Axel Kahn : "Covid-19 : un immense défi éthique"

LE MONDE D'APRES. A "crise exceptionnelle", convocation "exceptionnelle de l'éthique". Et à cette exigence, les éclairages d'Axel Kahn sont lumineux, qui escortent au cœur d'un foisonnement de sujets, d'un maquis épineux, d'un enchevêtrement d'enjeux ambivalents. Et d'un contexte perfide, celui de "sciences et techniques triomphantes" par la faute duquel la vie est sacralisée et la mort inacceptée. Les biais éthiques que soulève la gestion sanitaire, politique et humanitaire de la pandémie se compénètrent : quel chemin choisir entre les impératifs épidémiologiques et les exigences socio-économiques ? Quel chemin retenir entre l'orthodoxie protocolaire et l'aventure empirique ? Quel chemin tracer entre la voix de la science et celles des élites (politiques, économiques, idéologiques), "commandées" par l'opinion publique et empoisonnées par les nouveaux médias ? Quel chemin défricher entre la gestion d'une "épidémie banale" et celle d'un "désastre sociétal" ? Le sort politique réservé aux personnes âgées ou vulnérables est l'un des plus symptomatiques, et qu'il ait à ce point excédé le président de la Ligue contre le cancer n'a rien d'étonnant. Car il incarne aux yeux du généticien une problématique éthique parmi les plus cardinales : le "souci de la fragilité", pierre angulaire et justification même de "toute société humaine".
(Crédits : Hamilton/Rea)

La Tribune : L'époque, inféodée aux fantasmes du progrès technologique, a porté à son paroxysme les principes de maîtrise, d'anticipation, et même d'éradication du mal, au risque d'une aseptisation de la société et d'une rétraction des libertés - de plus en plus assumées. L'ennemi "toléré" doit être visible, cernable, et suffisamment vulnérable pour être "neutralisé". L'humanité semble avoir oublié que le virus, aux propriétés inverses, est partie prenante de la vie.

Axel Kahn : Une vie sans virus est impossible, les virus en sont l'une des manifestations essentielles. Des éléments génétiques, des "aliens" en chacun d'entre nous et dans toute cellule vivante, dont "l'égoïsme" est poussé à son extrême. Pour un virus, une seule exigence, se perpétuer et disséminer. En bonne intelligence avec son hôte, tels Sars-Cov-1 et Cov-2 avec les chauves-souris, le VIH avec certains singes de l'ancien monde. Ces êtres vivants ont eu le temps de s'adapter au virus, ils le produisent sans périr, "tout le monde est content". Si cela se trouve, ces bêtes en tirent même un avantage. Mais, patatras, le virus se trouve infecter par hasard, directement ou via un hôte intermédiaire, une autre bête, un humain, que la sélection n'a nullement préparé au fil des centaines ou milliers d'années - souvent beaucoup plus - à vivre en bonne intelligence avec le virus parasite. Ce dernier fait la seule chose qu'il sache faire, infecter des cellules pour se multiplier. Cela finit par tuer les cellules, peu importe pour le virus, il a prospéré et multiplié. Parfois même cela tue aussi l'organisme entier, la personne malade (Ebola, fièvre de Lhassa, etc.) Là encore peu importe si le virus a eu le temps nécessaire à sa fabrication par les cellules avant la mort de l'animal, de l'humain. Et qu'il reste des vivants à infecter. Il arrive souvent que l'organisme infecté réponde à l'agression en synthétisant des anticorps aptes à neutraliser l'agent infectieux. La maladie guérira, c'est le cas habituel des maladies infantiles (rougeole, varicelle...) et de Sras-CoV-2. Sinon, la maladie ne guérira pas, elle sera chronique en finissant ou non par emporter l'hôte (Sida).

Pour le virus, aucune différence, élément constructeur de la vie ou ange de la mort, il est dépourvu de dessein et de rancune, il est. Il ira. Tant que l'homme sera, il rencontrera des virus. Ils ne seront pas tous bénins.

 Au moment où se construit ce dialogue, nous sommes aux prémices des conséquences et des enseignements de la pandémie. Tant commence tout juste de surgir, d'être saisi et encore non interprété, tant est encore en germe, et n'éclora, doucement ou violemment, que dans les semaines et les mois à venir. Il est, en revanche, une incontestable, spectaculaire et si juste reconnaissance : celle des soignants. Ces soignants insuffisamment considérés par les pouvoirs publics, ces soignants dont le cri de désespoir clamé depuis des années était négligé par l'exécutif et muselé par de sévères arbitrages budgétaires, ces soignants qu'il faudra reconnaître autrement que par de généreux applaudissements à 20 heures. Ces soignants incarnant un "care" - prendre soin d'autrui - enfin mis en lumière.

Effectivement. Et dont le geste le plus éclairant est d'accomplir leur devoir. Spécialiste des yeux à Wuhan, le docteur Li Wenliang s'est alerté dès décembre 2019 de la multiplication des cas de pneumonies atypiques sévères. Soupçonnant l'émergence d'une épidémie virale ressemblant au SRAS-1 de 2003, il a donné l'alerte. Il a été blâmé, menacé, on l'a fait taire. Puis, l'alerte a enfin été prise au sérieux, les autorités chinoises ont réagi avec l'exceptionnelle efficacité de cet immense pays, puissant, d'un immense niveau scientifique et sanitaire, par ailleurs une dictature. Li Wenliang a été au front. Il a combattu. Il a été contaminé, il est mort. Mais pourquoi ce dévouement d'un homme que les autorités avaient d'abord maltraité ? Parce que c'était son devoir. Cette force puissante, irrésistible, dont la capacité existe chez tous mais n'est mobilisée que chez certains, par laquelle la conscience dicte à un humain libre ce qu'il doit faire. Ce qu'est son devoir.

