Ce que les grandes entreprises ont à apprendre des tiers-lieux

Alors que les tiers-lieux (Fab Lab, Hackerspaces, etc.) sont de plus en plus scrutés par les entreprises, les sociologues spécialistes du travail Marie-Christine Bureau et Michel Lallement expliquent les raisons de cet engouement - recréer les conditions organisationnelles de l’innovation - mais aussi les freins culturels à ce dessein. Les deux chercheurs au CNRS pointent, également, le dilemme que peut créer l'intronisation de structure hiérarchisée dans ces espaces de liberté.

Mais que peuvent-ils bien leur trouver ? A La Myne, hackerspace(*) villeurbannais qui fête ses deux ans, les entreprises se bousculent au portillon. Partenariats, ateliers ou simple tour du propriétaire, elles veulent toutes se frotter à l'esprit d'expérimentation qui règne dans cette petite maison de deux étages et gérée en communauté. Au point que les membres historiques se demandent aujourd'hui comment conjuguer ces nouvelles mannes commerciales avec la vie de la maison où les projets sont libres, collaboratifs et le plus souvent non marchands.

Pour alimenter la réflexion, La Myne accueillait ce jeudi 18 mai Michel Lallement, auteur de l'ouvrage référence du mouvement des makers "L'âge du Faire" et Marie-Christine Bureau. Les deux spécialistes du travail, chercheurs au CNRS, achèvent un tour des hackerspaces de France dont germera bientôt un livre.

Acteurs de l'économie - La Tribune. Que recherchent les entreprises dans ces lieux alternatifs ?

Michel Lallement : En dépit des discours actuels sur les nouvelles formes de travail - ce qu'on appelle dans le jargon le post-fordisme et le post-taylorisme - les entreprises sont des lieux bureaucratisés avec des silos, des logiques de business units repliées sur elles-mêmes. Cette structuration a des effets concrets : elle limite les possibilités de coopérations transversales. Or, la transversalité est déterminante dans le processus d'innovation.

Les entreprises cherchent aujourd'hui à recréer les conditions organisationnelles d'innovation. Cela constitue leur interrogation fondamentale. L'innovation ne se décrète pas de manière bureaucratique, il faut des espaces de liberté où l'on dit "faites ce que vous voulez" sans avoir l'impérieuse nécessité de sortir un produit dans les 15 jours. C'est ce que redécouvrent ces espaces dits "hackerspaces", et c'est ce qui fait envie aux grandes entreprises

Google a très vite compris le potentiel de lieux alternatifs. Le géant américain a testé un système dans lequel 20 % de temps de travail des employés était libre. Après deux ans d'usage, ils se sont aperçus que la moitié de nouveaux projets venaient de ces temps libres.

Ces modèles, historiquement alternatifs, peuvent-ils être intégrés dans une économie classique ?

Marie-Christine Bureau : Greffer ce type d'espace dans une grande organisation est extrêmement difficile. Il y a un risque d'étouffement. Ces lieux ont un rayonnement, un effet de diffusion et de transformation d'autant plus fort qu'ils sont à l'extérieur de l'entreprise.

M.L : Notre retour d'expérience nous apprend une chose intéressante : la création de ces nouveaux modèles au sein des grandes entreprises est souvent la conséquence d'expérience "intrapreneuriale", parfois contre l'avis de la direction ou même de façon clandestine. La culture de l'innovation d'une grande organisation n'est pas encore en adéquation avec la philosophie de ce type de modèle.

Il ne s'agit pas de faire un copier-coller de la façon dont un hackerspace ou un fablab fonctionne pour le reproduire dans un autre écosystème. Il s'agit plutôt de s'inspirer de leurs principes de fonctionnement et de les adapter aux réalités d'autres univers, comme celui d'une entreprise classique. Ces tiers-lieux doivent être associés à un projet pour que jaillisse l'innovation.

Les tiers-lieux semblent aujourd'hui se professionnaliser. Ne risque-t-on pas une dénaturation, à la manière de l'économie collaborative, rattrapée par l'ubérisation ?

M-C.B : Ce n'est pas tant ce processus de "professionnalisation" qui me frappe, mais les possibilités abordées pour le développement de ces lieux. Celles-ci sont notamment envisagées soit par essaimage, soit par un regroupement avec d'autres partenaires afin d'investir des friches industrielles dotées de surfaces importantes. Après l'émergence des friches artistiques, de nouveaux espaces de conception, de travail, de lien social, d'événements se créent. Il est encore difficile de nommer ces lieux, mais il s'y passe beaucoup de choses. Dans ces espaces, la logique de la petite maison partagée par une communauté a évolué. C'est l'un des devenirs possibles, mais cela pose des dilemmes concrets : comment abriter des projets commerciaux sans porter atteinte à ce qui fait la vie du lieu ?

M.L : La tendance peut ainsi être moins optimiste : des acteurs ont très vite senti le potentiel marchand de ce mouvement. Pour ne pas le nommer, Techshop (une enseigne de makerspace créée en 2006 et considérée comme une référence du fab lab privé, NDLR), présent en France depuis deux ans a fait alliance avec Leroy Merlin. Ce n'est pas de la professionnalisation, mais plutôt de la marchandisation, motivée par le fait que la philosophie du "faire" peut être considérée comme une "poche marchande" et peut donc être exploitée commercialement.

*Un "hackerspace" ou laboratoire ouvert est une structure d'accueil offrant un lieu, du matériel et des moyens au plus grand nombre pour mener des projets partagés avec une communauté partageant la même philosophie.

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