Alain Touraine : "Macron ? Enfin un pilote dans l'avion. Mais pour aller où ? "

Par Denis Lafay  |   |  10954  mots
(Crédits : DR)
Une élection - et un début de quinquennat - qui révèle la France à elle-même : voilà l'enseignement cardinal de l'essai événement « Macron par Touraine » (Editions de l'Aube) en librairies depuis le 1er février. En dialogue avec Denis Lafay, Alain Touraine fait bien davantage qu'analyser la stratégie politique d'Emmanuel Macron ; il projette ce « moment » si particulier de l'histoire politique, sociologique, économique sur l'état de la société française, et sur des enjeux de civilisation qui ont pour noms Europe, vivre-ensemble, droits humains, démocratie, modernité. Et sens. La France - et l'Europe - telle qu'elle est, peut-elle devenir la France - et l'Europe - à laquelle Emmanuel Macron aspire ? « Enfin, l'avion France a un pilote », se félicite le sociologue. Mais pour aller où ? Et comment ? Extraits.

SENS

D'ores et déjà, alors que la véritable épreuve de force entre la France et lui commence juste, avant qu'il ne soit mis à l'épreuve des faits de sa politique, avant que le temps éprouve son bilan, peut-on considérer qu'Emmanuel Macron incarne un moment très singulier de l'histoire politique française, au-delà même de la Ve République ?

Depuis près de cinquante ans, la France est comme un avion sans pilote. Valéry Giscard d'Estaing n'a pas converti la France au libéralisme ; le Programme commun qui a porté François Mitterrand au pouvoir en 1981 a été abandonné par la force des choses en 1983, et sa deuxième présidence, après la mise à l'écart de Michel Rocard, a pris une orientation confuse, comme la période où se sont affrontés Jacques Chirac et Lionel Jospin. L'arrivée au deuxième tour de l'élection présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 2002 a marqué une rupture brutale encore aggravée par l'éclatement en 2007 de la crise financière dont l'Europe, et la France en particulier, ne sont pas encore sorties. Avec Emmanuel Macron surgit un « pilote dans l'avion » et les Français votent massivement pour lui. Mais où l'avion et son pilote vont-t-il aller ?

En France, il n'y a plus ni droite ni gauche de gouvernement, ni de majorité clairement définie. Le Président manifeste une grande volonté d'action, en particulier au niveau international, mais personne ne peut encore estimer si en 2022 la France sera plus à droite ou plus à gauche qu'en 2018 et comment se sera réorganisée - ou non - sa vie politique. Il est vrai qu'un homme d'Etat ne peut pas se définir seulement comme « de gauche » ou « de droite », mais il doit aussi se situer par rapport à une majorité nationale qui, elle, est toujours d'une manière ou d'une autre de droite ou de gauche, puisque ces mots, qui n'ont de sens que dans une démocratie représentative, correspondent à la fois aux intérêts, aux stratégies et aux objectifs de différentes catégories sociales.

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Quels enseignements sociologiques et politiques faites-vous de ce « phénomène » de son enclenchement au printemps 2016 à sa spectaculaire éclosion le 7 mai 2017 ? Le « transpartisanisme » qu'il incarne, ce discours qui transcende les clivages et disqualifie les postures politiciennes habituelles, apparaît bienvenu car tourné vers le « bon sens ». Mais est-ce le cas ? Votre connaissance de la société valide-t-elle l'idée d'une évaporation des différences idéologiques ?

