Surtourisme : à Chamonix, le paradis de l’alpinisme s’engage dans un jeu d’équilibriste pour réguler sa fréquentation

DOSSIER (2/4). Depuis la découverte de la Vallée de Chamonix par les deux explorateurs britanniques Windham et Pococke en 1741, et la première ascension du « Toit de l’Europe » par Jacques Balmat en 1786, l’attractivité de la région ne se tarit pas en Haute-Savoie. Alpinistes, fans d’escalade, vttistes et skieurs s’y massent en nombre, été comme hiver. Au point que certaines voix alertent sur une forme de « surtourisme ». Une expression qui crispe et divise, même si de premières pistes de régulation et des réglementations se dessinent. Un véritable jeu d’équilibriste à trouver entre protection de la biodiversité, économie et liberté. Décryptage.
Espaces publics, marketing, logements : face à la croissance du nombre de touristes se rendant dans la Vallée de Chamonix, des voix appellent à encadrer certaines pratiques.
Espaces publics, marketing, logements : face à la croissance du nombre de touristes se rendant dans la Vallée de Chamonix, des voix appellent à encadrer certaines pratiques. (Crédits : DR/Hensli Sage)

Culminant à 1.035 mètres d'altitude, Chamonix (Haute-Savoie) est lovée entre deux massifs : celui du Mont-Blanc et celui des Aiguilles rouges, véritables paradis pour les fans d'escalade, de ski, d'alpinisme, de trail ou de randonnée.

« La vallée de Chamonix est un grand site touristique qui a construit son économie sur le tourisme depuis près 2 à 300 ans et la première ascension du Mont-Blanc », retrace Eric Fournier, maire de Chamonix et de la communauté de communes du Mont-Blanc.

S'il l'élu refuse à utiliser le terme de « surtourisme » aujourd'hui, il ne nie pas l'importance du nombre de visiteurs à venir tenter l'ascension du plus haut sommet d'Europe et arpenter les sentiers et les sommets de la région. Car cela se confirme dans les chiffres.

« Au cours des cinq dernières années, on constate ainsi « une progression annuelle de 8% du nombre de nuitées, avec un rythme de plus 4% l'hiver et de 11% l'été », détaille le directeur de l'Office du tourisme de Chamonix, Nicolas Durochat. Ainsi en 2022, 8,2 millions de nuitées ont été comptabilisées, sans compter les excursionnistes. Un chiffre en hausse.

Cette croissance se concentre majoritairement sur la période du 1er mai au 30 octobre, engendrant ainsi « un étalement de l'activité touristique » sur la quasi-totalité de l'année. « Cela signifie également qu'il n'y a quasiment plus de période permettant aux habitants de souffler, ce qui rend l'acceptabilité du tourisme de plus en plus faible [pour les habitants] », observe t-il.

Un phénomène auquel s'ajoute l'accueil de nombreux événements culturels et sportifs et l'arrivée d'une nouvelle typologie de touristes : les excursionnistes, des visiteurs qui viennent à la journée pour réaliser une excursion.

Véritable poumon économique de la vallée de Chamonix, le tourisme représente plus de 70% de son activité économique avec plus de 5.000 emplois directs et indirects concernés sur une population (hors saisonniers) de 13.000 habitants, rappelle Eric Fournier. En 2023, cette activité aurait généré 850 millions d'euros de dépenses directes selon Bloomberg.

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Le sujet, aussi politique qu'économique, est au cœur d'une bataille de communication, entre ceux qui prônent une liberté absolue en montagne et ceux qui veulent davantage réglementer les usages. Très sollicités sur ce sujet, le maire de Chamonix, a organisé une conférence de presse, en pleine saison touristique, le 19 juillet dernier, pour exprimer ses positions sur les sites qui « concentrent » les touristes.

Guerre des mots, guerre des chiffres

« Les élus parlent toujours de "pics de fréquentation" ou de "concentration", c'est une manière de déprécier la notion de surtourisme mais les habitants, qui sont les premiers touchés, l'utilisent bien », assure Stéphane Lagarde, élu EELV des Houches.

Une vision également partagée avec le maire de Saint-Gervais-les-Bains (Haute-Savoie), Jean-Marc Peillex, également président de la Communauté de Communes Pays du Mont-Blanc et de la Régie de l'Office de Tourisme qui possède sur sa commune un géant de 4.807 mètres : le Mont-Blanc.

