Données extra-financières : « Les experts-comptables deviendront le tiers de confiance » (Antoine de Riedmatten, In Extenso)

INTERVIEW. Après avoir repris son indépendance du groupe Deloitte juste avant la crise sanitaire, le cabinet d’expertise comptable lyonnais In Extenso signe un exercice 2022 sous le signe de la croissance (+16%) et dépasse le seuil symbolique des 500 millions d’euros de chiffre d’affaires. Aux avants-postes de la transformation des TPE-PME, le groupe, qui avait subi une attaque informatique en 2021, croit plus que jamais dans la digitalisation de ses services. Facturation électronique, conseil prédictif, données extra-financières : son président du directoire, Antoine de Riedmatten, mise notamment sur l'analyse de données issues de l'IA pour diversifier les services offerts à ses clients.
Nos clients souhaitent désormais savoir comment se porte leur entreprise, non pas par rapport à l'an dernier, mais par rapport à la concurrence. Ces datas nous permettent aussi, en compilant les historiques, de réaliser des prévisions sur les prochains mois afin de les conseiller dans le renégociation d'un prêt par exemple, confirme Antoine de Riedmatten.
"Nos clients souhaitent désormais savoir comment se porte leur entreprise, non pas par rapport à l'an dernier, mais par rapport à la concurrence. Ces datas nous permettent aussi, en compilant les historiques, de réaliser des prévisions sur les prochains mois afin de les conseiller dans le renégociation d'un prêt par exemple", confirme Antoine de Riedmatten. (Crédits : DR/JJR)

LA TRIBUNE - Avec plus de 120.000 clients et un chiffre d'affaires de 500 millions d'euros en 2022, vous venez de franchir cette année un nouveau cap pour la société, qui avait repris son indépendance dans le cadre d'un divorce à l'amiable avec Deloitte en 2019 ? Quel premier bilan de cette stratégie dressez-vous aujourd'hui ?

Antoine de Riedmatten - Nous avons franchi cette année différents paliers importants pour l'entreprise : d'abord, celui des 500 millions d'euros de chiffre d'affaires, qui nous place dans une nouvelle catégorie. Mais aussi un nouveau palier géographique avec notre extension, en dehors des frontières de la France, au Luxembourg et en Belgique. Nous avons également fait évoluer nos métiers vers des activités de conseil, qui représentent aujourd'hui 10 % de notre chiffre d'affaires.

A l'époque, nous parlions plutôt d'une prise d'indépendance : après 30 ans d'existence, il était grand temps de sortir de la maison. Il y avait un côté confortable à être au sein d'un grand groupe, mais aussi un certain nombre de contraintes, comme le fait de ne pas pouvoir partir à l'étranger par exemple, car l'organisation de chaque pays était géré de manière indépendante chez Deloitte, ou de ne pas forcément pouvoir faire un certain nombre de missions, en dehors de notre métier principal.

Cette LBO d'ampleur, qui avait impliqué ses 220 associés, s'était aussi traduite par une volonté d'accélérer sa digitalisation ?

Nous avons en effet levé 15 millions d'euros l'an dernier afin de donner les moyens à notre éditeur de logiciels de se développer, avec un positionnement où il n'adresse pas uniquement le groupe In Extenso mais aussi près de 900 cabinets d'expertise comptable extérieurs. Ce dynamisme se voit au sein de la croissance de 16 % enregistrée cette année, que nous n'avions jamais connu par le passé et qui repose à la fois sur de la croissance externe et interne.

L'exercice que nous venons de clôturer au 30 juin 2022 est en réalité le premier exercice qui n'ait pas été perturbé par un élément exceptionnel : 2019 était en effet une année où nous sortions d'un groupe, ce qui est toujours une épreuve, tandis qu'en 2020, il y a eu le Covid et en 2021, une cyberattaque informatique...

Peut-on revenir sur les conséquences de cette cyberattaque, qui avait pour rappel paralysé une grande partie de vos activité, de votre système informatique et de vos lignes téléphoniques, en pleine campagne de déclaration d'impôts ?

Cette attaque informatique nous a paralysé du 10 avril 2021 jusqu'au début du mois de mai, en bloquant effectivement l'accès à l'ensemble de nos bases de données et serveurs, sous condition de versement d'une rançon. Nous avons choisi de ne pas la régler et de remettre l'ensemble de nos programmes et données en marche en repartant de zéro, ce qui a pris du temps puisque cela a mobilisé près de 600 serveurs centraux, et 600 autres serveurs situés en région.