Certainement pas. Mais lorsqu'Emmanuel Macron fait le choix de créer son mouvement En marche ! et de quitter le gouvernement, dans quel état la France politique est-elle ? En décomposition. Qu'il s'agisse de la gauche ou de la droite républicaines, le constat est celui d'une nécrose profonde, de divisions et de clans, d'une extrême pauvreté idéologique et programmatique découlant d'une lente déliquescence entamée plusieurs décennies plus tôt. Cette France politique, désorientée dans un monde ébranlé par le Brexit et l'élection de Donald Trump, n'est plus un acteur. Car la gauche arrive au bout de son histoire dont elle a perdu le sens en se satisfaisant d'un déterminisme économique sans perspectives sociales et culturelles. La France de 2016 ne croit plus en l'Europe - onze ans plus tôt, ses citoyens ont massivement rejeté le projet de Constitution européenne -, n'admet pas la mondialisation, peine à intégrer les transformations sociales issues des mutations technologiques, et s'enferme dans des stratégies nationales.

Elle n'a plus aucune confiance en sa classe politique, et semble prête à « donner sa chance » à un candidat neuf, audacieux, qui n'est lié à aucun des partis traditionnels. Voilà cette France dont Emmanuel Macron saisit parfaitement les contours, mais aussi la possibilité de la projeter vers un dessein et des logiques inédits. Cessons de considérer qu'il a eu l'audace de « casser » le système politique ; ce dernier était épuisé. Il a eu « seulement » l'intuition - reconnaissons-le : géniale - d'en comprendre la gravité puis d'en tirer les conséquences. D'où ce « ni droite ni gauche », d'où ce renoncement au dilemme dirigistes-libéraux ; d'où ce discours très « gaulliste » d'une résurrection de la France sur la scène internationale et en premier lieu européenne ; d'où cette promesse d'un « Etat français » de nouveau acteur visionnaire et reconnu dans le concert mondial.

Détectez-vous donc chez Emmanuel Macron la capacité, même embryonnaire, de réinitialiser un sens, ce sens ?

Ces dernières décennies, ce qui était commun à tous les discours politiques, à toutes les postures idéologiques était l'absence de sens. Il n'y avait ni objectif, ni cap, ni cohérence. Emmanuel Macron rend possible le retour au sens. Mais cela comporte des risques. Ne s'expose-t-il pas à ce qu'on lui reproche de ne pas présenter assez clairement ses projets ? C'est contre ce risque qu'il se protège en précisant la manière dont il veut établir des relations avec les divers groupes sociaux.

Cette victoire d'Emmanuel Macron informe sur la société française, sur ses exigences et ses souhaits, sur le rapport des Français à l'exercice traditionnel de la politique. Signifie-t-elle qu'ils partagent avec leur Président cette même quête de sens ?

Je ne le crois pas. Emmanuel Macron n'est pas un « homme du centre », et son positionnement « ni gauche ni droite » résulte en premier lieu de la prise de conscience de l'écroulement profond, irrémédiable, de la social-démocratie - que l'Anglais Tony Blair avait reconnu au tournant des années 1990 et 2000. Ce contexte politique historique tout à fait exceptionnel, il s'en est saisi pour en faire une victoire. Au moment de voter, les Français ont vu en lui un homme providentiel, ce fameux commandant de bord aux manettes d'un appareil dont lui-même ignore encore s'il le pilotera en direction de Berlin ou de New York. Et cette aura salvatrice s'est répandue bien au-delà des frontières nationales. Jusque dans la presse ou l'opinion publique de gauche en Italie, on se prend à rêver qu'il va ressusciter l'Europe.

Certes, on ne peut pas réussir une politique avec pour seul curseur l'appréhension du monde dans le prisme de l'histoire ; en revanche, sans une telle vision, il est impossible d'espérer trouver un chemin au milieu de cette réalité planétaire intégralement ouverte, infiniment complexe, totalement incontrôlée. Sans boussole, tout pays est condamné à subir, à être désorienté, et ainsi à décliner et à se déchirer. Sans pilote, il est illusoire d'espérer compter, peser, influencer, et même penser et décider par soi-même.

Si Emmanuel Macron incarne ce sens, cela peut-il contribuer à « aider » les Français à trouver au fond d'eux-mêmes un sens à leur propre existence de citoyen et un sens collectif dans la société ?