Au début à Mulhouse, Colmar, Strasbourg, Paris et en Île-de-France, puis très vite partout sur le territoire, observez ces femmes, souvent jeunes, mamans, belles de ce qu'elles sont, harassées de fatigue, qui ne se posent guère la question de fuir la région ou l'épidémie est la plus active pour se mettre au vert ; elles font leur devoir. Il ne saurait être sans risque. Pas plus pour ces médecins confrontés à des conditions dantesques de prise en charge et de réanimation, des conditions de guerre. Ils le font sans se poser de questions, parce qu'ils doivent le faire. Mes enfants sont dans ce cas. Ma maman aurait dit, une de ses expressions favorites, "vous ne faites que votre devoir, et encore bien petitement". Pas si petitement que ça, quand même, vous êtes magnifiques. Comme le pompier, comme le guerrier qui défend les siens ou les autres, comme le sauveteur, tous ceux qui pensent à sauver avant de faire jouer leur droit de retrait. Vous êtes humains, pleinement, des femmes et des hommes authentiques. Les autres aussi le sont, mais grâce à vous qui maintenez ses lettres de noblesse à l'humanité. Qu'en resterait-il sans vous ?

En mars 2019, il y a juste un an, nous publiions un livre de dialogue, L'éthique dans tous ses états (L'Aube). Titre qui, rétroactivement, se révèle particulièrement prémonitoire (sourire) ! A la lumière des innombrables chocs, dilemmes, arbitrages que suscite la gestion de la pandémie, nous pourrions aujourd'hui initier un second tome ! La mise en perspective des « caractéristiques » de la maladie (taux de léthalité, population concernée en priorité) avec les conséquences (économiques, sociales, humaines) des dispositifs déployés, n'est pas la moindre. Ni la compatibilité du "soin à l'autre", reconnu comme valeur cardinale, avec le dogme néolibéral encensant l'autonomie, et bien sûr la réussite, le succès, l'accomplissement individuels. Et qui, toutes deux, posent "la" question, fondamentale, de la "valeur" de la vie, "des" valeurs comparées "des" vies, de la proportionnalité des ripostes (sanitaires, économiques, financières) en fonction de la typologie des vies menacées. Les prochains mois soulèveront de nouvelles circonstances mettant l'éthique en tension, mais d'ores et déjà quelques enseignements apparaissent, intemporels.

Jamais les situations critiques ne dispensent de la pensée éthique, n'affranchissent quiconque d'y recourir pour décider de ses actions et réactions. C'est même l'inverse, elles la rendent plus essentielle encore. À quoi servirait l'éthique dans un monde où tous les humains seraient compatissants, serviables et bons, où l'abondance et la sécurité dispenseraient d'avoir à arbitrer jamais ? J'ai coutume à rappeler que la réflexion éthique ne peut se complaire seulement dans le monde tel que l'on aimerait qu'il fût au risque d'être insignifiante. Elle doit, pour acquérir de la consistance, affronter le monde tel qu'il est : injuste, violent, cupide, égoïste. Le cas échéant en guerre, confronté à des catastrophes, à des pandémies. Sans pauvres, sans lépreux et sans « malades de la peste », l'injonction éthique est fade.

Au total, l'éthique est plus que jamais indispensable à l'occasion de cette crise coronavirale. Crise exceptionnelle, non pas du fait de son intensité épidémique - le monde a dans le passé connu bien pire - mais des réactions individuelles et collectives, marqueurs puissants des bouleversements sociaux et psychologiques des sociétés. La camarde était jusqu'à il y a peu une compagne familière. On mourrait à la guerre, de tuberculose, des épidémies, en couche, en bas âge, chez soi entourés des siens. Ces fins diverses de la vie en étaient parties intégrantes. Mourir ainsi est apparu peu à peu scandaleux, inacceptable à l'heure des sciences et des techniques triomphantes. Comment pourraient-elles se résigner à cet échec majeur qu'est devenue la mort ? On s'est mis à promettre l'immortalité, les illusions transhumanistes sont devenues une pensée standard. Combattre, puisqu'il le faut bien, mais sans risquer la vie des soldats. Des siens, au moins. Puisque certains se risquent à comparer l'épidémie à une guerre, il y faut là aussi préserver à tout prix les troupes, même au détriment de tout le reste. Alors, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le monde entier est confiné.

L'éthique consiste en la réflexion préparant "l'action bonne", l'action pour la "vie bonne", c'est-à-dire celle qui se révèle finalement la plus propice aux personnes dans leur environnement, indissolublement liés. Sa légitimité croît lorsque l'atteinte de cet objectif apparaît difficile.

"Certes, le Sars dû à CoV-2 est une affection parfois redoutable. Cependant, le chômage, la misère, la faim ne le sont pas moins, et conduisent eux aussi trop souvent à la mort "

Effectivement, le questionnement éthique de l'événement Covid-19 diffère de celui des pandémies d'autrefois par le retournement du "rapport de force" de la population - des pays occidentaux en premier lieu - à la mort, comme si le progrès technologique et scientifique était intrinsèquement et indissociablement synonyme de progrès humain. Vous avez d'ores et déjà repéré et investigué quatre sujets éthiques prioritaires. Passons-les en revue. Le premier est la préservation maximale des existences et des vies.

Elle justifie sans conteste les mesures, même contraignantes, de confinement, de distanciation sociale, de traçage anonymisé pour établir les chaines de contaminations. Ces entorses individuelles aux libertés, bien banales en termes de santé publique, ont pour objectif de limiter le basculement dans la situation la plus dénuée de liberté de toutes : la mort, des personnes concernées et de toutes les autres. Pour autant, leur limitation stricte à la période où elles se justifient doit être bien entendu garantie.

