Joseph Aguera : Le matador

Le tribunal est son arène. Ses plaidoiries concentrent une abnégation, une science tactique, une maîtrise du droit redoutées. Intraitables. La vigueur de ses convictions, la loyauté de son comportement, et sa discrétion médiatique ont ciselé une réputation qui l’a fait « star » au sein du patronat lyonnais. Pour la première fois, l’avocat Joseph Aguera tombe la garde.

« Un pitbull ». C'est à cette « bête » que l'ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats de Lyon, Eric Jeantet, fait référence pour circonscrire l'identité de Joseph Aguera. Une « bête » qui déploie sa pugnacité et sa détermination dans l'enceinte du tribunal.  « Elle le transcende », observe un confrère. Là, quelle que soit l'importance du dossier qui lui a été confié et qu'il a exploré, malaxé, puis maîtrisé dans ses moindres anfractuosités, le défenseur « phare » du patronat lyonnais fait le spectacle. L'œil, noir, est scrutateur, la verve imposante, le geste ample, le front plissé.

Pitbull

Il observe, dissèque, évalue l'interlocuteur et s'y adapte, contourne, revient puis contre-attaque, cherche ou creuse la faille qui va héberger sa riposte. Il parsème sa plaidoirie de traits d'humour qui apaisent mais surtout masquent le déclenchement d'une implacable réplique. Rien ne l'apeure. Il embarque l'adversaire dans une digression, l'endort dans une combinaison, sous le maquillage desquelles il amorce une stratégie contraire. « Il va jusqu'au bout du bout », constate sa consœur Pascale Revel, ne lâche « absolument » rien. Il n'assouvit son esprit compétiteur qu'à ce prix. Même lorsqu'il est un ami, le conseil face auquel il bataille n'a plus de visage, il n'est plus qu'un rival qu'au nom de la cause de son client il doit dominer. Sans scrupule. Coûte que coûte. Avec pour seule bordure une loyauté plébiscitée par ses opposants, il emploie tous les recours pour prendre en défaut non seulement le client, mais aussi l'avocat adverse « qu'il place sous l'éteignoir ». La confrontation a alors basculé, il dompte, place l'estocade. Crucifie. La métaphore tauromachique est idoine. Il ne partage rien. Comme si sa vie en dépendait, comme s'il s'agissait de l'ultime combat. Jusqu'à marquer cécité et surdité au malaise, parfois profond, dans lequel il a précipité l'autre camp. Une dureté, une assurance, voire une arrogance qui agacent au sein du barreau, parmi des contempteurs qui y décèlent une agression au principe de confraternité.
De ces prestations orales, qui dans la matière du droit du travail se révèlent prépondérantes, il s'extrait « vidé », poursuit EricJeantet, à l'instar du dramaturge qui achève sa représentation quotidienne. Elles constituent l'exutoire d'un homme « fortement angoissé, qui se donne tout entier à sa cause ». « Il fait corps avec chaque dossier », corrobore Pascale Revel, qui revendique une même osmose, mais à destination des salariés. Ce qui assure des relations électriques, et des joutes éruptives. « Il est redoutable, son talent est immense et il sait convaincre. On est soulagé de ne pas avoir à l'affronter. Le face-à-face peut être violent, mais toujours respectueux, car l'homme est juste. Je démarre systématiquement l'échange, et je dois « prendre ma place », occuper le maximum des cases du damier ». Elle sait qu'il ne succombera à aucune faiblesse, à aucune sensiblerie, à aucun renoncement. « Sa présence, tout à la fois stimule et crispe, elle oblige à anticiper, à faire preuve d'une grande vigilance. Tous les coups sont permis ». Tous deux plaident militant, engagé. Entier. « Gagner face à lui nourrit un plaisir particulier, car on sait qu'on a été forcément bon. Incontestablement, il m'a fait progresser ».