« J'ai tiré la première fois la sonnette d'alarme pour la fréquentation du Mont-Blanc en 2003 pour arriver à une décision grâce au président de la République en 2020. On est les premiers à avoir parlé de ce phénomène, avant que cela ne soit repris ailleurs »,  assène Jean-Marc Peillex, comme pour montrer le retard pris par les autorités sur le sujet.

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« Chaque jour, 200 à 300 personnes tentent l'ascension du Mont-Blanc, ça peut paraître peu. Surtout en comparaison avec la vallée de Chamonix qui, grâce à son attractivité, peut attirer jusqu'à 100.000 visiteurs par jour, ce qui est énorme. Mais la ville dispose des infrastructures nécessaires », remarque à nouveau l'édile.

Un chiffre (100.000 visiteurs) réfuté par Eric Fournier il y a deux ans dans les colonnes du Point, qui avance quant à lui 15.000 à 25.000 excursionnistes par jour.

Une bataille des chiffres qui interroge sur l'évaluation de cette fréquentation.

Et justement, lors de cette conférence de presse, Eric Fournier a indiqué la création par la communauté de communes de la Vallée de Chamonix-Mont-Blanc, en lien avec l'Office du tourisme, d'un Observatoire touristique afin de mesurer et compiler plusieurs indicateurs. Celui-ci s'appuiera notamment sur les éco-compteurs installés sur différents sites par l'Aster, le conservatoire d'espaces naturels de Haute-Savoie.

Les premiers résultats dessinent « une réelle augmentation du nombre de visiteurs sur les sites de moyennes montagne et notamment les lacs et les balcons ». Ce, grâce aux remontées mécaniques permettant de gagner quelques centaines de mètres de dénivelé en une poignée de minutes et au déploiement des vélos électriques tout terrain. Tandis que la fréquentation en haute montagne, elle, diminue.

À la place des quotas, la réservation

Les maires de Chamonix et de Saint-Gervais refusent de prendre des quotas, même si le second appelle à encadrer davantage les pratiques.

« En effet, il y a des quotas pour aller dans les Calanques. Mais est-ce pécher de dire qu'on préfère permettre à un nombre raisonnable de personnes d'y aller, plutôt que d'avoir un raisonnement binaire : j'autorise ou j'interdis tout », développe Jean-Marc Peillex, qui s'appuie sur le cas du Mont-Blanc dont l'ascension nécessite désormais une réservation en refuge : « Ce n'est peut-être pas bien de limiter encore. Et encore nous n'avons pas vraiment limité le nombre d'ascensions, car on remarque que le nombre de réservations en refuge est inférieur à leur capacité totale ».

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Du côté de Chamonix, Nicolas Durochat, le directeur de l'Office du tourisme, présente même cette « concentration » touristique comme un avantage :

« Si l'on instaurait des quotas, le surplus de clientèle serait peut-être dispatché sur le reste du territoire. Or, cette concentration permet de limiter les aménagements. Nous avons déjà commencé à protéger les sentiers depuis deux ou trois ans et nous avons mis en place de gros balisages » pour éviter que les touristes ne piétinent les zones humides autour des chemins.

Celui-ci souligne également la mise en place de la réservation obligatoire pour accéder à l'Aiguille du midi, avec une jauge maximale à 4.800 visiteurs par jour, alors qu'on a pu observer par le passé 5.700 passages par jour.

Eric Fournier se targue quant à lui d'avoir interdit toute nouvelle construction immobilière à vocation touristique, limitant à environ 82.000 le nombre de lits disponibles, et ne pas vouloir augmenter le nombre de remontées mécaniques. Avançant même qu'à « la fin de ce mandat, il y aura moins de remontées mécaniques qu'au début de mon premier mandat (en 2008) ».

La réservation limite le bivouac, pas les passages

Depuis cette année, la réservation devient également obligatoire pour bivouaquer sur des zones prédéfinies, au sein des réserves naturelles nationales des Aiguilles Rouges, Carlaveyron et Vallon de Bérard. Ainsi 95 places seront proposées, dont 35 pour les lacs de Chéserys, tandis que le bivouac reste interdit au Lac Blanc. Ceux qui chercheraient à s'affranchir du système pourraient recevoir une amende. Idem en cas de non-respect des horaires. Deux nouveaux gardes assermentés ont d'ailleurs été recrutés pour augmenter la surveillance sur ces sites.