Cette attaque a engendré près d'un mois de retard en matière de production, à une période clé puisqu'il s'agissait des déclarations d'impôts, mais nous avons réussi à rattraper ce retard sur le mois de juillet 2021, grâce à un délai exceptionnel accordé par l'administration fiscale. Nous nous sommes bien sortis de cet épisode, en premier lieu car nous étions d'une part assurés, mais aussi parce que cela nous a permis de renforcer notre sécurité informatique, afin d'éviter qu'un tel incident ne se reproduise.

Vous avez pris du recul depuis cet épisode, quels enseignements tirez-vous de cet épisode ?

Aujourd'hui, je réponds favorablement à toutes les demandes qui me sont faites afin de témoigner et de faire en sorte que tout le monde prenne conscience des risques. Nous poussons nos clients à suivre des formations gratuites afin de réaliser un état des lieux et d'être préparés.

Nous avons nous-mêmes investi dans des mesures de renforcement de la sécurité. Lorsque nos collaborateurs se connectent depuis chez eux sur un ordinateur, ils reçoivent par exemple un code d'identification par SMS afin de vérifier leur identité. Nous avons aussi investi dans des solutions qui nous permettent de dupliquer nos données et programmes, afin de raccourcir les délais de rétablissement de notre système, en cas de nouvelle attaque.

Face a un tel épisode, la première réaction de certains pourrait être de revenir vers le tout papier, mais nous ne pouvons pas nager à contre-courant. La digitalisation est en marche et nous devons l'accompagner.

La digitalisation était placée au cœur de votre stratégie. Comment s'est-elle traduite au sein de votre offre, quels sont les premiers apports concrets du numérique dans le métier d'expert-comptable ?

Ce qui change avec le digital, c'est d'abord et avant tout le comportement humain, avec une nouvelle logique de validation de documents comme les notes de frais, les demandes de voyages, de congés, ou de formation... C'est un ensemble de processus qui peuvent aujourd'hui être digitalisés, et envoyés directement depuis un smartphone vers un manager pour validation.

Nous avons commencé à tester ces processus chez nous, afin que nos propres ressources y soient habituées et puissent conseiller nos clients. L'introduction du big data nous a aussi permis, en nous appuyant sur notre base de plus de 100.000 clients, de faire remonter un certain nombre de données anonymisées.

Car nos clients souhaitent désormais savoir comment se porte leur entreprise, non pas par rapport à l'an dernier, mais par rapport à la concurrence. Ces datas nous permettent aussi, en compilant les historiques, de réaliser des prévisions sur les prochains mois afin de les conseiller dans le renégociation d'un prêt par exemple.

Elles se transforment donc comme un outil d'aide à la décision et cela a aussi constitué un choix stratégique pour nous, que de le faire à travers un éditeur en interne.

La facture électronique est désormais annoncée comme l'étape suivante. Avec quel calendrier, les entreprises régionales sont-elles prêtes à ce nouveau changement ?

La première étape interviendra le 1er janvier 2024 pour les grandes entreprises, qui devront passer elles-mêmes à l'émission de factures par voie électroniques. Ce qui signifie que même pour les petites entreprises, cette étape aura elle aussi une traduction très concrète puisqu'elles commenceront à recevoir des factures de gaz, d'électricité, et à devoir les traiter de manière numérique.

Pour cela, elles devront s'inscrire au préalable dans une sorte d'annuaire numérique qui va être créé pour toutes les entreprises, sur le même fonctionnement qu'un numéro de TVA, au sein d'une plateforme de l'Etat. La seconde étape viendra en 2026, lorsqu'elles devront elles aussi se mettre à la facture électronique, et ce, quelle que soit leur taille.

Existe-il des craintes face à cette évolution chez les TPE/PME ?

Pour l'instant, l'horizon 2026 paraît encore très lointain pour les sociétés, qui se battent tous les jours avec les prix de l'énergie, l'accès aux composants... Elles ne savent même pas vraiment comment l'année 2023 va se passer.

Le délai assez court se transforme finalement en horizon assez lointain au vu du contexte actuel, et c'est à nous de faire prendre conscience aux entreprises qu'elles ne doivent toutefois pas trainer à ce sujet.

Aujourd'hui, les TPE/PME sont confrontées à nombreux éléments conjoncturels : rupture de leur chaine d'approvisionnements, hausse des coûts de production et de l'énergie, difficultés à retenir et attirer les talents... des inquiétudes se dessinent sur la santé des entreprises régionales ?

