Les entrepreneurs remparts à la décrépitude politique et démocratique ?

Existe-t-il encore des voix crédibles pour défendre l'efficacité de l'action politique et la salubrité de la démocratie ? Plus guère. Le dépérissement de l'une et l'affaiblissement de l'autre ont atteint le seuil au-delà duquel la société tout entière est en danger. Leur régénération réclame un aggiornamento auquel les citoyens - y compris, bien sûr, les entrepreneurs - veulent et doivent contribuer. Jean-Paul Delevoye (président du CESE), le politologue Pascal Perrineau et le sociologue Denis Muzet en dessineront les voies le 2 décembre à Sciences Po Lyon dans le cadre de Tout un programme.
Jean-Paul Delevoye sera l'un des trois intervenants de la conférence du 2 décembre.

Acteurs de l'économie - La Tribune achève le cycle Tout un programme mercredi 3 décembre. Depuis son lancement le 19 novembre, de quoi la trentaine d'intervenants a débattu ? Avec le paléoanthropologue Pascal Picq, le directeur d'école (EMLYON) Bernard Belletante et le député européen Jean-Marie Cavada, d'un monde de ruptures protéiforme dans lequel l'enjeu est, pour chacun, de prendre place, de trouver une place, c'est-à-dire une raison d'être et une utilité. Avec la sociologue Monique Dagnaud et le médecin-explorateur Jean-Louis Etienne, de confiance, ou plus exactement de l'humus sociétal et éducationnel dans lequel prospère l'absence de confiance dès le plus jeune âge. Avec l'océanographe Gilles Bœuf, l'économiste Roger Guesnerie et le philosophe Patrick Viveret, de sauvegarde de la planète, et plus particulièrement des conditions de rendre compatibles la préservation de l'environnement, du climat, de la biodiversité, avec l'appétit, insatiable en occident et grandissant dans les pays émergents, de posséder, de consommer, de dominer, d'asservir, de détruire.

Pansements dérisoires

Avec le cardinal Philippe Barbarin, l'académicien Bertrand Collomb et l'économiste Nicolas Baverez, des voies, notamment spirituelles, de régénérer du « sens » et d'inoculer des perspectives dans les modèles économiques, d'entreprise, managériaux. Avec les directeurs d'établissements Thierry Magnin (Université catholique) et Frank Debouck (Ecole Centrale) et le scientifique et entrepreneur Laurent Alexandre, de progrès, ce progrès auquel le scientisme, le transhumanisme et le post-humanisme, arraisonnés par les centaines de milliards de dollars que Google investit dans les biosciences et les autres géants de l'informatique mettent au service du contrôle des données, promettent une issue despotique.

Avec l'entrepreneure Emmanuelle Duez et le philosophe Robert Misrahi, avec les décideurs Denis Payre et René Ricol, d'une France jeune et moins jeune qui veut entreprendre mais ne trouve pas toujours au fond d'elle ni surtout autour d'elle le substrat ou les ressorts pour y parvenir et pour épanouir le « bonheur » que procure l'action ou la responsabilité de bâtir, de risquer, d'accomplir, de partager, de rebondir, d'essaimer. Avec l'ancien magistrat Eric de Montgolfier et le sociologue Michel Wieviorka des violences, communes au système éducatif, à la société, à l'entreprise, et en riposte auxquelles les pansements publics ou privés sont dérisoires.

Jusqu'où la descente aux enfers ?

Lors de chaque débat, une même idée maitresse s'est imposée, naturellement ou brutalement, explicitement ou collatéralement : celle de l'impuissance de l'offre politique et, concomitamment, de l'obsolescence et même de la décrépitude de la démocratie française. De tous ces débats, auxquels plus de 4 000 personnes ont participé, il ressort ce que l'étude Le Monde/Cevipof/Fondation Jean Jaurès avait démontré en janvier 2014 lorsque "le" politique apparaissait dernier au classement des 17 institutions en lesquelles les Français faisaient confiance : plus grand monde n'attend quoi que ce soit des institutions publiques et politiques et de ceux qui les incarnent.

La confiance est bien plus que vacillante : elle a fait place à la défiance et au rejet. L'Etat est au mieux discrédité et au pire honni, chez les plus indulgents il apparaît dépassé, inutile, chez les plus vindicatif il est un obstacle. Un obstacle à la réalisation de soi, un obstacle à la gestion performante des contributions financières des citoyens, un obstacle à la revitalisation d'un vivre-ensemble aujourd'hui fracturé, un obstacle à la cimentation d'un socle commun que la ségrégation et le matérialisme, la ghettoïsation et l'égotisme, le consumérisme et le repli sur soi, les peurs et les rejets, la marchandisation et l'ultratechnologisation, l'apologie du spectaculaire et du narcissisme, semblent fissurer chaque jour davantage. Jusqu'où ?

Etat coupable mais aussi victime

Oui, jusqu'à quel niveau de décrédibilisation de son cadre politique et institutionnel une nation peut-elle résister et continuer de se construire ? Certes, l'Etat et ses prérogatives sont eux-mêmes tributaires d'un contexte qui les dépossède malgré eux : abolition des frontières autant politiques que financières, mondialisation de l'économie, des échanges et des entreprises, tyrannie de l'immédiateté des exigences et du court-termisme des réponses qu'elles appellent, autorité politique de l'Union européenne, émergence de continents entiers il y a encore peu invisibles, érosion des principes ou des valeurs civilisationnels qui assuraient à l'Occident son leadership ou plutôt une hégémonie heureusement contestée. Et surtout, une propagation des nouvelles technologies de l'information, de la communication et des sciences qui, agrégée à l'irruption de puissances économiques privées considérables, rebat totalement les cartes. Les cartes d'une part des champs de responsabilité et d'influence des Etats, d'autre part du fonctionnement même des démocraties domestiques, enfin du rôle que chaque citoyen, qui se sent davantage du monde que de sa nation de naissance, veut exercer sur une planète en perpétuel bouleversement.

