Les villes à la reconquête de leur autonomie alimentaire

Longtemps maîtres de leurs ressources nourricières, les villes ont, sous l’impact de la mondialisation, délaissé au fil du temps leur autonomie alimentaire. Mais une véritable prise de conscience citoyenne et entrepreneuriale est actuellement à l’œuvre : oui, les milieux urbains et l’agriculture de proximité (re)commencent à tisser des liens. Une impulsion encore timide – limitée parfois par le manque de cohérence des politiques publiques – mais qui permet de faire germer des innovations sociales portées principalement par des acteurs privés. Plongée au cœur de ces nouveaux enjeux, alors que s'ouvre le deuxième cycle des Etats généraux de l'alimentation.
Les villes et leurs citoyens tentent de se réapproprier leurs politiques alimentaires, comme ici à Montréal.

A l'automne 2017, les Halles de la Martinière, situées en plein cœur du 1er arrondissement de Lyon, connaîtront une nouvelle jeunesse. A l'intérieur du bâtiment, entièrement réhabilité par l'entreprise solidaire Etic (pour 1,4 million d'euros), une épicerie bio locale et un espace de restauration de 70 places redonneront vie à cet ancien marché couvert né à la fin des années 1830.

"Nous avons mis en place une charte qui répond aux principes de l'alimentation durable : nos produits seront à minima issus de l'agriculture paysanne, et au mieux bio et locaux. Ainsi, 80 % de nos produits seront cultivés dans un rayon de 150 kilomètres autour de Lyon", explique Alex Hernandez, fondateur et gérant du restaurant Cuisine itinérante, en charge de cette partie restauration des Halles.

"80 % de la population est prête à manger du bio local, mais se pose ensuite la question de l'accès à ces produits", met en lumière Alex Hernandez. Par exemple, dans un rayon de production de 100 kilomètres autour de Lyon, moins de 10 % de la marchandise serait consommée au sein de la métropole. Un déficit que les Halles de la Martinière espèrent combler en partie, à l'image des AMAP et autres initiatives de circuit court.

Cette vague prônant le retour à une alimentation locale dans le panier des habitants urbains n'est pas seulement l'apanage d'un public spécifique et aisé financièrement. Au contraire, elle soulève une question majeure qui pourrait bien rythmer le XXIe siècle : celle de la politique alimentaire des villes et territoires, et de leur autonomie dans ce domaine.

Halle de la Martinière

Les halles de la Martinière au XIXe siècle (à g.), et après leur rénovation, en 2017, selon une image de synthèse (à d.)

 Mondialisation

Justement, au classement des villes championnes de l'autonomie alimentaire, l'agglomération de Valence, en Auvergne-Rhône-Alpes, arrive deuxième, derrière Avignon. Son degré d'indépendance : 6,43 %, quand la cité des Papes atteint 8,12 %. Pour calculer l'autonomie alimentaire d'un territoire, il faut prendre la part de la production locale dans la totalité des produits agricoles incorporés dans les différents produits alimentaires (bruts, élaborés, transformés ou cuisinés) consommés par les ménages locaux. Elle est en moyenne de 2 % sur l'ensemble des 100 premières aires urbaines françaises. La capitale de la Drôme figure donc parmi les "bons" élèves.

"Quand nous avons vu les résultats, nous nous sommes demandés si avec des chiffres si peu élevés, il était possible de parler de villes 'championnes', explique Boris Chabanel, expert économies locales durables au cabinet Utopies et auteur de l'étude. Il s'agit surtout du reflet de ce que sont devenus les produits alimentaires dans des marchés globalisés",

Dans un contexte d'une économie mondialisée, "plus le tissu agricole et industriel est tourné vers l'extérieur du territoire, et plus la spécialisation est grande, plus la capacité à répondre à la demande alimentaire locale est faible", poursuit-il. Dans le cas de Valence, la culture de légumes dans l'emploi local est trois fois plus importante qu'à l'échelle nationale. La culture de fruits est également plus représentée que dans la moyenne de l'économie française. Des éléments qui pourraient expliquer le "bon" classement de Valence. Mais à l'inverse, d'autres productions majeures comme les céréales, le bétail ou les vaches laitières sont sous-représentées sur le territoire valentinois.

