De Zemmour à Sarkozy, une même instrumentalisation de la peur

Par Denis Lafay  |   |  1073  mots
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
Médias, politiques, polémistes, économistes : à des fins plus au moins avouables, certains piliers ou acteurs visibles de la société entretiennent - pour les moins coupables - et exploitent - pour les plus opportunistes - le ressort de la peur. L'emploi de la dramatisation n'est pas un phénomène nouveau, mais l'instrumentalisation tentaculaire qui en est faite fracture le collectif, saigne des valeurs communes, et scelle l'immobilisme. Dans ce contexte, comment cultiver le goût entreprendre ?

La récente « tournée » de Nicolas Sarkozy sur les terres bienveillantes de la Côte d'Azur aura eu une vertu : celle d'être rassuré - ou inquiet - des aspirations politiques véritables du candidat à la présidence de l'UMP. L'essentiel des discours fut concentré sur l'immigration et, bien plus qu'en simple filigrane, sur tout ce que cette population charrie de fantasmes ou de préoccupations plus ou moins légitimes. Au risque, parfaitement élaboré et tout aussi parfaitement assumé, de lorgner vers d'autres terrains de stigmatisation, y compris des comportements cultuels liés à l'exercice de l'islam et « incompatibles » avec la sanctuarisation de la République. Tout cela, bien sûr, dans le but de réaffirmer ce qui séduit particulièrement l'électorat du Front National : l'identité française. Le succès médiatique et livresque d'Eric Zemmour relève des mêmes arguties.

Téléspectateur otage

Cette stratégie emprunte simplement ce qui est devenu l'un des ciments de la société : l'instrumentalisation de la peur. Instrumentalisation sous toutes ses formes et pour toutes les formes de peur. L'un des symptômes les plus éclairants et, en même temps, les plus délétères pour les cerveaux, a pour cadre l'écran de télévision et les plateaux des chaînes d'information en continu. Le moindre fait divers sordide y fait l'objet d'une mobilisation disproportionnée et d'un voyeurisme incongru et provoque une onde de choc ubuesque. L'emploi de pseudo-spécialistes incapables de commenter et contraints de supputer ce que souvent les journalistes eux-mêmes ne parviennent pas à démontrer entretient non seulement le vide mais surtout les divagations les plus pernicieuses. Le passage en boucle et les techniques de dramatisation à force pénètrent les consciences et exaucent l'objectif ultime : amener le téléspectateur à se sentir directement concerné, victime, prisonnier de l'information, et parfois même d'une information ou d'un « événement » artificiellement façonnés. Le « traitement » d'Ebola en est une preuve quotidienne, et même France 2, dans son JT de 20 heures, incrustera son long reportage sur l'attentat au Parlement canadien d'un nauséabond « Panique sur la ville ».

Ressource intarissable

Absence de distance et de recul, course à l'éphémère et à l'instantanéité, escalade de la dramaturgie, surenchère d'approximations et de spectaculaire, ont raison d'une partie de l'information. Tout aussi grave, leur conjugaison concourt à enfermer leur cible dans une relation aussi fausse qu'effrayée à la réalité des faits. Elle crée une proximité géographique et temporelle qui donne l'illusion que le mal, même lorsqu'il est isolé et inaccessible, est à notre porte. La peur constitue désormais l'un des axes cardinaux de la société, l'angoisse sous toutes ses formes, fondées ou non, est devenue à la fois le prétexte et le dessein des stratégies politiques, idéologiques et médiatiques, l'anxiété est exploitée comme une (res)source intarissable.

Economisme étouffant

Dans un remarquable débat orchestré par L'Obs (23 octobre) le philosophe Marcel Gauchet et l'économiste Daniel Cohen s'accordent sur la place, démesurée et même dangereuse, que l'économie - dans ces conditions rebaptisée économisme - occupe, et sur l'influence qu'elle exerce sur les raisonnements et les comportements. L'assujettissement à l'économie à la fois traduit la victoire du matérialisme, le confinement de l'individu à ce qu'il représente pécuniairement, la relégation de la collectivité à sa santé quantitative et financière, et constitue « l'un des pièges les plus dangereux ». Or, quand le diktat du chiffre obstrue la dimension humaine et sociale de la société, les vannes de la peur s'ouvrent sans retenue et libèrent l'indicible : le repli, la ségrégation, la théorie du complot. Et le rejet de ce qui inquiète, surtout de ceux qui inquiètent.

Incohérence

Or, le plus contestable et le plus paradoxal est que les mêmes personnes entretiennent, cultivent, exacerbent le terreau de ce qu'ensuite elles condamnent avec force tactique - par exemple le communautarisme. Chacun dans son domaine, Nicolas Sarkozy et Eric Zemmour ont bien compris les formidables ressorts que l'instrumentalisation de la peur et donc du rejet porte en elle. On les décrit catalyseurs, porte-voix voire catharsis des angoisses d'une grande partie des citoyens ? Ils sont plutôt d'opportunistes exploiteurs desdites angoisses, et participent eux-mêmes à embastiller dans ce qu'ils sont censés combattre : le malthusianisme, la répulsion pour le risque, le réflexe de se replier. Nicolas Sarkozy fustige, avec raison, un Principe de précaution constitutionnalisé qui fossilise la société, mais tout ou presque dans son discours fracturant dissuade d'oser, d'aller vers l'autre, de coopérer, de rassembler, d'unir. Dans de telles conditions, faut-il s'étonner des regrettables logiques corporatistes ? De la difficulté d'initier des réformes structurantes ? D'un goût d'entreprendre culturellement insuffisant ?

Peur du déclassement

Les discours fondés sur la peur, ceux que dominent le durcissement, l'agressivité, la stigmatisation, ceux que désertent bienveillance et espérance, perspectives et altruisme, enfoncent en réalité un peu plus la société dans la situation ainsi décrite par un récent rapport du Credoc - titré « Le soutien à l'Etat-providence vacille » - : la perception de l'injustice est enflammée, et les solidarités vis-à-vis des plus vulnérables se délitent. Dans son remarquable essai « La Peur du déclassement » (Seuil, 2009), Eric Maurin avait décortiqué les mécanismes par la faute desquels les classes moyennes se recroquevillent, se protègent, même excluent par « peur de perdre » ce qu'elles ont acquis.

Les associations désormais suspectes

Le directeur de l'association Alynéa et président du Samu social Jérôme Colrat l'affirme de son côté : la prise en compte par la société de la problématique de la pauvreté « s'est fortement dégradée ». La considération des différences de trajectoires de vie, l'acceptation de l'enjeu du vivre-ensemble se sont érodées. Les phénomènes de rejet des populations singulières - pauvres, étrangères - dominent. « Auparavant, des initiatives comme la nôtre étaient massivement saluées au sein de l'opinion publique ; aujourd'hui, on les montre du doigt. Jusqu'à fulminer contre les aides et subventions que l'on perçoit. La société court à la catastrophe ». En effet, peut-on bâtir un avenir commun dans une société compartimentée, apeurée, et qui met en rivalité les parties d'elle-même ?