Politique de Laurent Wauquiez : le milieu économique impatient et inquiet

Par Denis Lafay  |   |  1729  mots
(Crédits : Laurent Cerino / ADE)
En 2015, les milieux économiques et patronaux accueillaient favorablement le programme de Laurent Wauquiez. Dix-huit mois plus tard, ils saluent le retour à la gestion rigoureuse et aux promesses d'investissement, mais s'inquiètent outre de certains outils et méthodes employés, du double risque de polarisation politique et de luttes idéologiques dans un territoire qui a fécondé le succès de son écosystème entrepreneurial dans la coopération transpartisane.

« Les dégâts que cette loi folle, non financée et applicable en un an, aurait pu provoquer sont considérables. Tout était réuni pour qu'elle mette à mal l'organisation économique du territoire. Nous avons relevé le défi avec succès, et c'est là une grande fierté. » Martial Saddier, vice-président délégué aux Entreprises, à l'emploi et à l'économie - et député LR vainqueur dans la 3e circonscription de Haute-Savoie - souffle. Cette loi folle, c'est celle dite NOTRe (Nouvelle Organisation Territoriale de la République), qui confère désormais aux Régions le pilotage « de la définition des orientations en matière de développement économique » - incluant l'intégration, encore chaotique, des compétences économiques inhérentes aux Départements -, et notamment l'élaboration du Schéma régional de développement économique, d'internationalisation et d'innovation (SRDEII).

100 millions d'euros d'aides directes

Lequel, adopté en décembre 2016, s'articule autour de leviers clés (formation-emploi, international, innovation, attractivité, révolution digitale), et, parmi ses objectifs « phares », prévoit chaque année de « soutenir 10 000 entreprises (dont 150 startups) et l'implantation de 150 nouvelles sociétés », de « faire émerger des champions régionaux dans toutes les catégories », enfin de « favoriser d'ici à 2021 la création de 10 000 emplois d'une part dans l'économie numérique d'autre part dans le secteur du tourisme. »

L'ingénierie financière occupe une place centrale du dispositif, via le (re)déploiement ou le renforcement de fonds dédiés auxquels la Région s'engage à participer à hauteur consolidée d'environ 30 à 45 millions d'euros. La collectivité doit également se mobiliser en soutien de prêts aux entreprises et des fonds de garantie, et même en participation directe au capital des entreprises jugées « stratégiques. » Des pôles de compétitivité aux commerces de proximité, de l'artisanat au secteur agricole, des start-ups aux ETI, l'ensemble du tissu économique est ciblé, et lorgne la distribution d'une enveloppe annuelle de 100 millions d'euros d'aides directes.

Acteurs du dialogue social absents

Bras armé de cette mise en œuvre : Auvergne-Rhône-Alpes Entreprises, l'Agence économique régionale née le 18 mai. Dotée d'un budget annuel de 110 millions d'euros et d'une équipe de 200 collaborateurs, cette instance co-présidée par Laurent Wauquiez et Jean-Dominique Senard, (président de Michelin) veut être à terme « le guichet unique des entreprises. » Aux commandes opérationnelles : Gérard Guyard (président de Gravotech) pilote le directoire, Cécilia Tégédor - non présentée publiquement le 18 mai, selon Martial Saddier sa nomination n'ayant pas encore été annoncée aux équipes... alors qu'acteursdeleconomie.com la révélait neuf jours plus tôt - la direction générale.

Quatre personnalités au cœur d'un dispositif de gouvernance pléthorique : à l'assemblée générale participent huit collèges (Etablissements publics de coopération intercommunale dits EPCI, enseignement supérieur-recherche-formation, entreprises, chambres consulaires, pôles de compétitivité, Départements, etc.) et au conseil de surveillance pas moins de 55 personnes. Avec, parmi les absences remarquées, celle des acteurs du dialogue social (syndicats patronaux et de salariés) et... pour l'heure, de la Métropole de Lyon.

Guerre de compétences avec la métropole de Lyon

En effet, au cœur de l'enjeu « politique » de cette création, figure l'articulation de ses compétences avec celles de la collectivité du Grand Lyon qui a fait du développement économique, de l'accompagnement des entreprises, de l'attractivité du territoire, le fer de lance de son rayonnement. Y compris via l'Aderly (Agence dédiée pour la région lyonnaise) dont, selon nos informations, la Région chercherait à convaincre certains partenaires institutionnels de se retirer pour ensuite négocier son absorption au sein d'Auvergne-Rhône-Alpes Entreprises.

Nombre de sujets, comme celui du fléchage des entreprises candidates à une installation, ne sont pas éclaircis, concède un haut responsable consulaire - dont l'établissement public doit, statutairement, se mettre « au service » des politiques publiques et donc d'Auvergne-Rhône-Alpes Entreprises. L'enjeu économique, crucial, du territoire de l'aéroport Saint-Exupéry que se disputent les deux collectivités régionale et métropolitaine « au-dessus » de la Communauté de communes de l'Est lyonnais, ou les pressions exercées par la Région pour rebaptiser en « Auvergne-Rhône-Alpes Biopôle » le pôle de compétitivité Lyonbiopôle, constituent deux autres motifs, eux aussi parmi bien d'autres, de cristallisation.

Le cas symptomatique du Musée des tissus

La sanctuarisation de ses prérogatives historiques en matière économique et que conteste désormais la Région constitue, au sein de l'exécutif de la Métropole de Lyon, un postulat non négociable. A cette aune, l'obligation de dénouer l'enchevêtrement des périmètres de compétences dans un contexte politique local et national, aussi éruptif d'ores et déjà provoque d'âpres joutes, et des luttes d'intérêts volcaniques.