Manque de courage

L'extraordinaire vitalité des initiatives personnelles et associatives, discrètes ou éclatantes, le démontre : ces citoyens de tous âges ne sont pas tous dévorés par le virus égocentré, individualiste, mercantiliste, utilitariste, ils ne sont pas tous décérébrés par le mouvement de désidéologisation qui semble recouvrir l'occident, ils ne sont pas tous abrutis par des médias qui, bien souvent, ont oublié leurs responsabilités de défricheurs, de pédagogues, de médiateurs auxquelles ils préfèrent l'isolement, l'arrogance, l'exhibitionnisme, le sensationnalisme, les proximités et les collusions dangereuses.

Au contraire, ces citoyens témoignent d'une quête de sens, d'une préoccupation sociétale réelle, d'un altruisme auxquels, malheureusement, se dérobe l'inconsistance d'une offre politique gangrénée par les mensonges et les fautes lourdes, l'éloignement des réalités, l'obsession de la réélection, la dictature des résultats immédiats, à certains égards l'incompétence, et surtout le manque de courage.

Croyance en la res publica

Bien sûr, il ne s'agit pas de succomber à un stupide « politique bashing » par la faute duquel le démoniaque Balkany, le stupide Thévenoux, le machiavélique Cahuzac, les coupables dans l'affaire Bygmalion entraîneraient dans leur dépérissement le généreux et humble édile, le travailleur et valeureux conseiller régional, l'honnête et déterminé député.

Mais ce que les débats de Tout un programme ont mis en lumière, ce n'est pas seulement la résignation face à cette offre politique déliquescente et à ses discours sophistes, face à la redoutable rhétorique populiste et démagogue d'un Front national désormais parfaitement intégré sur l'échiquier national, face à l'endogamie d'élites nourries au même biberon de Polytechnique et de l'ENA, face à l'affaissement des institutions de toutes sortes - syndicales, patronales, etc. - qui faisaient œuvre d'amortisseur et d'intermédiation déterminants pour le bon fonctionnement de la démocratie, ou encore face à la prolifération des affaires judiciaires - onze, faut-il le rappeler, sur le dos du désormais président de l'UMP et futur candidat à la présidentielle de 2017 - ; non, ce que ces débats ont démontré aussi, c'est une foi dans la société, c'est le besoin de régénérer les rouages de la démocratie, c'est une croyance grande en la res publica, in fine c'est l'acceptation que l'individu, l'association et l'entreprise ont une responsabilité politique. Responsabilité politique qui n'a pas vocation à remplacer les fondements traditionnels de la démocratie, mais à les compléter.

La démocratie peut-elle s'adapter ?

Ces citoyens - et parmi eux les entrepreneurs - portent en eux un souffle, des convictions, des audaces, des énergies, des visions à même de modeler un sens et simultanément une espérance que la gouvernance politique, par sa faute et malgré elle, ne peut pas stimuler puisqu'elle ne les incarne pas suffisamment. Ce sens, souvent ils ne l'éprouvent pas dans leur vie professionnelle mais le recherchent ailleurs et sont prêts à le cultiver ailleurs. Ils veulent sortir du silence, ce silence symptomatique d'une souffrance, ce silence qui muselle la saine conflictualité synonyme de dire, de dénoncer, de crier, de proposer, de construire ensemble, de maintenir le lien en vie, ce silence qui porte en lui le germe de nouvelles violences, ce silence qu'en définitive l'insuffisante démocratie fait prospérer.Ils n'ont pas pour vocation de se substituer à l'offre politique, mais d'exister auprès d'elle, y compris pour l'aider à se renouveler, à se reconstruire, et de nouveau à rayonner mais bien sûr autrement.

Devenir sujet

Autrement, car le monde tel qu'il est désormais et ce que les citoyens sont eux-mêmes désormais dans ce monde, interroge ce que doivent être le rôle des institutions politiques et le comportement de ceux qui les conduisent. Ce monde n'a plus aucune frontière, il se métamorphose de manière extraordinairement rapide, il bouge en jugulant certaines inégalités mais en en sécrétant de nouvelles - en termes de générations, d'éducation, de formation, de compétences -, et donc ce qui a pour mission d'assurer le vivre-ensemble : la démocratie et ses mécanismes, doit être agile, prospectif, audacieux, et reconfiguré en fonction de cette réalité irréversible. Comment y parvenir ? A quels desseins ?

Dans le livre Tous debout ! qu'Acteurs de l'économie - La Tribune publie le 5 décembre, à quoi le philosophe Robert Misrahi et le sociologue Alain Touraine exhortent-ils chaque individu ? A devenir un sujet, c'est-à-dire une personnalité affranchie, autonome, considérée, respectée, empathique, altruiste, disciple du principe de réciprocité, et alors tout entière dans la contribution au débat public. Car contrairement aux démonstrations de certains sociologues, l'aspiration au bonheur individuel ne signifie pas mécaniquement la mise à l'écart de l'action publique. A condition de transformer la démocratie pour aider chaque individu à devenir sujet. Mais est-ce bien possible ?

"Réinventer la politique : l'heure d'y croire ?", le 2 décembre à l'IEP de Lyon.

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