Lauréat

Aux yeux de « Jo », ainsi baptisé par ses proches, la plaidoirie n'est toutefois pas qu'un jeu, elle n'est pas seulement la sécrétion du « plaisir, précieux, de convaincre quelqu'un du bien-fondé de ce que l'on croit », elle n'est pas uniquement le terrain d'expression « d'une grande joie, intériorisée, lorsqu'on gagne un contentieux improbable, et d'une déception physiquement douloureuse lorsqu'on échoue ». La solidité de toute construction juridique se mesure à la capacité de subir « l'épreuve du feu » du contentieux, et l'avocat qui maîtrise l'exercice « est le plus à même » d'identifier les voies de l'éviter. Un tel tableau devrait résulter d'une vocation. Il n'en est rien. Certes, enfant, un conducteur de bus qui l'observait défendre la cause d'un camarade l'affubla bien du sobriquet « d'avocat ». Mais c'est tardivement qu'il embrassa le métier, oscillant pendant longtemps avec celui d'enseignant.
Fils d'un petit entrepreneur d'origine espagnole sous-traitant de mécanique générale, il réalise de brillantes études. Le droit, qu'il cumule avec l'IEP Lyon, nourrit une double propension scientifique - « grâce à la rigueur du raisonnement » - et humaine - « on est dans le siècle » -. Et c'est une « passion » pour la matière qu'il va engager, dévorant - encore aujourd'hui - l'encyclique des locutions latines et s'intéressant «  à toutes les formes de droit ». Y compris philosophique. Cette connaissance élargie du droit, que ses adversaires saluent et redoutent, le singularise parmi les spécialistes de matière sociale et en fait « un vrai juriste ». Mention « bien » en première année de faculté. Puis « très bien » les années suivantes, ponctuées d'un 20/20 et d'un 19,5/20 respectivement en droit administratif et en finances publiques. En un été, au lieu de la traditionnelle année d'apprentissage, il prépare le CAPAL. Et l'obtient. Major de sa promotion. Il assure parallèlement des vacations à l'université, passe un DEA de droit des affaires, et prête serment à l'été 1978. « En attendant que la place d'assistant que l'on m'avait promise et qui devait m'ouvrir les portes du doctorat et de l'agrégation se libère ».
Cette orientation n'apparaît qu'en recours à une vocation originelle et alors contrariée d'enseignant. Sa première expérience professionnelle, il la partage entre deux cabinets, dont les dirigeants sont demeurés ses « maîtres » : Henry Lucien-Brun, et le « seigneur » du droit du travail Gérard Venet. Il y consacre une année « extraordinaire », découvrant auprès du premier la complexité des procédures civilistes et commercialistes et respirant son aisance orale, apprenant chez le second « l'urgence » et l'immédiateté propres à la spécialité sociale, et s'inspirant de ses compétences écrites. Enfin, automne 1979, le concours d'assistant. Seul admis parmi trente-cinq candidats. Il abandonne le barreau, avec l'assentiment  de ses deux « pères spirituels ». Et prépare sa thèse. Mais l'amertume commence de le ronger. Le manque, notamment de plaider, se répand. Le mal devient même physique : « à l'heure des audiences », il sent l'adrénaline ramifier son corps. Mars 1980. Un samedi matin, place Bellecour. Il frappe à la porte de Gérard Venet. « Si vous m'annoncez votre retour, vous pouvez reprendre lundi ». Il patientera trois mois, le temps d'achever un second DEA, cette fois consacré au droit civil, puis reprend aussitôt la robe. Et démissionne, un an plus tard, de sa fonction universitaire. « Par loyauté, car j'estimais incorrect de bloquer un poste que j'avais pourtant l'autorisation de conserver ». En 1984, il s'émancipe et s'installe à son compte. Il attendra cinq années avant d'embaucher son premier collaborateur.