Certes, le Sars dû à CoV-2 est une affection parfois redoutable. Cependant, le chômage, la misère, la faim ne le sont pas moins, et conduisent eux aussi trop souvent à la mort. L'identification, par conséquent, du chemin difficile entre les impératifs épidémiologiques et les exigences socio-économiques est un défi dont une réflexion éthique conséquente et robuste ne peut se dispenser.

Bien entendu, toute imprévoyance coupable - c'est-à-dire qu'il eut été possible d'éviter, prenant en compte l'imperfection des données et propositions scientifiques et expertes évolutives -, mérite d'être éthiquement contestée.

Second domaine éprouvé par l'éthique : la recherche scientifique et clinique en période d'urgence épidémique - que les conditions de prescription de l'hydrochloroquine réclamées par le professeur Didier Raoult symbolisent de manière spectaculaire.

La mobilisation maximale des ressources de la recherche internationale pour développer des traitements préventifs et curatifs est un évident impératif éthique. Partager ses fruits par les meilleurs moyens sans distinction de sexe, de genre, d'ethnie et de niveau de richesse en est un autre intégré aujourd'hui dans les textes internationaux. L'accès à la meilleure santé à laquelle il soit possible de prétendre est un droit de l'humain.

En matière de recherche clinique, l'éthique ne saurait justifier l'abandon de la base essentielle des progrès de la médecine, "la médecine fondée sur les preuves". Les essais cliniques s'en inspirent. Lorsqu'une incertitude existe entre l'efficacité et l'innocuité d'un traitement innovant comparé à un traitement ancien ou à l'abstention, il est éthique de se donner les moyens de la lever le plus vite possible. Sinon, les bienfaits espérés de l'innovation ne seraient pas rapidement accessibles à tous. La conviction du résultat à attendre de la part d'un opérateur médecin ne saurait en aucun cas le dispenser de procéder à des essais contrôlés. Ce serait sinon affirmer par argument d'autorité la supériorité certaine de son point de vue sur tous les autres. Et, surtout, aboutir à la contestation générale des propositions et résultats proposés. C'est-à-dire, s'ils sont en effet un espoir, à ce qu'ils ne soient pas accessibles à tous dans le monde entier.

Enfin, vous interrogez l'éthique de la non confusion des genres et celle de la mesure et compassion...

Le mélange entre des considérations idéologiques, politiques, économiques et scientifiques de questions du champ strict des sciences et de la médecine est un désastre éthique. En effet, cela brouille l'identification des paramètres techniques de la "voie bonne" et la rapidité avec laquelle il est possible de s'y engager au profit de tous. Les pétitions, sondages, engagements politiques et partisans en faveur d'une hypothèse thérapeutique que l'on ne s'est pas donné les moyens de contrôler de façon satisfaisante est invraisemblable et gravement préjudiciable aux objectifs éthiques de santé publique. Cet épisode laissera des traces.

Le Sars de l'épidémie actuelle est dans 15% des cas avérés une maladie grave, gravissime dans 5% des cas. La réponse adaptée est alors une réanimation héroïque dont le taux de mortalité est voisin de 50%. Entreprendre une telle réanimation "héroïque" (ventilation assistée en coma artificiel pour plusieurs semaines) chez des sujets très affaiblis par des maladies autres ou le grand âge serait une absurdité. Il y a longtemps qu'un consensus existe sur le caractère non éthique de l'acharnement déraisonnable. Dans ces conditions, administrer des sédatifs à une personne en proie, malgré l'oxygénothérapie, aux affres de l'asphyxie est pure humanité.

"En matière de recherche clinique, l'éthique ne saurait justifier l'abandon de la base essentielle des progrès de la médecine, 'la médecine fondée sur les preuve'"

L'un des éléments constitutifs de l'éthique les plus déterminants, est la fragilité. La fragilité fait et est lien - à partir duquel essaime l'humanité des humains - ; elle fait réciprocité entre celui qui l'endure et celui qui sait l'écouter, et de cette rencontre jaillissent des fulgurances qui fertilisent leur humanité respective ; parce que se niche au fond d'elle quelques-unes des plus belles altérités, des plus somptueux trésors - émotionnels, créatifs, relationnels -, elle est une raison de croire que peut éclore une autre humanité. Le souci de la fragilité, me confiâtes-vous lors d'un débat aux Rencontres capitales (Institut de France) et répertorié dans un livre, Un éloge de la fragilité (L'Aube, 2018), est "ce qui justifie une société humaine. Et d'ailleurs, une société dont on s'efforcerait d'éradiquer la fragilité aboutirait aussi sans doute à sa propre éradication". Au double moment du confinement et de la préparation du déconfinement, la vulnérabilité des personnes fragilisées par l'âge, le handicap, ou d'autres maladies, aura fait l'objet d'un débat, à la fois juridique et éthique, volcanique. Volcanique et à bien des égards symptomatique des « valeurs » de notre époque...

Nous sommes tous fragiles car la vie l'est, la vie humaine comme les autres. Certains, cependant, le sont beaucoup plus que leurs semblables, pour une grande diversité de raisons. La pauvreté, la discrimination sociale quelle qu'en soit la cause (aspect, religion, genre, etc.), le niveau d'éducation et la familiarité avec la langue et les codes culturels de la société dans laquelle ils vivent fragilisent les personnes. Cette fragilité est très souvent d'origine physique et liée à un handicap constitutionnel ou acquis, à des maladies et à l'âge. Elle se manifeste avec acuité à l'occasion de l'actuelle pandémie de Covid-19.