« Nous ne voulons pas être liberticides, mais il ne faut pas tout laisser passer. En réalité cette mesure est assez symbolique », admet Eric Fournier, qui se justifie, indiquant que le véritable impact provient du mode de transport utilisé par les touristes. « Néanmoins c'est symbolique et on veut montrer qu'on prend les initiatives nécessaires » comme l'ont déjà fait de nombreux espaces naturels.

Deux nouveaux agents ont été recrutés au sein de la réserve pour s'assurer du bon suivi de cette règle, montant à quatre le nombre de gardes disponibles. Mais cela ne changera pas l'attractivité du lieu et la massification, à certaines périodes de l'année, des touristes sur des sites emblématiques. Et leur impact potentiel sur la biodiversité, encore non évalué. Une mission que le Centre de recherches sur les écosystèmes d'altitude (CREA) devrait bientôt commencer à mener via une étude plus large sur l'impact de toute activité humaine sur la biodiversité, pastoralisme compris.

Repenser le marketing

De même, face à cet afflux, faut-il arrêter de faire la promotion de ces sites ? D'une certaine manière, oui.

L'Office du tourisme ne met plus en avant ses sites sur sa page d'accueil et a arrêté depuis une dizaine d'années toute promotion touristique en Auvergne-Rhône-Alpes et dans des destinations lointaines. Résultat : les touristes asiatiques ne représentent plus que 1 % des visiteurs, contre 55 % pour les touristes français.

« En 2019, notre stratégie a été de dire : on sort complètement du tourisme de masse. Ce qu'on veut, c'est un tourisme de qualité, c'est-à-dire qui vient consommer l'intégralité de notre expérience », de l'achat de son matériel de randonnées au forfait en passant par la restauration, développe Nicolas Durochat.

Avec la volonté de réduire le nombre de touristes au profit de visiteurs restant plus longtemps - alors que la moyenne des nuitées est inférieure à 3.

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« On veut fidéliser et il faut donner un avantage aux personnes qui viennent et qui résident dans la vallée. Un avantage qui est notamment tarifaire. C'est l'une des discussions que j'ai depuis plusieurs années, qui est en train d'aboutir et que l'on va accentuer », avance t-il. Avec en ligne de mire le prix des remontées mécaniques qui pourrait être corrélé au temps de séjour.

Une offre qui dénote avec les multipass et forfaits actuellement proposés permettant d'accéder à plusieurs remontées en 24h et pousse les touristes à « consommer » plusieurs sites en s'y rendant juste pour faire une ou deux photos.

Et surtout, un pied de nez non dissimulé aux excursionnistes, « un public qui consomme uniquement du parking ou une remontée mécanique sèche », pointe Eric Fournier. De même, on observe également un phénomène de « staycation » poursuit Nicolas Durochat, c'est-à-dire, des locaux qui viennent profiter des activités mais n'ont pas besoin d'hébergement.

« Participant peu à l'économie locale, ces publics ne peuvent pas être considérés exactement de la même manière que ceux qui viennent en séjour et ont réservé un hébergement une semaine », insiste le maire de Chamonix.

Sans compter que ces publics, parfois néophytes, n'ont pas toujours les codes de la montagne.

« On met des urbains avec leurs habitudes et comportements d'urbain en haute ou moyenne montagne : ils ont l'habitude qu'on nettoie derrière eux et qu'on vienne à leur secours parce que les pompiers sont à côté de chez eux en ville...», dresse comme constat Jean-Marc Peillex, évoquant également des enjeux de sécurité pour ces touristes.

Pour mieux mesurer leur nombre et leurs comportements, la communauté de Chamonix s'est associée à la société Orange, qui « a développé une technologie qui permet d'identifier le comportement des clients grâce aux puces de leur portable et notamment d'identifier s'il fait l'aller-retour dans la journée », détaille le maire de Chamonix, qui reconnaît cependant un manque de précision. D'où le lancement d'études complémentaires par l'office du tourisme de Chamonix.

