Jacques Attali, Monsieur « Y'a qu'à faut qu'on »

Par Denis Lafay  |   |  931  mots
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
Jacques Attali rend les entrepreneurs de l'Hexagone coupables de "ne pas innover, ne pas inventer, ne pas réinvestir leurs profits, ne pas former les chômeurs, s'accrocher à leurs rentes"... et même de participer au "repli de la France". L'économiste a-t-il perdu la tête ?

On savait l'ancien sherpa de François Mitterrand capable de fatuité, de suffisance voire d'arrogance. Pour qui a eu l'opportunité de l'interviewer dans son hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine, les souvenirs sont en effet contrastés. Notamment lorsque le ton cassant, la froide distanciation, les incessantes interruptions pour consulter le téléphone portable glacent l'échange et dominent, dans la perception que s'en fait l'interlocuteur, la fulgurance des analyses, les subtilités de raisonnement, une sagacité qui éclaire de manière singulière les enjeux de prospective, enfin l'exceptionnel et visionnaire engagement au profit de la microfinance. Mais « là », que penser ? Et que dire ?

Entrepreneurs coupables

« Là », c'est en ouverture du Journal du dimanche du 29 juin. Interrogé sur l'origine des blocages qui entravent la dynamique de réforme et sur l'appel de huit organisations patronales sommant François Hollande et Manuel Valls de mettre concrètement en œuvre leurs promesses du printemps, le président de PlaNet Finance « retourne » l'exhortation sur ses signataires. Et vilipende le comportement des entrepreneurs, à ses yeux « aussi conservateur que celui de l'Etat, des syndicats, des régions, ou des autres détenteurs de rente ». Et de s'interroger : « Qu'attendent-ils, eux les entrepreneurs, pour innover, inventer des produits nouveaux, réinvestir leurs profilts ? Qu'attendent-ils pour former les chômeurs et investir dans le durable ? Trop d'entre eux s'accrochent à leurs rentes. Depuis trente ans, ce repli a énormément abîmé la marque de la France. Trop d'entreprises n'ont pas pris conscience que si elles ne changent pas elles seront balayées par le grand vent de la concurrence. Et la France avec ».

Mystère

Oui, cher lecteur, l'un des principaux coupables des maux économiques et sociaux de l'Hexagone, l'un des principaux responsables du retard, de l'immobilisme, du malthusianisme caractéristiques de la France, a pour nom « entrepreneur ». Il faut être bien assis pour lire sans vaciller une ineptie d'une telle ampleur. Comment un cerveau aussi bien irrigué que celui de Jacques Attali peut-il emprunter des méandres aussi empoisonnés ? Mystère, et d'autant plus irrecevable qu'il émane d'une personnalité ne connaissant strictement rien à la réalité de l'aventure entrepreneuriale telle que des millions d'artisans et de patrons, notamment de TPE et de PME, l'initient puis la vivent.

Que sait-il ?

Que sait-il, lui qui s'est toujours bien gardé de s'exposer au suffrage universel, du « prix » humain, émotionnel, financier, familial - parfois sacrificiel - que les entrepreneurs « payent » pour assurer le développement, le maintien, ou la sauvegarde de l'activité et des emplois consubstantiels ? Sait-il « qu'innover, inventer des produits nouveaux, réinvestir les profits » constitue la raison d'être de toute entreprise et balise son comportement au quotidien ? Sait-il que tout entrepreneur porte en lui - et partage avec ses collaborateurs - la conscience qu'il faut toujours se remettre en question, bouleverser ses certitudes, scruter la concurrence, et réinventer des modèles ? Sait-il ce que nombre d'entrepreneurs produisent pour servir la cause des territoires, secourir des employés en détresse, créer des partenariats, essaimer les intiatives, ensemencer au-delà de leurs prérogatives ? Sait-il que tout entrepreneur porte intrinsèquement, dans sa racine et son ADN, l'ambition d'avancer, le goût de "s'ouvrir", le rejet du « repli »

Illusion

En s'attaquant à un groupe sans distinguer les différences de chacun de ceux qui le composent, Jacques Attali tombe dans le piège grossier de l'amalgame et de la généralité dont on le devinait pourtant protégé. Et ainsi de pourfendre sans nuance non des cheminots mais les cheminots, non des sénateurs mais les sénateurs, etc. Et les absurdités ne s'arrêtent pas là. Lorsqu'il réclame d'« orienter les 32 milliards annuels de la formation vers les 5 millions de chômeurs », le conseiller d'Etat confortablement protégé par le même système inhibiteur qui nourrit ce qu'il combat désormais, oublie-t-il que la compétitivité de toutes les entreprises, publiques comme privées, exige de parfaire les compétences des salariés, y compris afin de « muscler » leur employabilité et leur disposition aux mobilités interne comme externe ? Quant à sa conviction que « le pays serait sorti d'affaire » (sic) si Nicolas Sarkozy avait mis en œuvre les recommandations de la Commission pour la libéralisation de la croissance qu'il avait alors présidée, elle ne peut que faire sourire : si incontestablement nombre de ces mesures étaient pertinentes, utiles, et pour certaines audacieuses, leur déploiement concomittant relevait de l'illusion.

Ubuesque

Monsieur « Y'a qu'à faut qu'on » gagnerait à cesser de fustiger les entrepreneurs et à mettre sa formidable vision au service de ce qu'ils réclament humblement : des réformes structurelles pour diminuer les dépenses publiques sans affecter la qualité des services publics, réviser l'environnement fiscal et simplifier le contexte règlementaire, lever une partie des écueils administratifs ou législatifs qui étouffent l'envie de « faire », d'« expérimenter », de « risquer », tout simplement d'« essayer », affronter courageusement les corporatismes qui paralysent la modernisation du système, substituer aux dogmatismes de toutes sortes le simple « bon sens ». Mais pour cela, encore faut-il que la nation soit rassemblée vers une perspective lisible et un destin commun, résultant d'une équitable répartition des droits et des devoirs, d'un juste partage des efforts et des récompenses. Peut-être Jacques Attali serait-il là, dans l'exploration de ce qui fait ciment et avenir dans la société française, précieux. Et de toute façon nettement plus utile qu'à défigurer de manière aussi ubuesque la vocation entrepreneuriale et les visages de l'entrepreneuriat. On le préfère "fournisseur" d'audacieuses perspectives que "donneur" de (mauvaises) leçons.