Chaque personne est susceptible d'être contaminée par le virus CoV-2 et de contracter la maladie. Dans le monde entier, cela a conduit à freiner durant un temps la propagation de l'épidémie en décrétant un confinement généralisé. Cependant, les données cliniques de l'épidémie ont rapidement démontré que certaines personnes étaient plus vulnérables, manifestaient avec une fréquence élevée des formes cliniques sévère du Covid-19 grevée d'une mortalité accrue. Ce sont les seniors, les personnes en excès pondéral, diabétiques, souffrant d'insuffisance respiratoire et cardiaque, traitées pour cancers ou autres affections de longue durée. Dix-huit millions de citoyens français apprenaient fin avril de la sorte que, en raison de leur fragilité, le déconfinement était remis, en ce qui les concerne, à plus tard. "La fin de l'année", avançait la présidente de la Commission Européenne Ursula Von der Leyen. "L'année 2021", proposait même une officine de santé publique. Les arguments avancés reposaient certes sur les risques encourus par ces personnes mais tel n'était pas l'argument principal. C'est surtout la protection des services hospitaliers, en particulier leurs unités de soins intensifs, que l'on mettait en avant.

Bien entendu, ces préoccupations étaient légitimes. Cependant elles débouchaient sur des décisions gouvernementales projetées inacceptables à plusieurs titres. Le premier est constitutionnel : un principe de discrimination en raison de la fragilité est contraire aux principes et à la lettre du texte le plus important de la République, la constitution de 1958 et ses fondements rappelés dans son préambule et article premier presque inchangés depuis le texte de la constitution de la Première République en 1793, et même la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Nul doute qu'une mesure menaçant les personnes âgées et fragiles, et elles seulement, d'amendes et de poursuites en cas de déambulation intempestive n'aurait pas résisté à l'avis du Conseil d'État ou du Conseil Constitutionnel s'ils avaient été saisis.

De plus, la limite de la fragilité justifiant le maintien discriminatoire du confinement était bien incertaine. Les femmes enceintes sont exposées, tous les hommes aussi. Ils forment 73 % des personnes sous ventilation assistée. Alors, confinées les futures mamans, confinés tous les messieurs de sept à soixante-dix-sept ans, et au-delà ? Ingérable !

"Les membres d'une communauté font société quand ils deviennent compagnons. Le maintien prolongé d'un confinement administratif pour les personnes fragiles serait peu compatible avec ces principes qui entendent que le souci de la fragilité débouche sur la nécessité de conseiller, d'accompagner, de protéger, certes pas de discriminer"

L'approche, le traitement juridique de la discrimination est presque secondaire par rapport au prisme humanitaire et civilisationnel. Vous le clamez : deux êtres dotés d'un génome humain ont besoin, pour accéder à leur pleine humanité, de s'humaniser l'un l'autre. On ne peut aspirer aux potentialités de son humanité que dans l'interaction, et cette interaction se tisse, s'anime, se concrétise dans le lien de réciprocité. Lorsqu'à un bout de ce lien de réciprocité une personne est victime d'une fragilité particulière, lorsque donc la réciprocité semble pouvoir se rompre, ce principe impose de venir en aide aux personnes fragiles. Un tel lien, concluez-vous, "concentre toute la richesse de l'humanité : l'injonction à tendre la main aux plus faibles la mobilise et la renforce". L'extraordinaire complexité, le nombre incalculable de paradoxes propres à la situation pandémique à laquelle l'exécutif est confronté requiert modestie et retenue. Chaque arbitrage, chaque décision sécrète presque systématiquement son lot de contre-indications et d'effets collatéraux délétères. Il n'empêche, la gestion politique des personnes vulnérables pendant la pandémie maltraite-t-elle notre devoir d'humanité, qui cimente le principe de « faire société » ?

L'opposition au projet de déconfinement discriminatoire s'enracinait en effet aussi dans les principes mêmes de l'humanisme, en particulier de l'humanisme sociétal. Le processus par lequel un groupe d'individus vivant à proximité les uns des autres fait société est le souci individuel de l'autre, plus le souci collectif de chacun. En particulier l'attention aux plus fragiles qui le requièrent le plus, la valorisation du concept d'accompagnement. Une société débute par l'attention à ceux dont la qualité et l'importance ne sont en rien entamés par leur fragilité ; qu'il importe pourtant d'accompagner comme des égaux avec qui on est prêt à partager son pain - cum panere, étymologie du mot - afin que, justement, cette « dignité intrinsèque » ne puisse sombrer dans une logique de la force et de la santé. Les membres d'une communauté font société quand ils deviennent compagnons. Le maintien prolongé d'un confinement administratif pour les personnes fragiles serait peu compatible avec ces principes qui entendent que le souci de la fragilité débouche sur la nécessité de conseiller, d'accompagner, de protéger, certes pas de discriminer. Pour une personne âgée, atteinte d'une maladie grave, la perte d'un printemps et d'un été, d'une saison des jonquilles, du muguet, du temps des cerises, de l'ardeur du soleil atténuée par l'ombre des frondaisons est bien plus irréparable que pour un adulte plus jeune. Ce peut-être, cela a été un moment dans l'esprit de gens concernés, la perte du goût de vivre.

L'impression transpirant de la gestion politique de ces publics vulnérables a-t-elle pu être celle d'une confusion entre les protéger et s'en protéger, le soin vers l'autre se mêlant au danger par l'autre ?

En réalité, dans les arguments avancés pour justifier le funeste projet de confinement prolongé pour "les vieux et les autres personnes fragiles" transparaissait l'intention, exposée crûment parfois : en effet, non pas les protéger mais s'en protéger, préserver de la sorte le système hospitalier. Derrière un bon sens assez primaire, c'était là un discours assez osé. En effet, la surcharge maximale du système hospitalier est due à l'afflux de personnes confinées que l'on n'a pas su protéger, les pensionnaires des Ehpad. Entre ceux décédés dans les établissements et à l'hôpital, ils représentent la moitié des morts décomptés à ce jour. Leur fragilité était connue, bien mise en évidence par les Chinois. Pourtant, on a certes interdit les visites des familles mais rien n'a été mis en œuvre pour les protéger du personnel, non testé, non masqué, sans sur-blouses au départ. Une hécatombe de personnes fragiles confinées ! On les a privés par la mort d'un dernier printemps, d'un dernier été. Et l'on tentait d'en priver aussi les survivants ! J'avoue avoir ressenti une profonde indignation lorsque l'intention des autorités a été connue. Heureusement, l'évidence de l'inconstitutionnalité de la mesure, sans doute, une réflexion plus humaniste, peut-être, ont conduit en deux jours le Président de la République à revenir à une vision plus saine, fondée sur l'information et la responsabilité et non plus la contrainte. Il faut protéger réellement les personnes fragiles, leur permettre de souffler un peu après le déconfinement généralisé, de respirer une fois encore les senteurs de la belle saison, laisser fleurir leur cœur de la sève qui monte, de la vie qui explose.

