Cheminots grévistes : le suicide

Par Denis Lafay  |   |  809  mots
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
Voilà trois jours que les grévistes de la SNCF sont à l'œuvre. La lâcheté et l'irresponsabilité de tels comportements corporatistes font bien plus que fracturer l'harmonie des groupes socio-professionnels : elles exacerbent le dégoût des citoyens et crédibilisent les arguments des dépeceurs de services publics.

11 juin 2014. Le contraste est saisissant. Ce jour démarrait le Salon des entrepreneurs de Lyon, une manifestation particulièrement utile aux futurs et déjà créateurs ou repreneurs d'entreprises, un événement emblématique de l'identité et de la culture lyonnaises, une clairière de souffle et de projets perdue au coeur d'une forêt de désespérance économique et sociale.

Ce même jour, CGT-cheminots, SUD-rail, FO décrétaient la paralysie du trafic ferroviaire, afin d'infléchir le contenu du projet de réforme qui doit être débattu le 18 juin à l'Assemblée nationale. Une réforme destinée à harmoniser, aux plans organisationnel et financier, l'offre ferroviaire française, à la « muscler » avant l'ouverture totale du marché à la concurrence, enfin à juguler les dysfonctionnements SNCF- RFF que l'ubuesque commande de rails de TER inadaptés à la taille des quais a cristallisés.

Funeste

Le contraste est davantage que saisissant : il est funeste. Funeste puisque l'action des seconds a pénalisé le déroulement du premier - même si l'engouement populaire aura finalement pris le meilleur, puisque 14 000 personnes ont assisté aux deux journées du Salon -, ou plus exactement a rudoyé les mois de travail auxquels l'équipe d'organisation, brutalement plongée dans un contexte anxiogène car incontrôlable, s'était consacrée.

Les promoteurs de l'entrepreneuriat et, dans leur sillage, les aspirants à entreprendre punis par une corporation qui incarne la négation de l'entrepreneuriat : l'ambivalence illustre ce que le neuropsychiatre Boris Cyrulnik partagea le 3 juin, lors de la cérémonie de remise des Prix Acteurs de l'économie - CJD - La Tribune, opposant aux entrepreneurs, empreints de créativité, d'anticonformisme et d'insubordination, ceux qui privilégient la soumission, tranquillisante et déresponsabilisante.

Interdépendance

Ce cas - qui vaut aussi pour certains festivals, dont les concepteurs, spectateurs, artistes sont sanctionnés par la contestation d'une partie des intermittents du spectacle hostiles à reconsidérer leur (avantageux et inéquitable) régime d'indemnités - illustre ce qui caractérise la société française, c'est-à-dire dans ses « mauvais jours » la compartimente, la fracture, l'antagonise : l'interdépendance des groupes socio-professionnels.

Cette interdépendance constitue pourtant le ciment de la société : elle fait (le) lien et sens, puisque chacun participe, à sa manière et à son niveau, au bon déroulement du quotidien mais aussi aux perspectives de chaque autre. S'est-on amusé à répertorier le nombre, inimaginable, de contributeurs qui, au seul instant de lire cette phrase, conditionnent notre « bien vivre individuel » et le « bien vivre ensemble » ? Encore faut-il l'inexpugnabilité d'une règle : agir individuellement dans la considération des autres parties prenantes, ne pas sacrifier l'intérêt de l'autre sur l'autel de ses propres revendications, particulièrement lorsqu'elles sont inaudibles des « victimes ».

Spectre

Or jamais peut-être l'incompréhension voire le rejet n'ont été aussi vifs entre les familles socio-professionnelles. Ce 13 juin, croyons bien que l'artisan, le patron de PME, le simple salarié regardent avec profond dégoût « l'entreprise SNCF ». Or, la cohorte de grévistes qui les nargue du haut de son statut et de son pouvoir de nuisance n'est pas « l'entreprise SNCF » ni même l'ensemble de ses salariés.

Cette situation est symptomatique d'un spectre : celui de créer indistinctement des « groupes » dans lesquels chacun, selon son prisme éducationnel et culturel, parque et enferme l'autre, tous les autres ainsi amalgamés, dans l'ignorance ou la négation de ce qui fait pourtant humanité : la singularité et l'unicité. Ces prémices du totalitarisme doivent continuellement être combattus. Mais pour cela il faut aussi que les réflexes corporatistes s'effacent au profit de l'intérêt général.

Choix

Lundi 16 juin débutent les épreuves du baccalauréat. Après les millions d'individus (salariés, touristes, etc.) punis depuis mercredi par la lâcheté des grévistes, c'est au tour des lycéens de trembler. Il faut espérer que les leaders du mouvement aient eux-mêmes des enfants en situation de passer l'épreuve : leur sens aigu de l'égoïsme assurera alors la levée des blocages. Il faut aussi qu'ils prennent conscience que chaque manifestation supplémentaire d'irresponsabilité fait progresser de quelques pas la rupture des tabous et le déplacement, même imperceptible et lent, vers la privatisation.

Ils programment leur propre suicide. Car le jour pourrait venir où la situation socio-économique et l'état des finances publiques provoquent une pression sociétale, un ras-le-bol citoyen, et une hiérarchisation des arbitrages singuliers. Plus personne ne voudra alors défendre un corps social coupable d'avoir commis l'indéfendable. Entre ambitionner un système de soin ou d'éducation de qualité pour tous, et maintenir les régimes spéciaux, j'ai fait mon choix... Sanctuariser le si noble vocable de "services publics", socle de la société, ne réclame-t-il pas de condamner les comportements qui le déshonorent ?