Jusqu'ici tout va bien dans les comptes qui vont s'arrêter au 31 décembre, même s'ils sont probablement un peu moins bons que 2021, une année qui avait été alimentée par un certain nombre d'aides. Les craintes sont plutôt tournées vers 2023, pour un certain nombre de raisons comme le ralentissement économique, les prix de l'énergie et la fin des contrats de couvertures existants pour un certain nombre d'entreprises, l'inflation...

Pour l'instant, les entreprises gèrent au jour le jour, mais il est certain que si 2023 se traduit par les prix que l'on annonce aujourd'hui et qu'il n'y a aucune aide, la situation sera plus difficile. Mais aujourd'hui, il s'agit plutôt d'une inquiétude sur le futur que d'une réalité.

Nous demeurons toujours à un seuil de défaillances d'entreprises inférieur à l'avant-crise, les premières à être tombées demeurant encore les entreprises qui n'étaient pas forcément les mieux gérées...

Vous avez fait partie du pool d'experts-comptables du Cercle Perspectives qui a analysé les bulletins de paie de près de 433.000 clients (entre décembre 2021 et juin 2022) en faisant ressortir une tendance : les sociétés de moins de 50 salariés auraient ainsi augmenté les salaires de +3,10 % en moyenne sur le premier semestre 2022, sans toutefois parvenir à compenser l'inflation ?

Effectivement, nous avons constaté, en menant cette étude, que la situation avait été plutôt homogène, avec des secteurs déjà sous tension qui ont augmenté les salaires un peu plus que les autres, comme l'hôtellerie-restauration par exemple.

Ces hausses, qui ont pris la forme d'augmentations de salaires et non pas de primes, sont nettement supérieurs à ce que l'on a vu les années précédentes même si elles ne compensent pas l'inflation. Nous allons poursuivre cette analyse avec les résultats du 2e semestre 2022, afin d'avoir une comparaison entre janvier 2023 et janvier 2022.

Vous attendez-vous à ce que ce phénomène continue, alors que les entreprises sont de part et d'autres pressurisées également par les hausses des coûts (énergie, matières premières, transport, etc) ?

Tout laisse à penser que ce phénomène va continuer car d'une part, l'inflation se poursuit, et que, lorsque l'on interroge l'ensemble des entreprises, le sujet numéro Un pour elles demeure de pouvoir recruter. On a également remarqué que ces augmentations sont souvent plus fortes sur les bas salaires.

Dans vos activités de conseil, émerge également pour 2023 une nouvelle tendance, sur un terrain où l'on ne vous attendait pas nécessairement : celui de la RSE et des données extra-financières ?

Nous sommes en effet persuadés que les comptables deviendront le tiers de confiance pour les données extra-financières. Il va y avoir de plus en plus de demandes à ce sujet, à commencer par les appels d'offres passés aux entreprises, avec des secteurs comme les banques qui sont désormais sous pression.

Or, il devient nécessaire d'avoir quelqu'un qui vérifie la validité des chiffres énoncés, afin que le processus ne soit pas uniquement déclaratif. C'est par exemple le cas pour des données comme le bilan carbone, où l'on peut avoir d'un côté les émissions d'une société, et le fait que de l'autre, elle ait contribué à planter un arbre qui va compenser son activité, mais pas immédiatement. Il faut donc pouvoir évaluer les choses sur le même espace-temps.

A ce sujet, des normes existent, mais elles sont encore nombreuses, comme souvent dans ce type de domaine ?

Comme bien souvent à ce sujet, ce sont d'abord les grands groupes qui, comme dans le cadre de l'égalité femmes-hommes par exemple, vont devoir montrer le chemin, avant que ces pratiques ne descendent ensuite aux plus petites sociétés. Avec des éléments à fournir notamment sur les impacts liés à l'environnement ou aux politiques RH comme le pourcentage d'écarts de rémunération, la proportion de cadres femmes- hommes, etc.

L'Etat et les collectivités vont également montrer le chemin, tandis que le monde de la finance -qui reçoit lui aussi une forte pression des ONG pour démontrer qu'il finance des projets bas carbone- va lui aussi devoir s'adapter et devoir le démontrer.

C'est donc un positionnement que nous souhaitons prendre, et qui nous permettra à nous aussi de donner du sens à nos métiers, et de montrer à l'ensemble de nos collaborateurs qu'ils peuvent contribuer à travailler sur ces sujets. Nous allons investir 12 millions d'euros autour de l'innovation durable, afin de nous doter d'experts et d'ingénieurs, mais aussi de formation pour former ces équipes à ces nouveaux sujets.

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