Il est temps, il n'est que temps de retisser un lien de société dont la raison d'être est d'y inclure pleinement la fragilité.

"Le vent vient de l'est, c'est désormais assuré, il est de plus en plus impétueux et ne véhicule pas seulement des virus. Démondialisation et rééquilibrage accélérés du monde seront sans doute deux conséquences de l'irruption de Covid-19"

La pandémie est mondiale, les anthropologues, biologistes et environnementalistes démontrent qu'elle a surgi à la faveur des déséquilibres - biodiversité, climat - provoqués par une société humaine et productiviste qui a intensément mondialisé l'exploitation de la "nature", sa fulgurante propagation "profite" de la mondialisation et de la facilité des déplacements. Bref, l'ampleur de la pandémie, plus exactement l'envergure du mal et celle des parades, forme un événement mondial qui met à l'épreuve les réalités, antithétiques, de la mondialisation...

Nous faisons face à une mondialisation épidémique qui génère une démondialisation sociale et politique. Le monde est rempli de paradoxes. La pandémie de pneumopathies liées au Covid-19 (SARS-Cov2) démontre l'inanité des frontières face à un pareil envahisseur. Il en fut ainsi de tout temps ; les agents du choléra, de la peste noire, de la variole, de la grippe dite espagnole (asiatique en fait) n'ont pas attendu la mondialisation économique de l'après-guerre pour se répandre.

D'un autre côté, la pandémie actuelle pourrait en effet sonner le glas cette fois définitif du concept de "mondialisation heureuse" lancé en 1999 par Alain Minc. Le village économique mondial dont l'auteur chantait les vertus il y a vingt ans a en réalité commencé de se défaire bien avant ce printemps 2020. Deux coups de boutoir ont en particulier contribué à l'ébranler : la crise des subprimes en 2008, et la montée inexorable des nationalismes. C'est que, pour les gens, les choses ne sont pas apparues si heureuses que cela, le concept a déçu. Certes, le développement économique associé à la mondialisation a été vigoureux, plus d'un milliard d'habitants du globe ont accédé à un statut proche de celui des classes moyennes, en Chine, en Inde, dans d'autres pays d'Asie, d'Amérique latine, et même d'Afrique. Cependant, dans le même temps, les inégalités entre les plus pauvres et les plus riches au sein des pays ont augmenté substantiellement, l'Europe a eu l'impression de vivre un déclassement relatif, des populations entières ont "fait sécession" avec les élites dirigeantes mondialisées. L'Europe a commencé de se déconstruire, les États-Unis se sont repliés sur eux-mêmes derrière le slogan trumpiste "America first". Le bloc soviétique avait explosé depuis longtemps en laissant la place à des nations aux compréhensibles penchants nationalistes après des siècles de domination des impérialismes austro-hongrois, russe, allemand puis soviétique. Le défi du flux migratoire venu d'Afrique et du Moyen-Orient a exacerbé les tendances au repli. La Grande-Bretagne a repris son indépendance vis-à-vis de l'Union européenne. Bref, la mondialisation heureuse a du plomb dans l'aile depuis plus de dix ans...

... et sollicite un double sujet géopolitique à bien des égards incandescent : l'articulation de la souveraineté et de l'unité ; et celle de la démocratie libérale avec la défense du bien commun...

La pandémie de SARC-Cov2 est un nouvel ébranlement, majeur. Elle est, par définition, mondiale mais induit des réactions nationales. Comment voulez-vous que la Chine au cœur de l'épidémie et à son origine fournisse alors les autres pays du monde en les molécules, réactifs et matériels qui leur permettraient de s'y préparer à leur tour ? Quel Allemand comprendrait que le pays se départisse au profit de la France et de l'Italie des masques de protection et des respirateurs dont il dispose mais aura lui-même grand besoin ? C'est la notion même de la division des tâches et de l'optimisation mondiale de la rentabilité des investissements qui est battue en brèche, tout devient stratégique qui apparaissait ne pas l'être : la synthèse des molécules actives des médicaments essentiels, les dispositifs médicaux et jusqu'aux masques en papier. Cela coûtera bien plus chère de les fabriquer en Europe, voire en France. Pourtant, il faudra bien.

Une autre illusion victime de la pandémie est quant à elle au cœur des fondements du libéralisme : celle selon laquelle, pour l'essentiel, la prospérité économique et la démocratie libérale née en Europe constituent une garantie suffisante de la prise en compte du bien commun. Dans la pandémie actuelle, Europe et États-Unis témoignent de performances très inférieures à celle des démocratures du Sud-est asiatique et de la dictature chinoise. Le niveau de leur équipement et l'efficacité des moyens de coercition qu'elles peuvent mettre - ont mis - en œuvre leur ont permis de se tirer beaucoup mieux que l'Europe et l'Amérique de l'épreuve. De ce fait, leur bilan humain sera moins lourd, leur économie repartira bien avant celle du monde occidental. Le vent vient de l'est, c'est désormais assuré, il est de plus en plus impétueux et ne véhicule pas seulement des virus. Démondialisation et rééquilibrage accélérés du monde seront sans doute deux conséquences de l'irruption de Covid-19.