Attaquant

Travailleur acharné - il ne se connaît aucun hobby, « faute de temps », et ne s'accorde que depuis quelques années le repos dominical -, opposant loyal - bien qu'encore stigmatisé pour rendre ses conclusions tardivement et pénaliser la partie adverse -, légaliste, intellectuellement brillant, scrupuleux des fondations déontologiques, c'est par ces attributs qu'il a modelé la crédibilité et l'intégrité qui caractérisent sa réputation auprès des juges. Et des clients. Des clients « rois », auxquels il estime devoir se donner sans compter. « Fièvre, soucis professionnels, préoccupations familiales… je n'ai absolument pas le droit de les laisser polluer mon attention quand je m'apprête à plaider. Car sinon, c'est la qualité de ma prestation et donc mon client qui en font les frais. Et ça, c'est impensable ».
Et des clients tous « patrons », qui forment un microcosme au sein duquel, incontournable, il exerce une influence naturelle, mais contingente aux seules prérogatives du droit. « Il est l'anti Soulier, claque un ténor du barreau lyonnais, et ne se sert pas de cette situation pour favoriser d'autres ambitions ». « L'entreprise, c'est ma famille », indique Joseph Aguera. L'empathie, naturelle, consolide une cohérence qui se révèle précieuse au moment de convaincre la cour. Ces patrons, notamment ceux de la métallurgie, apprécient son style puissant, abrupt, franc, tranché et volontiers provocateur. « C'est un pur attaquant. S'il était tennisman, il pratiquerait le service/volée. Cette attitude plaît aux dirigeants », souligne son confrère Yves Fromont.
Des patrons lyonnais également séduits par sa discrétion, qui trahit un « calcul » approprié - leur caste exècre la publicité - autant qu'elle témoigne du refus, sincère, de privilégier son intérêt personnel. « Je considère ne pas avoir le droit d'exploiter une affaire pour faire ma propre promotion. C'est viscéralement inscrite en moi », plaide-t-il. D'ailleurs le rédacteur du portrait aura dû user de force persuasion et même coercition pour le décider à s'exprimer. « Jamais il ne tire la couverture à lui. C'est la preuve supplémentaire de sa considération et de son respect des clients », confirme EricJeantet. La démonstration aussi d'une foi : seuls le solide, le concret, le vrai assurent de durer. Le passionné de sport recourt aux allégories footballistiques - il défend d'ailleurs aussi l'Olympique Lyonnais -.
« Une carrière d'avocat, c'est un championnat. On y demeure et on améliore son classement à la seule condition de posséder du fond de jeu, de la constance. Et parfois il y a des surprises ». Dans les deux sens, provoquées par le moindre relâchement d'un côté ou l'obstinée abnégation de l'autre. « C'est la « jurisprudence » Kostadinov », joueur bulgare qui à la dernière minute de l'ultime match de qualification à la Coupe du monde 1994 propulsa son pays au paradis et la France dans les limbes.


Schizophrénie

Ces patrons, Joseph Aguera en épouse « totalement » les préoccupations. « L'avocat doit être intellectuellement proche de son client, afin de ne pas être un mercenaire, mais doit aussi maintenir la distance nécessaire au bon accomplissement de sa mission. Nous sommes des techniciens, et ce recul est capital pour savoir donner la meilleure des réponses dans l'intérêt du client ». Une clairvoyance aux vertus didactiques, « qui sert également à refuser la confrontation pour accepter de négocier ». Il se considère parfois « bien plus social » que ses adversaires, car « lui » défend une collectivité, l'entreprise, quand ses opposants protègent des intérêts personnels. Mais comment le disciple d'un capitalisme davantage rhénan qu'anglo-saxon agit-il lorsque le motif de son interlocuteur, aussi économiquement recevable qu'il est humainement avarié, perturbe « moralement » sa conscience ? L'embarras est sourd, mais palpable. D'ailleurs, de ce qu'il pense cerner de l'homme dans le prisme de son comportement professionnel, maître Pierre Masanovic, son « adversaire préféré », retient un « doute : j'ai le sentiment que sa sensibilité personnelle des problèmes humaines, que le droit du travail met en jeu, ne correspond pas toujours à celle qu'il exprime souvent avec excès pour le compte de ses clients ». « Mes limites sont la loyauté et l'éthique du client », résume, pour sa défense, Joseph Aguera. Certes, il se réserve le droit d'éconduire les sollicitations lorsque la stratégie ou la motivation du client contrarient ses principes déontologiques et éthiques. Une alternative « très rarement » usitée, à ses yeux sa « réputation » constituant le « plus sûr » des boucliers pour dissuader les patrons douteux de le contacter. « Le médecin soigne le chef de gang aussi bien que le gentil retraité. Comme lui, je ne suis pas juge, et notamment de l'intérêt de l'entreprise, qui relève de la seule responsabilité du dirigeant. Mon rôle se borne à mettre en forme juridique la parole de mon client et à convaincre le juge qu'elle est la bonne ». Une manière elliptique, qu'il concède lui-même « peut-être hypocrite », de résoudre la schizophrénie qui frappe chaque avocat, soumis au face-à-face, dual et parfois même duplice, de ses convictions d'homme et de sa mission de défenseur. Un dédoublement de personnalité au seul prix duquel il peut « se gérer » dans des contextes « parfois très douloureux ». Comme lorsqu'il défend une entreprise attaquée par une femme et des enfants, présents dans la salle, dont l'être cher a disparu six mois plus tôt dans un accident du travail. « Son sens, profond, de l'humanité doit être alors sacrément secoué », analyse EricJeantet.


