Vive l'incompétence créative !

La création artistique repose sur une aventure expérimentale dans l'incertitude du résultat, mais aussi dans la conscience de son incompétence. Et si les salariés et entrepreneurs s'inspiraient de cette logique ? Par Hélène Mugnier, Historienne de l'art et sismographe des mutations, expert APM.
(Crédits : DR)

Chacun fait l'expérience quotidienne d'être dépassé par les situations qu'il a à gérer, de faire ce à quoi il n'a pas été préparé ou de faire semblant de savoir. Nous continuons d'accorder davantage confiance à nos acquis et best-practices qu'à l'intuition latente de leur obsolescence. Cette posture rassurante n'est pas sans risques. À l'inverse, les artistes cultivent depuis toujours l'incompétence comme levier créatif. Pour ces éponges sensibles à tout ce qui les entoure, le déclic émerge quand (tout comme nous aujourd'hui) ils cherchent à exprimer quelque chose pour quoi ils n'ont ni les mots ni les méthodes et outils adaptés. Les meilleurs sont ceux qui assument ce diagnostic critique et repoussent leurs limites techniques en plongeant en zone d'incompétence, au-delà de la peur et du risque d'échouer. Notons que l'incompétence n'est pas une absence de savoir-faire, mais bien la perception des limites des acquis face à l'objectif recherché. La création artistique repose sur une aventure expérimentale dans l'incertitude du résultat.

L'art contemporain, le meilleur laboratoire

Gauguin s'est essayé au marbre, au bois, à la céramique, à la gravure avant de révolutionner la peinture. Tant pis pour les règles académiques, le regard personnel du peintre dicte ses lois aux couleurs. Picasso, lui, revendiquait crânement son incompétence : "Je fais ce que je ne sais pas faire. Si je sais le faire, à quoi bon le faire ?" De fait, arrivé à Paris en 1900, le jeune surdoué constate que sa grammaire classique ne lui permet pas de dire la Modernité industrielle. Qu'à cela ne tienne, il abandonne tous ses acquis, six ans de remise en question débouchent sur la révolution cubiste.

Questionner notre propre compétence, accepter de ne pas savoir et oser expérimenter, le chemin de l'incompétence est inconfortable et risqué. Comment nous inspirer des artistes pour mieux reconnaître malgré tout cette intuition latente de nos limites et en dépasser la peur ? L'art contemporain est le meilleur laboratoire pour apprivoiser l'incompétence.

D'abord parce que ce sismographe du présent ne cesse de l'afficher et nous renvoyer à la nôtre ! Incompétent, c'est pile ce qu'on reprochait à Monet : ses tableaux n'étaient "ni fait ni à faire", "même pas finis" ! Techniques industrielles obligent, les artistes d'aujourd'hui ne font qu'emboîter le pas aux impressionnistes : la compétence artistique n'est plus fondée sur le critère technique. Dès lors, cet art si déroutant a priori devrait nous autoriser à reconnaître à notre tour l'obsolescence de nos compétences et à accepter d'être dépassés par les ruptures en cours.

Regardez donc un monochrome noir de Soulages : en apparence, la compétence du peintre est quasi-nulle. Qui a fait l'expérience de sa peinture, sait pourtant qu'il s'y passe quelque chose : la lumière vibre sur la matière au rythme du geste de l'artiste, le silence et l'espace se dilatent. L'art contemporain invite explicitement à lâcher prise sur le bien-fondé révolu de nos acquis. Plus important encore, il manifeste ce qui peut émerger de neuf dans ce renoncement. À son meilleur (comme chez Soulages), il dompte la peur de l'incertitude et ré-ouvre les possibles.

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