Bien d'autres épidémies dans l'histoire se sont révélées d'une ampleur et d'une léthalité très au-dessus de celle du Covid-19, mais aucune n'a pas provoqué de désastre sociétal, de panique planétaire d'une telle soudaineté et aussi dévastateurs. Certes, le "monde mondialisé" est comme jamais interconnecté, interdépendant, interagissant, mais lorsque n'existaient ni le train, ni les avions, ni les voitures, la peste provoquait des ravages bien supérieurs...

Effectivement : épidémie banale, désastre sociétal. L'épidémie de Syndrome respiratoire aigu sévère (Sars) lié au coronavirus CoV-2 n'est bien entendue pas négligeable. Elle affectera des centaines de millions de personnes sur terre et en tuera des millions. En France, le bilan global des décès sera de quelques dizaine de milliers de personnes. Cependant, cette pandémie n'a rien d'exceptionnel, il en survient au moins une ou deux de la sorte par siècle. Au XXe siècle, il faut citer la grippe espagnole de 1917-1919 (et même 1920), d'origine américaine. Vingt à quarante millions de morts. La grippe asiatique de 1957 : deux millions de morts. La grippe de Hongkong de 1968 à 1970 : un million de morts. Et, bien entendu, le Sida ; quarante millions de morts depuis l'identification de la maladie. Sars-CoV-2 se présente de ce fait comme l'un des agents infectieux qu'il est dans le destin des êtres vivants, des humains comme des autres, de voir déferler à intervalles irréguliers. Son originalité désastreuse n'est de la sorte pas biologique, elle résulte de sa survenue sur le tissu particulier de nos sociétés de progrès en ce début de XXIe siècle.

Certes la diffusion épidémique a été accélérée par la multiplication et la rapidité des voyages, mais ce n'est pas là l'essentiel. Dans le passé, les grandes pandémies - peste noire, choléra, typhus - se répandaient bien aussi au rythme des caravanes, des troupes en marche et des bateaux à voile. Le point crucial qui fait de l'actuelle pandémie une première dans l'histoire de l'humanité découle de sa réception par le tissu social, de sa résonnance avec la réceptivité psychologique des populations emplies de l'idée du progrès et de ses conséquences pour l'organisation économique du monde. Ce sont ces paramètres et non l'épidémie en elle-même qui promettent d'avoir des conséquences durables, certaines dévastatrices, d'autres en principe plutôt heureuses. Sinon, le décès de quelques millions de personnes pour la plupart retirées de la vie active, n'aurait été qu'un épisode relativement banal de l'histoire au XXIe siècle d'une humanité qui a toujours eu à faire face dans le passé à des épisodes similaires.

Les autres maladies infectieuses (pensons aux diarrhées) et périls sanitaires non infectieux n'ont pas été conjurés, les cancers tuent dix millions de personnes chaque année dans le monde et ce chiffre est appelé à croître. Sinon, l'ensemble des maladies dégénératives, cardiovasculaires, celles liées au tabac, à l'alcool, à la pollution est lui aussi bien plus meurtrier que le Sras-CoV-2. Cependant, ce sont des risques familiers, de vieux compagnons en somme. De plus, les gens sont conscients de la masse de connaissances accumulées sur toutes ces maladies, de l'arsenal technologique et thérapeutique mobilisé pour les combattre. Rien de tel avec le nouveau virus : il est un intru tonitruant face auquel le monde apparaît désarmé. Désarmé mais pas inactif, chacun est persuadé que tout doit être fait, quoiqu'il en coûte, pour sauver des vies.

"Les peuples seront durablement sévères avec les gouvernements qui, soi-disant au nom de la prospérité générale, ont précipIté leurs pays au désastre sanitaire et à la ruine sociale. Durant la pandémie, mieux valait vivre en Corée du Sud ou en Grèce qu'aux États-Unis ou dans les grands pays d'Europe hormis l'Allemagne."

Là encore, ce qu'est devenu notre rapport à la mort, plus précisément notre (in)tolérance à la mort, n'est pas étranger à cette "exigence", irraisonnée, de guérison...

A l'heure des sciences et de techniques triomphantes, la mort est devenue un insupportable échec. Le maximum doit-être tenté pour l'éviter. Et, de fait, on s'en est donné les moyens. Cinq pour cent des cas avérés de Sars de l'épidémie actuelle ont un syndrome de détresse respiratoire aigu. Les malades sont dans leur immense majorité placés sous respirateurs artificiels pour plusieurs semaines, la mortalité globale est élevée. C'est la première fois dans l'histoire que plus de cent mille personnes se trouvent simultanément dans le monde soumises à une réanimation si lourde, avec les carences planétaires de matériel et de produits que cela entraîne.

Face à la pandémie d'un agent contre lequel n'existe ni immunité, ni vaccin, ni traitement, le confinement, sélectif ou général, est la seule arme capable de limiter la progression du nombre de malades atteints et le dépassement des capacités de réanimation. Sinon, le prix à payer est de l'ordre de 120 000 à 150 000 morts en France - de l'ordre de la mortalité annuelle du cancer -, 13 à 25 millions dans le monde, épargnant pour l'essentiel les actifs. De tels bilans étaient jusqu'au dernier tiers du XXe siècles jugés parfaitement supportables, ils ne le sont plus. Un confinement général, une autre première dans l'histoire de l'humanité, est imposé par les opinions publiques. L'effondrement économique qui s'en suit est historique en temps de paix. Et contrairement aux situations d'après-guerre, il n'y a rien à reconstruire puisque rien n'a été détruit. Une vingtaine de millions de travailleurs sont déjà sans emploi aux États-Unis, sans doute plus de cent millions dans le monde. Un accroissement considérable du nombre d'Africains poussés à l'exil par la misère est à craindre, avec les drames individuels associés, en premier lieu l'aggravation de la malnutrition. Ailleurs dans le monde, les conséquences de l'angoisse et des frustrations seront inévitables.