"Economie de l'absurde"

Pour comprendre cette situation, il faut se plonger dans l'histoire des relations commerciales. Caroline Brand, docteure en géographie à l'Université de Grenoble-Alpes, et spécialiste des formes urbaines et gouvernance alimentaire parle de "co-détournement" des villes et de l'agriculture de proximité. "Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les villes étaient régulatrices de leurs systèmes alimentaires. On parlait d'ailleurs de 'maire nourricier'. Il encadrait le prix du pain, contrôlait la politique sur les activités de la chaîne alimentaire."

Puis, le système agricole s'est inscrit dans un spectre productiviste, avec des logiques économiques qui l'ont éloigné des territoires. Dans le même temps, le processus de mondialisation a ouvert les réseaux des villes. La gouvernance alimentaire a en partie été transférée à la politique étatique puis internationale.

Un schéma de consommation et de production qui conduit à ce que Boris Chabanel nomme "une économie de l'absurde" :

"Avec la spécialisation de l'économie nationale, comme des territoires, on se positionne sur une demande extérieure quand on estime avoir un avantage comparatif. De fait, nous exportons une grande partie de ce que nous produisons, et importons ce que nous consommons."

Ce circuit d'approvisionnement alimentaire rejoint la théorie libre-échangiste développée par David Ricardo, dans son ouvrage Des Principes de l'économie politique et de l'impôt (1817). Il défendait dans cet essai le principe de l'avantage comparatif, en prenant pour exemple les échanges de vin et de drap entre l'Angleterre et le Portugal.

Ricard

Et si les théories économiques de Ricardo avaient participé à la perte d'autonomie alimentaire des villes ? Crédits : DR.

Au fil du temps, cette logique aurait créé au quotidien une double dépendance : en amont, les consommateurs sont dépendants de l'extérieur pour satisfaire leurs besoins, et en aval, les producteurs sont dépendants des marchés extérieurs - soumis aux aléas - pour écouler leur production. Relocaliser la production deviendrait donc non seulement un enjeu écologique, mais aussi sociétal et économique. Pour Boris Chabanel, le potentiel d'un tel renversement est important : "Près de 2/3 des aires urbaines peuvent aller au-delà d'une autonomie alimentaire de 50 % mais atteindre 15 % pourrait être, déjà, significatif", assure l'expert du cabinet Utopies.

Revoir la filière, de la production à la consommation

Pour parvenir à ce chiffre, il faudrait commencer par favoriser "la diversification des productions. Cela nécessite l'installation de nouveaux agriculteurs, ou la reprise d'exploitations, mais aussi la transformation de celles existantes en agriculture biologique. Dans tous les cas, une mutation doit s'opérée", poursuit Boris Chabanel. Un propos appuyé par Bruno Charles, vice-président de la métropole de Lyon, chargé de la politique agricole et du développement durable. Il évoque la nécessité "de passer à des techniques agricoles qui permettent un meilleur rendement, tout en conservant la qualité des sols, à l'image de la permaculture. Il faut aussi revoir le mode de consommation." Pour l'instant, avec 350 exploitations sur le territoire métropolitain lyonnais, les surfaces agricoles ne permettent pas de nourrir suffisamment les habitants.

