Le paradoxe d’entreprendre

Piloter un processus entrepreneurial ne consiste pas à en établir une vérité naturelle, mais à en construire une représentation socialement acceptée, utile à faire progresser le projet. Par Alain Asquin, vice-président de l’université Jean-Moulin Lyon 3, directeur de l’innovation et du développement

"Lorsqu'on ne sait pas la vérité d'une chose, il est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes." Cette "pensée" de Blaise Pascal doit résonner dans l'esprit de nombre d'entrepreneurs et de ceux qui les accompagnent. Ils savent combien il leur est impossible d'accéder à la "vérité" de ce que sera précisément leur offre, des usages retenus par les clients, ou de leur capacité à capter la valeur.

Tous doivent se résoudre à des approximations, des propositions dont on sait qu'elles sont erronées, mais suffisamment élaborées pour permettre aux acteurs de "fixer leur esprit" afin de s'organiser et de pouvoir avancer. On est au cœur de la conception d'Herbert Simon, prix Nobel d'économie 1977, d'une science de l'artificiel.

Piloter un processus entrepreneurial ne consiste pas à en établir une vérité naturelle, mais à en construire une représentation socialement acceptée, utile à faire progresser le projet. Les temps impartis, les jalons ou les ressources nécessaires ne sont pas issus d'une évaluation objective. Ils relèvent d'abord de l'appréciation de ce qui est acceptable pour un financeur, de ce qui est enviable pour un partenaire, de ce qui permet de  fédérer les collaborateurs.

Il n'est qu'à considérer l'usage de l'outil emblématique qu'est le business plan. On s'accorde à le voir aujourd'hui comme un construit plausible, qui permet de penser le projet et d'en montrer la cohérence. Il y a bien là, la formation d'une "erreur commune" pour fixer les représentations des parties, ce qui est nécessaire pour engager l'action. Mais l'entrepreneur doit prendre sur lui les tensions qui naissent entre d'une part cette conception qu'il sait artificielle, et d'autre part un discours de certitude qu'il doit présenter à ceux qui lui demandent des garanties.

Évolution des représentations

Ainsi, l'entrepreneur navigue dans l'univers pascalien alors que ses ayants droit se drapent souvent dans une logique cartésienne bien utile. En effet, ces derniers ne sont pas naïfs des conditions dans lesquelles par exemple un business plan est écrit, mais cette posture leur permet de faire valoir leurs droits en cas d'échec. Une compétence centrale de l'entrepreneur est donc de mettre ces deux logiques en discussion sans jamais vouloir n'en éliminer aucune.

Il doit créer, au sens d'Edgar Morin, une dialogie, c'est-à-dire un dialogue créatif entre ces deux logiques antinomiques, concurrentes, mais indissociables et complémentaires. Entreprendre c'est non seulement accepter de vivre avec ce paradoxe, mais savoir le rendre créatif.

C'est peut être sous cet angle que l'on comprend que l'une des qualités essentielles d'un entrepreneur est d'être constamment capable de faire évoluer les représentations et les repères de son projet en fonction de ses apprentissages sans pour autant nier ce qui a été établi précédemment. Le risque serait sinon que ce qui a été affirmé un temps et qui se trouve remis en cause, ne vienne décrédibiliser la nouvelle affirmation et génère de la défiance.

Cette capacité à donner du sens pour « tenir »  la cohérence d'une trajectoire entrepreneuriale est essentielle pour progressivement inventer une vérité qui de toute façon n'existait pas de manière préalable. Finalement, les entrepreneurs sont peut-être ceux qui transforment les « erreurs communes » en « vérité ».

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Commentaire 1
à écrit le 08/03/2016 à 8:12
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In Extenso la citation est : "Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes, comme, par exemple, la lune, à qui on attribue le changement des saisons, le progrès des maladies, etc....

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