Une stratégie qui n'épargne pas non plus les influenceurs. « On pourrait être tenté de travailler avec des influenceurs parce qu'ils font des millions de vues. On se l'interdit et on choisit chaque année un influenceur sur chacun de nos trois piliers de notre plateforme de marque : nature captivante et histoires extraordinaires » , précise Nicolas Durochat.

Réduire aussi la voilure dans l'événementiel

En parallèle, une autre dynamique vient s'ajouter : au cours des dernières années, le nombre d'événements d'ampleur accueillis par Chamonix a augmenté. Avec comme emblème, l'Ultra trail du Mont-Blanc (UTMB). Questionnant sur l'impact de telles compétitions sur la biodiversité.

« Une compétition avec 500 à 1.000 personnes, ce n'est pas la même chose que des ultra-trails, ici ou ailleurs dans le monde, qui drainent des dizaines de milliers de personnes » qui se suivent sur le même parcours, souligne de son côté Jean-Marc Peillex.

Des réflexions qui semblent avoir été entendues par l'élu de Chamonix. « La position de la collectivité est de dire : pas de nouveaux accueils d'événements avec même une tendance à en réduire le nombre », tout en travaillant avec les organisateurs pour limiter le nombre de participants.

Une autre mesure est également poussée : privilégier l'accès à la réservation aux personnes qui viennent en transport en commun et notamment en train. Déjà mise en place par le Club de sport de Chamonix, la prérogative sera aussi poussée auprès de l'UTMB par exemple.

« Le cabinet a travaillé avec la SNCF pour favoriser un package train et événements. Demain, je ne veux pas qu'on aille seulement sur de tels dispositifs le temps de l'événement, nous souhaitons développer des packs avec les remontées mécaniques et la SNCF pour réduire les coûts ». Ce, afin de « limiter l'accès au parking pied de piste qui sera payant. Ce qui n'est pas très populaire », reconnaît il.

Un seul meublé touristique autorisé par personne

À ces précédents enjeux s'en ajoute un dernier et non des moindres : celui des meublés touristiques qui ont longtemps bénéficié d'une souplesse réglementaire. Un temps en partie révolu, l'Assemblée nationale ayant voté, le 21 mai dernier, la loi Airbnb donnant davantage de pouvoir de réglementation aux autorités locales.

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La commune de Chamonix est également passée en catégorie A+, le 5 juillet dernier, ce qui la classe en zone tendue au même titre que Paris, une reconnaissance attendue depuis longtemps.

« On ne règlera pas le problème du logement en produisant du logement neuf car nous n'avons pas les moyens », insiste Eric Fournier qui pointe surtout le risque croissant de mutation des logements destinés à de la location longue durée en meublés touristiques mis en location sur des plateformes.

La communauté de communes entend ainsi serrer la vis à cette pratique. Le 25 juillet prochain, les communautés de communes de la vallée Chamonix Mont-Blanc voteront ainsi la limitation à un bien louable par personne avec, en sus, une déclaration à faire à la collectivité.

Concrètement, dès le 26 juillet, Airbnb demandera un numéro d'enregistrement à chaque propriétaire pour permettre la publication de l'annonce. Si la collectivité répond que ce numéro n'est pas autorité, l'annonce sera retirée. « Tous les ans, ces plateformes devront nous donner la liste des logements qu'elles recensent et leurs données exhaustives sur le nombre de nuitées », détaille l'édile haut savoyard.

Un encadrement strict, présenté comme une première pour les stations de montagne. Et qui se veut surtout être un premier pas pour analyser la situation et estimer l'ampleur du phénomène.

Aujourd'hui, 4.500 meublés touristiques sont déclarés avec 80% de mono propriétaires pour  les personnes physiques. « Nous allons attendre d'avoir les données et nous ajusterons si nous sommes trop libéraux ou non », poursuit le maire de Chamonix qui a déjà une seconde cible en tête : les personnes morales.

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Commentaire 1
à écrit le 24/07/2024 à 14:27
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"Depuis la découverte de la Vallée de Chamonix par les deux explorateurs britanniques Windham et Pococke en 1741" : c'est ça, les Anglais ont découvert l'Amérique du Nord, puis ensuite ont découvert la vallée de Chamonix...Il y avait peut-être quelqu...

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