Autre défi à relever : tenir la chaîne de valeur. Une politique alimentaire doit prendre en compte la production, la transformation, la distribution, la consommation et la gestion des déchets. Aussi, l'industrie agroalimentaire est un maillon essentiel de cette chaîne. Penser le réseau de distribution uniquement en circuit court n'est pas l'unique solution, car cette démarche supprime tout intermédiaire. Et par conséquent, fragilise la chaîne et l'économie territoriale. La vente directe producteur-consommateur ne doit être, ainsi, qu'une option dans un système alimentaire plus complexe. "Il faut raisonner avec des formes hybrides, et récréer une filière avec tous les acteurs de la chaîne, mais localisés, explique Caroline Brand. Les scénarios d'autonomie alimentaire amènent les territoires à réfléchir à la façon dont on s'alimente".

Agriculture

Vers une gouvernance locale des politiques alimentaires ?

Ainsi, l'enjeu majeur serait notamment de remettre la problématique du local au cœur des débats et des politiques publiques, dans leur globalité. Ce retour à des schémas plus anciens où les territoires se réapproprient leur politique alimentaire demeure encore difficile à mettre en œuvre, notamment dans un contexte de séparation des politiques sociale, agricole et alimentaire :

"On se heurte au fonctionnement sectorisé des politiques territoriales. En France, un prisme 'agri-alimentaire' domine. Les actions agricoles sont peu reliées aux actions sur les consommateurs et peinent à s'articuler avec les questions de santé-nutrition, de culture, d'éducation et d'accessibilité", détaille la docteure en géographie.

Dans un rapport remis à l'ancienne ministre du Logement, Sylvia Pinel, en janvier 2016, et portant sur l'aménagement des territoires ruraux et périurbains, Frédéric Bonnet, architecte ayant reçu le grand prix de l'urbanisme en 2014, proposait dans ce sens la création d'une compétence alimentaire pour les collectivités locales.

"La prise en charge du projet alimentaire et agricole apparaît de plus en plus comme une nécessité pour les collectivités locales et territoriales (collectivités acquérant des terrains agricoles pour installer des maraîchers biologiques afin de fournir la restauration collective, construction ou soutien à la construction de bâtiment pour maintenir ou installer des agriculteurs, etc.)."

Objectif : assurer une gouvernance alimentaire locale, et pouvoir la mettre en oeuvre. L'exemple lyonnais est à ce titre intéressant. Le statut spécifique de la métropole, conféré par les lois NOTRe et MAPTAM lui permet un plan grand champs d'action. "Les villes ont l'aménagement urbain, les départements l'agriculture. La séparation est nette. A Lyon, la métropole concentre les deux compétences, souligne Bruno Charles.

"Mon travail est de faire en sorte de relocaliser la production ainsi que la consommation. Autrement dit protéger la production, augmenter la part du local et arriver à sécuriser les filières", poursuit l'élu, avant de préciser :

"Il ne faut pas étendre les villes sur de nouvelles terres agricoles. D'ailleurs, l'agglomération a classé nombre de terrains en PENAP ce qui signifie que les terres agricoles le resteront, même si le plan local d'urbanisme évolue. Au travers des enjeux de l'alimentation, nous travaillons donc sur la limitation de l'expansion urbaine."

Une volonté confirmée dans le dernier PLU-H, présenté en septembre dernier par Michel Le Faou, vice-président de la Métropole en charge de l'urbanisme. Mais ce travail de préservation n'est pas une mince affaire : sur la période 2000-2010, "la surface agricole utile des exploitations de la Métropole a ainsi baissé de 8%", relèvent nos confrères de Rue89Lyon, rappelant que les "communes les plus touchées par cette diminution sont celles proches de Lyon", avec des baisses constatées de près de 25 % parfois.

Michel Le Faou

Michel Le Faou, VP en charge de l'urbanisme à la métropole de Lyon.

Les villes doivent donc repenser la façon dont elles organisent l'aménagement de leur territoire afin de trouver un schéma permettant le retour d'une réelle politique alimentaire. La jeune pousse Ma Ville Verte en a d'ailleurs fait son credo. Fondée par Anaïs Jeantet, elle conçoit, installe, entretient et anime des potagers en milieu urbain. L'objectif ? Végétaliser le cœur des villes, tout en créant du lien social entre les habitants. Une façon également de faire revenir la production agricole en milieu urbain, en sensibilisant les premiers concernés : les habitants.