Artisan

Patron, il l'est lui-même, à la tête d'un cabinet composé de huit associés et dix-sept collaborateurs, tout entiers tournés vers les différentes facettes du lucratif droit social. La taille, exiguë, peut surprendre. Elle résulte d'une dynamique entrepreneuriale modeste, du choix de développer une structure réduite, et de l'accomplissement d'une âme bien davantage d'artisan que d'industriel. « C'est un avocat à l'ancienne, il n'est pas un moderniste », estime Pierre Masanovic. Une entreprise qui, en dépit de l'effort de promouvoir des équipiers, demeure excessivement personnifiée, cristallisée sur son créateur. Avec pour effet, observe EricJeantet, que le cabinet a agrégé deux familles d'employés : d'un côté ceux qui vouent à leur patron une « admiration extraordinaire, parfois même excessive voire irrationnelle », jusqu'à exercer une forme de sacralisation et de « clonage » que consolident naturellement ses « remarquables » qualités humaines - « il se mettra en quatre pour les aider » -, de l'autre ceux qui ne supportent ni l'exigence « considérable » ni l'ombre qu'il leur impose. « Je suis le garant de la cohérence, et cela assure l'unicité de la doctrine du cabinet », se défend l'intéressé. Une force. Aussi une altérabilité. Et un risque : celui de corseter, même involontairement, les compétences des salariés et donc le rayonnement du cabinet. Joseph Aguera  n'élude pas. Il reconnaît que son charisme et son empreinte peuvent comprimer la dynamique générale, mais réfute toute propension omnipotente ou omnisciente. « Je ne suis pas un patron parasol ». A l'examen de la structure de son concurrent, aux antipodes du grand groupe - 80 associés et collaborateurs sur Paris et Lyon - qu'il a cofondé avec Gilles Briens, Yves Fromont fait référence à la bicéphalie qui caractérise la corporation. « Etre conseil et être judiciaire font appel à des logiques distinctes. Lorsqu'on est conseil, profession dont je suis issu, on est dans l'esprit d'entreprendre, de développer, d'aller au-delà de ses terres lyonnaises. Ce raisonnement n'est pas naturel chez les spécialistes du contentieux, qui concentrent sur leur personne et sur leur territoire l'origine l'essentiel de l'image de leur cabinet. Joseph Aguera est longtemps resté dans ce schéma, qu'il avait hérité du cabinet prestigieux mais restreint où il avait débuté. Il semble en avoir aujourd'hui admis les contraintes, et la trajectoire qu'emprunte son cabinet l'atteste. Il s'est structuré et s'entoure de talents. Nous le constatons à l'aune des dossiers que nous partageons : c'est toujours de la belle ouvrage ». De quoi rasséréner un homme anxieux de la réputation qu'il féconde au sein de sa corporation, et un « matador » que la collection d'oreilles et de queues glanées dans les arènes prud'homales a d'ores et déjà propulsé au panthéon des avocats lyonnais en droit social.


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