Je n'y crois guère. En effet, le retour d'un sens, la redécouverte du sens n'ont d'effets durables dans les consciences et ne s'enracinent dans la société que lorsque des réformes sont mises en œuvre. La traduction concrète du sens est capitale pour que le sens sédimente, ramifie, s'impose. Or, pour prendre deux exemples illustrant le « sens des valeurs » : l'éducation et l'accueil des réfugiés, Emmanuel Macron est encore loin d'inscrire une politique sociale et économique dans l'incarnation du sens qu'il a tentée.

La conquête d'Emmanuel Macron aura aussi été celle de l'image. Les médias ont-ils exercé correctement leur rôle ? N'ont-ils pas cédé à une exploitation incontrôlée voire servile de ce qui constituait un gisement inespéré, n'ont-ils pas porté à son paroxysme la confusion de l'information et de la communication ? Ont-ils aussi souhaité, même inconsciemment, favoriser la victoire du plus sûr rempart à Marine Le Pen ?

Les Français ont élu un « porteur de sens » parce qu'ils sont dotés d'une conscience forte. Depuis 2015 en proie à une vague terrifiante d'attentats et à un climat anxiogène propice aux pires dérapages, comment ont-ils réagi ? D'une manière digne et responsable, notamment à l'égard de la communauté musulmane que le radicalisme religieux et la propagation des doctrines djihadistes au-delà de la Syrie ou de l'Irak pouvaient inciter à stigmatiser. Ils ont eu la volonté de ne pas céder aux peurs et de garder le sens de la vie.

C'est une preuve qu'ils entretiennent à l'égard d'eux-mêmes et de toutes les composantes de leur société, une relation responsable, plus forte que toutes les influences, même les plus nuisibles. Cette conscience de la nation et de l'histoire, cette conscience que les enjeux de vie et de mort, de sens et de non-sens s'imposent à toutes les interprétations politiques et partisanes, ils ne les doivent ni à l'éducation ni aux médias, mais à eux-mêmes. En définitive, l'influence que les médias ont pu exercer sur le triomphe d'Emmanuel Macron est toute relative.

IDEOLOGIE

Emmanuel Macron a-t-il inventé (ou non) un nouveau positionnement idéologique et donc politique ? Que garde-t-il des thèmes idéologiques traditionnels de « gauche » et de « droite » ? Sa conquête lui confère-t-elle d'avoir réussi - au moins pendant la campagne - à modeler une synthèse idéologique ? Et à préparer la France voire une partie de l'Europe à une hégémonie idéologique ?

Emmanuel Macron n'a pas inventé le monde où il agit. Heureusement ! Il a compris le monde réel dans lequel nous vivons. Ce n'est plus un monde d'Etats nationaux, comme celui dans lequel nous avons vécu depuis les traités de Westphalie au XVIIe siècle jusqu'aux Guerres mondiales et encore pendant la période de reconstruction de l'Europe après la chute de Hitler. Il a compris que la règle d'or aujourd'hui est : penser global. Comme Ulrich Beck, sociologue allemand, mais très présent à Londres et plus récemment à Paris, l'a démontré de la manière la plus convaincante.

Dans ce monde global, les États totalitaires post-communistes et les Etats autoritaires post-nationalistes pèsent d'un poids de plus en plus lourd. Le monde de demain ne fonctionnera pas sur le modèle des grandes puissances industrielles, démocratiques et autrefois colonisatrices de l'Occident. Tous les pays importants participent à une économie mondialisée, et les Etats-Unis ont même choisi de faire fabriquer leurs ordinateurs et leurs smartphones non pas sur leur sol mais en Chine. Ce puissant développement des échanges économiques internationaux a pour contrepartie surprenante une absence presque complète d'acteurs et de conflits sociaux et politiques. Ce qui tient à la répression exercée dans de nombreux pays et à l'épuisement, dans les territoires où sont respectées les libertés publiques, des idéologies et des acteurs qui s'étaient formés dans la société industrielle.

