d'atteindre partiellement des objectifs de transition ? Les économistes peuvent donner tous les outils d'aide à la décision, mais au final, la décision est politique et prise autrement, sur d'autres bases.

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Pour autant, les autorités s'appuient bien sur des études en amont, qu'elles jugent nécessaires, pour orienter leur candidature et cadrer budgétairement leur portefeuille.

C.L- Les études d'impact cherchent à mesurer une évolution, sur un territoire et une période donnés, du surplus de richesse crée, qu'il soit positif ou négatif. C'est donc un exercice contrefactuel, comparé avec l'économie qui aurait été générée sans les Jeux olympiques. On cherche à évaluer les impacts directs, primaires, mais aussi indirects et induits, donc secondaires. En revanche, cet outil ne donne aucune légitimité à engager des dépenses. Ce n'est pas ce qui permet de dire si oui ou non il faut y aller. Pourtant, beaucoup d'études sont commanditées. Et certains travaux sont « mal menés », par des cabinets d'études par exemple, qui arrivent à une surestimation de l'impact, notamment ex ante. Par exemple, une organisation que je ne citerai pas avait réalisé une étude avant la Coupe du monde de rugby 2007, montrant des retombées économiques de 8 milliards d'euros, sur quatre ans. Le CDES, en aval, les a mesurées à 540 millions d'euros. Soit 14 fois moins.

Leurs résultats dépendent donc de la qualité des données et la largeur du spectre étudié en aval. Comment les garantir ?

C.L- Il est indispensable d'avoir l'accord du comité de candidature et du CIO pour avoir toutes les données nécessaires, à savoir les budgets prévisionnels, les localisations des sites, les investissements. Il faut la collaboration pleine et entière des parties prenantes, tout en gardant à l'esprit l'indépendance du cabinet. Sur notre étude réalisée en 2016 pour les JO de Paris 2024, nous avons obtenu un accord d'accès à toutes les données et avons placé ces travaux sous la supervision d'experts scientifiques, dont Wladimir Andreff, d'Holger Preuss et de Stéphane Schimanski, plutôt « JO sceptique ». Ils les ont relu, ont formulé des critiques. Mais il faut aussi pouvoir communiquer les résultats. Je me rappelle, à quelques jours de la publication de notre étude en 2016 sur Paris, que l'on nous a demandé de ne communiquer que sur le scénario haut, et non sur la fourchette. Ils ont finalement changé d'avis, en communiquant sur un scénario « à privilégier ». Finalement, les mêmes questions se poseront pour la candidature 2030 : est-ce qu'une étude sera réalisée ? Par qui ? Dans quelles conditions et qu'est ce qui sera communiqué à la fin ?

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Commentaires 2
à écrit le 15/11/2023 à 10:19
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Jo2024 : on va encore payer !! Enieme réforme des retraites à coup de 49.3 de Macron- Borne avant de partir? Tous les gouvernements mentent …

à écrit le 15/11/2023 à 8:04
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Oui mais le monde n'est pas n'est pas entre les mains d'universitaires mais de financiers cupides et sans âme.

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