Cet après-midi là, rendez-vous était donné au cœur du quartier La Part-Dieu, au pied d'une résidence de Lyon Métropole Habitat, récemment réhabilitée. Une quarantaine d'habitants plante de la menthe, de la verveine citronnée, du romarin ou thym dans un bac en bois carré. "C'est quoi cette plante", interroge une jeune fille, montrant un pied de fraisier. Une autre se précipite pour passer le râteau. Un dernier arrose les fleurs fraîchement mises en terre. "Maintenant, il va falloir l'entretenir", s'amuse Matthieu Arar, ingénieur agronome chez Ma Ville Verte. Arroser, tailler, mettre de l'engrais, veiller sur les maladies ou encore récolter. Telles sont désormais les tâches qui attendent la vingtaine de volontaires engagé pour prendre soin du nouvel habitant.

"Nous n'avons pas qu'un rôle de constructeur. C'est à nous d'impulser ce type d'initiatives", souligne de son côté Rémi Bullion, responsable développement social chez Lyon Métropole Habitat, organisateur de l'événement avec Ma Ville Verte. Finalement, le jardin est un outil pour ensuite emmener les habitants, la population, à s'interroger sur des questions comme la saisonnalité des produits, le compost ou encore la biodiversité.

Source d'innovation

Le "modèle lyonnais" est-il une exception à l'échelle du pays ? La politique stratégique française, sous forme de filière favorisant l'autonomie alimentaire locale "est presque inexistante", juge Caroline Brand. C'est notamment pour réfléchir à une nouvelle philosophie alimentaire qu'ont été lancés en juillet dernier les Etats généraux de l'Alimentation, une grande consultation des citoyens et de professionnels du secteur, visant notamment à "promouvoir les choix de consommation privilégiant une alimentation saine, sûre et durable".

Autant d'aspects qui ont animé le projet des Halles de la Martinière. Sa concrétisation prévue pour le mois de novembre témoigne du fait que les acteurs privés n'ont pas attendu les politiques publiques pour avancer. "Les Halles sont le résultat d'un combat de sept ans mené par les habitants du quartier. Elles auraient pu devenir un supermarché. Pour l'instant, les initiatives sont essentiellement privées, et viennent moins des politiques", avance Alex Hernandez.

D'autres projets germent, à Grenoble, où un supermarché participatif nommé L'éléfan vient de voir le jour. Un projet similaire devrait également être lancé à Lyon avec Demain supermarché. En outre, de jeunes pousses à l'image de Ma ville verte font revenir la production agricole en ville. Des initiatives qui démontrent que la problématique de l'autonomie alimentaire des aires urbaines peut aussi être source d'innovation. Une autre façon de redonner à la ville son caractère nourricier jusqu'ici perdu, comme le faisait si bien les Halles, au XIXe siècle.

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Commentaires 3
à écrit le 23/10/2017 à 14:43
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" limitée parfois par le manque de cohérence des politiques publiques" Manque de cohérence des politiques publiques en matière agricole du fait de la domination des actionnaires de l'agro-industrie dans ses prises de décision qui veulent toujours...

à écrit le 20/10/2017 à 18:12
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Développement oui, cannibalisation non ! Lyon s'étend comme une boule de chocolat glacé fondant sur la nappe. Paris a fait la même erreur. La métroplisation du territoire ne doit pas conduire au siphonnage des zones rurales et des villes moyennes, a...

à écrit le 20/10/2017 à 12:25
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Pendant ce temps là, la Métropole de Lyon continue à détruire des terres agricoles juste au bord de Lyon, au Puisoz (limite entre Lyon et Vénissieux). Le tout, organisé par qui ? Devinez...

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