Peut-être, en revanche, est-il possible que ressuscitent la conscience, la valeur inaliénable du soin, depuis de nombreuses années gravement encalminée dans une considération et une approche publiques résolument marchandes...

Quelques répercussions positives du cataclysme socio-sanitaire que nous vivons sont en effet possibles. La santé est pour chacun le bien suprême, on se la souhaite bonne au jour de l'an, au-dessus de tous les autres vœux. Pourtant, les logiques financières de la conduite des nations ont conduit à en dénoncer plutôt le coût, à la présenter comme un fardeau, alors qu'il s'agit d'une création brute de richesses et d'un indispensable investissement d'avenir. Les peuples seront durablement sévères avec les gouvernements qui, soi-disant au nom de la prospérité générale, ont précipIté leurs pays au désastre sanitaire et à la ruine sociale. Durant la pandémie, mieux valait vivre en Corée du Sud ou en Grèce qu'aux États-Unis ou dans les grands pays d'Europe hormis l'Allemagne.

La primauté à la santé amène à considérer stratégiques les biens qui permettent de la défendre. Et par conséquent les matériels et produits de soins et de réanimation, les molécules de base des médicaments indispensables. Cela conduira à ne plus accepter que la recherche d'un coût de revient le plus bas rende les pays d'Europe et d'ailleurs totalement dépendants de la situation dans les grands pays d'Asie.

Autre retombée favorable : cette absurdité flottante que sont les gigantesques bateaux de croisière avec sept mille passagers et membres d'équipage à bord, représentera durablement un modèle économique sans avenir.

Mais, à côté de cela, outre les extrêmes incertitudes économiques et sociales, la poursuite accélérée d'un déplacement vers l'est du centre névralgique du monde, que de reculs probables à craindre ! Les grands paquebots ne sont pas les seuls modèles qui ont du souci à se faire, tous les transports en communs et habitats concentrés aussi. Et cela au bénéfice de la maison et des véhicules individuels qui ne seront pas limités aux bicyclettes. Surtout avec un prix du pétrole à un plancher record pour les prochains mois. Recyclage et contenants réutilisables sembleront peu sûrs au regard de nouveaux critères de sécurité privilégiant l'usage unique. Distanciation sociale et géographique seront autant d'obstacles à la mise en œuvre d'une société plus solidaire en écologie.

Et qui sera le coupable ? Le virus ? Oui, mais pas lui directement, comme révélateur plutôt d'un état du monde. Un monde de l'illusion, en important décalage avec sa réalité. Où ses promesses se sont imposées bien avant que de pouvoir se réaliser. Les promesses d'un progrès tout-puissant auquel rien n'est appelé à résister, pas même la mort. Alors, toute la machinerie inouïe du progrès est mobilisée afin de protéger et d'éviter de mourir. On peut le comprendre. L'issue peut en être la mort quand même, plus la ruine. Non pas conséquence de la mort mais plutôt de ce qui est apparu indispensable pour s'en préserver.

Cette réflexion sur les "fragilités de la force" convoque, naturellement, le terrain de la guerre. Edgar Morin ou Claude Alphandéry, bientôt centenaires et immenses résistants pendant la Seconde Guerre mondiale, confrontent lumineusement les deux types de batailles, celle contre le belligérant allemand visible, idéologique, identifié : humain ; celle contre l'ennemi viral imperceptible, sans visage ni conscience ni stratégie : non humain. Vous êtes un fin connaisseur de l'éthique de la guerre, de l'éthique du soldat. Existe-t-il quelques singulières batailles dans l'histoire qui permettent de mieux comprendre, de circonscrire celle que l'humanité doit livrer au covid-19 ? Et surtout sont chargées de leçons précieuses ou de symboles éclairants ?

La bataille d'Azincourt peut constituer un point de départ arbitraire, le 25 octobre 1415. L'ost du roi fou, Charles VI, avec ses 10 à 15 000 hommes, veut barrer la route à l'armée d'Henri V, composée de 8 000 soldats, qui cherche à rembarquer à Calais pour regagner l'Angleterre. Les Français possèdent une cavalerie lourde, nombreuse, bien équipée, le déséquilibre des forces à leur profit est flagrant. Et pourtant... Le désastre final se révélera total : 6 000 morts dans le camp français contre 600 en face, 2 200 prisonniers. Il faudra attendre Jeanne la pucelle pour relever la tête. La victoire anglaise est fille de la certitude de victoire dans le camp adverse, de la légèreté d'un équipement inférieur, nous avons tous appris cela. L'arc se bande plus vite que l'arbalète ne se retend, le chevalier cuirassé est, à terre, une proie sans défense. Parfois, la puissance et la confiance qu'elle engendre sont des faiblesses, de redoutables défauts dans la cuirasse.

La guérilla peut par certains aspects être comparée au schéma d'Azincourt en ce qu'elle est théorisation de l'utilisation optimale de la faiblesse et du déséquilibre des forces, l'utilisation de la supériorité de l'adversaire à son détriment. Elle sonnera en Espagne la fin de la toute-puissance de l'armée impériale de Napoléon, l'incroyable machine de guerre allemande n'en viendra jamais à bout en ex-Yougoslavie, les Français quitteront l'Algérie, les Américains le Vietnam, puis l'Irak et l'Afghanistan. Plus augmentait le déséquilibre des forces, plus la résistance de l'ennemi devenait couteuse et la possible défaite cruelle. En effet, les moyens investis pour venir à bout d'une "infiltration ou d'une position ennemies" s'accroissaient en totale disproportion avec ceux nécessaires pour les perpétuer ou les tenir, et même en renforcer l'efficacité. Bien entendu, cette disproportion prend les ampleurs les plus démesurées avec le terrorisme dont je donnerai pour exemple sinon initiateur au moins emblématique la lutte presque victorieuse des chiites ismaéliens du "Vieux de la Montagne" et de ses "hashishins" contre les califes sunnites de Bagdad. Tant que la force peut être accrue au point de venir finalement à bout du faible, la victoire n'est que de plus en plus onéreuse mais demeure une victoire à la portée des plus riches. En revanche, lorsque le faible résiste, le fort peut s'y épuiser, s'y ruiner et risquer de sombrer. À moins de rompre à temps. Affaibli mais vivant.