Le « cas » du Musée des tissus et des arts décoratifs est emblématique. Le 29 mai, Laurent Wauquiez court-circuitait l'ensemble des partenaires, réunis quelques jours plus tard pour examiner le rapport d'audit et de préconisation du cabinet In Extenso. Le président de la Région annonçait libérer une enveloppe de dix millions d'euros d'investissements et une contribution annuelle d'1 million d'euros au fonctionnement de l'établissement, condamné suite au retrait programmé de sa tutelle, la CCI Lyon Métropole Saint-Étienne Roanne. L'effet de surprise n'était pas fortuit ; outre de capturer la lumière, de confisquer les lauriers du sauvetage, et de provoquer l'ire de ses partenaires, l'intervention survenait le jour même où le nouveau ministre de l'Intérieur Gérard Collomb faisait ses adieux au conseil municipal de Lyon...

Circonstances atténuantes

Voilà d'ailleurs l'un des points pour certains encore « seulement » d'interrogation pour d'autres « déjà » noirs rapportés au sein du milieu économique, plus que tout autre sensible à la stabilité des relations inter-institutionnelles, et à un esprit de coopération que tout durcissement politico-idéologique, tout clivage partisan, tout antagonisme instrumentalisé met en péril. Or, caciques des instances consulaires, patronales, financières sont unanimes - y compris chez ceux qui avaient escorté la victoire de Laurent Wauquiez et « nourri » son programme - : l'heure n'est pas à l'apaisement, elle n'est pas non plus à la satisfaction. Loin s'en faut.

L'actif du bilan de Laurent Wauquiez n'est certes pas vide, ni même neutre (lire l'interview d'Etienne Blanc et l'enquête sur le chaos à la Région). Mais l'impréparation, la méconnaissance des réalités, l'insuffisante culture économique et entrepreneuriale de certains élus, sont stigmatisées. Et, pour exemple, font peser de lourdes interrogations sur l'implication annoncée d'Auvergne-Rhône-Alpes Entreprises dans la co-gestion de certains fonds de soutien, notamment dédiés aux petites entreprises.

Immense bordel

"On ne s'improvise pas société de gestion, surtout dans un écosystème en la matière parfaitement équipé", tranche un spécialiste. Tout aussi symptomatique apparaît la formation de l'Agence économique régionale, « à la tête de laquelle a été recruté un directeur général avant même d'établir les prérogatives et le fonctionnement de la structure. Imagine-t-on en entreprise élaborer un profil, sélectionner les candidats, puis arrêter un choix sans avoir au préalable clairement constitué le contenu et la mission du poste ? »

Le fonctionnement interne de la collectivité, qu'un haut dirigeant de l'aréopage patronal résume d'un implacable « immense bordel » et qu'exacerbent l'« épuisement » du personnel, les dysfonctionnements et court-circuitages décisionnels, et le récent départ du directeur du service économie Stéphane Giboudaud - nommé à la tête du Fongecif Auvergne-Rhône-Alpes le 1er juin -, est déploré. Ce que le flou entourant, pour l'heure, la délimitation et l'imbrication des compétences opérationnelles d'Auvergne-Rhône-Alpes Entreprises et des délégations économiques au sein de la collectivité ne devrait pas élucider.

"Hyperdirigisme"

Enfin, c'est même d'inapproprié voire d'hérétique que sont jugés d'une part « l'hyperdirigisme, l'hyperinterventionnisme idéologiques » de Laurent Wauquiez en matière économique, d'autre part son rejet « doctrinaire » du dialogue social, enfin l'archaïsme de certains dispositifs, en premier lieu celui des aides directes, « anachronique, inadapté aux attentes des entreprises. » Et sources de « dérapages clientélistes ». A ces aides directes et aux subventions - des « machines à fonctionnaires » -, détaillent ces mêmes acteurs des organisations patronales, consulaires ou financières, les chefs d'entreprise, « de plus en plus dubitatifs devant la lenteur des transformations annoncées » préféreraient « bien davantage » un environnement de dynamique collective, des outils - conseil, formation, sensibilisation, ingénierie financière - qui fassent « leviers. » Et une organisation lisible, efficace, respectueuse. Et dépolitisée.

Délégation Entreprises, emploi et économie orpheline

Ils devront patienter - quand bien même, assure le président de la CPME Auvergne-Rhône-Alpes François Turcas à l'aune des soutiens ou promesses financiers qu'il vient d'obtenir, des progrès ont été réalisés qui manifestent une « prise de conscience » salvatrice après un début d'exercice contraire aux attentes du syndicat. Car dans un premier temps, ce sont un désordre et des atermoiements supplémentaires que promet le remaniement de l'exécutif suite au scrutin législatif - en premier lieu au sein de la délégation Entreprises, emploi et économie désormais orpheline de Martial Saddier - qui avait déjà fortement consommé les énergies pendant la campagne.

« L'impatience et la déception croissantes des chefs d'entreprise ne sont pas prêtes d'être apaisées », soupire l'un des participants à l'élaboration du programme économique du « candidat » Wauquiez de 2015.

Le chemin vers l'exaucement du vœu de Martial Saddier : « accomplir en Auvergne Rhône-Alpes une porte d'entrée unique pour le milieu économique et en faire un modèle pour la France », s'annonce tortueux.

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