" L'étendue des connaissances est impressionnante, la vie humaine est devenue une valeur suprême. Même si elle est loin d'être universelle, c'est là une évolution qu'un humaniste ne peut déplorer. Elle recèle pourtant un piège peut-être inévitable, pour les armées modernes prêtes à tout pour éviter la perte de leurs soldats comme pour les médecins et les sociétés disposés aux plus grands sacrifices pour sauver les leurs et surtout ne rien céder à l'ennemi sournois qu'est le virus émergent "

"Le talon d'Achille du fort est la démesure que la conscience de la force insuffle lorsqu'elle côtoie le sentiment de l'invulnérabilité, de la toute-puissance", estimez-vous. Cette analyse vaut quels que soient la réalité, la forme, la stratégie de l'adversaire. Face à une idéologie ou un virus, elle est universelle...

Ces considérations historiques nous ramènent à la lutte épique contre les épidémies, fléaux inéluctables de l'humanité. Lorsque l'humanité était faible, ignorante, impuissante, les plus graves de ces épidémies pouvaient la mettre à genoux, telle la peste noire qui fit entre 1347 et 1352 de 75 à 200 millions de mort, 25 millions en Europe, de 30 à 50 % de la population. Heureusement, les progrès de la médecine, les quarantaines et désinfections, la découverte des germes, les vaccinations et les antibiotiques, les possibilités de la réanimation des malades en état critique devaient illustrer les bienfaits du progrès fondé sur la science, le fort de plus en plus fort triomphait.

Au XXe siècle, au moins dans les pays les moins pauvres, seules les épidémies virales rappelaient vraiment les situations d'antan. Le fort faisait le dos rond, il encaissait les coups, cruels sur le plan humain, mais n'y engageait pas toutes ses forces vives en même temps. Et comme il était déjà vraiment très fort, il finissait par l'emporter, contre le VIH du Sida, le virus de l'hépatite C, le virus Ebola. Et ce contre quoi il demeurait impuissant finissait par refluer, telles les épidémies de grippe de 1918, 1957, 1968, 2009. L'étendue des connaissances est impressionnante, la vie humaine, celle des siens en tout cas, est devenue une valeur suprême. Même si elle est loin d'être universelle, c'est là une évolution qu'un humaniste ne peut déplorer. Elle recèle pourtant un piège peut-être inévitable, pour les armées modernes prêtes à tout pour éviter la perte de leurs soldats comme pour les médecins et les sociétés disposés aux plus grands sacrifices pour sauver les leurs et surtout ne rien céder à l'ennemi sournois qu'est le virus émergent. Il y a cinquante ans encore, on admettait le sacrifice de "la part du feu" ; il est aujourd'hui scandaleux, l'homme du XXIe siècle n'est pas prêt d'y consentir. Alors, "no passaran", mobilisation générale, c'est beau. Mais s'il passe, ce frêle parasite des chauves-souris, lui ou la cohorte de ses successeurs, alors ce peut être le désastre. Alors oui : "Le talon d'Achille du fort est la démesure que la conscience de la force insuffle lorsqu'elle côtoie le sentiment de l'invulnérabilité, de la toute-puissance". L'énergie, la combativité ainsi démultipliées sont justifiées pour préserver la valeur humaine, elles sont toujours coûteuses même dans la victoire et potentiellement mortelles lorsqu'elle cette dernière se refuse.

Décidément, à la faiblesse biologique de la vie, vie humaine comme des autres formes de vies, il convient d'ajouter la faiblesse induite par la puissance humaine et l'ivresse qu'elle induit. Il peut être, en définitive, plus aisé de combattre la première que la seconde.

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Commentaires 5
à écrit le 07/05/2020 à 23:47
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"Le souci de la fragilité" ... ce n'est surement pas ce qui a permis aux chauve-souris de s'adapter. Ce n'est pas non plus en changeant de position pour dormir tête en bas. Le plus déprimant dans les sermons qui dégringolent à longueur de journée ...

à écrit le 07/05/2020 à 21:53
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C'est sûr que la manière dont on traite les vieux de ce pays depuis des décennies, 2003 minimum, c'est hyper éthique. A quand un décret soleil vert pour régler ce problème une bonne fois pour toutes ? Ne doutons pas que notre Guide suprême finan...

à écrit le 07/05/2020 à 12:42
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Ethique ou moral ? Les idéologues de l'éthique ou bien les bricoleurs du moindre mal et les gourous marseillais? Les chauve-souris ont le moral dans les chaussettes car le covid n'a pas améioré le niveau des avis.

à écrit le 07/05/2020 à 10:01
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Le problème numéro un du virus c'est qu'il n'est toujours pas passé à la frappe chirurgicale et au lieu de tuer les humains les plus destructeurs, les plus néfastes pour l'humanité, comme nos mégas riches par exemple, il va s'attaquer aux plus faible...

à écrit le 07/05/2020 à 9:48
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On est loin du discours des "experts" qui trustent les médias, brouillent la communication, créent un climat anxiogène. Axel Kahn, André Comte Sponville, Raoult aussi dans un autre style, un vrai bol d'air dans la cacophonie médiatique.

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