Tout dirigeant qui aspire à jouer un rôle important doit donc à la fois entrer résolument dans un cadre d'action mondial et susciter la création dans son propre pays de nouveaux acteurs sociaux et politiques. Emmanuel Macron comprend bien le monde dans lequel il veut piloter la France et aussi l'Europe ; mais dépend-il de lui que se forment en France et en Europe de nouveaux acteurs sociaux et politiques ?

... Mais alors, quelle droite et quelle gauche sont-elles appelées à renaître qui assurent au paysage politique l'énergie, la créativité et donc le sens aujourd'hui abandonnés à Emmanuel Macron ? Car son avènement a fait voler en éclats l'échiquier politique : Parti socialiste décomposé, Républicains fracturés, France insoumise bien fragile, centre qui n'a jamais été aussi vain. Les formations républicaines apparaissent chloroformées et pour partie aspirées par et dans le phénomène Macron...

Le triomphe de ce dernier impose à la droite républicaine un ancrage « dur ». Avec Laurent Wauquiez en figure de proue, elle ne va pas cesser de se rapprocher des thèmes et des prises de positions chers au Front national. A cette perspective limpide et pour des raisons comparables, la gauche va-t-elle répondre en épousant une rigidité tout aussi radicale ? Je ne le pense pas. Jean-Luc Mélenchon n'incarne que la nostalgie du parti communiste et de la « ceinture rouge » parisienne - formée dans les années 1920 par la conquête par le PC des municipalités encerclant la capitale.

Dès lors, quelle place Emmanuel Macron peut-il accorder à la reconstruction d'une gauche qui ne soit pas « dure » ?

Soyons lucide : la probabilité de reconstruction est bien plus élevée à droite qu'à gauche, cette dernière étant dans un état profond de décomposition aux multiples causes - au sommet desquelles trône un certain retard intellectuel. Je ne crois pas en une solution, en un miracle présidentiel. Emmanuel Macron ne va pas « définir une nouvelle France », il peut en revanche être davantage qu'un Président de transition, c'est-à-dire ce fameux pilote d'un avion auquel sont confiés des passagers aujourd'hui sans perspective, sans objectif et qui pendant ces cinq années vont se consacrer justement à remplir le vide accumulé pendant plusieurs décennies.

La manière dont les forces syndicales se rallieront ou non à la dynamique de Jean-Luc Mélenchon sera, à ce titre, déterminante. Pour autant, je suis convaincu que l'autre phénomène électoral, celui justement de La France insoumise, va progressivement mais irrémédiablement s'affaiblir : sa base politique ne résistera pas à la gentrification des zones urbaines qui lui sont aujourd'hui favorables. Paris est une ville mondiale, Lyon est une ville mondiale, alors que les autres agglomérations qui l'étaient aussi, Marseille et Lille en tête, sont disqualifiées. La marginalisation des classes populaires et même leur exclusion des grandes conurbations d'envergure internationale vont se poursuivre. Dans vingt ans, même le département de Seine-Saint-Denis votera « à droite. »

D'aucuns sont dubitatifs sur la « véritable réalité » du programme d'Emmanuel Macron. L'absence de programme est-elle nécessairement un handicap ?

Recréer une capacité de décision étatique internationale et revendiquer un mécanisme démocratique de participation de la majorité des citoyens aux décisions constituent deux chantiers de niveaux de difficulté très différents. Sans programme, le premier peut être accompli ; le deuxième est irréalisable. Qui peut croire, par exemple, que l'on peut modifier en profondeur le système éducatif sans qu'un processus démocratique ait permis aux enseignants de participer à sa rédaction et de le partager ? Sans programme point de transformation. Ou alors au prix de la révolution.

A l'idéologie sont associées les valeurs - terme que vous maniez avec méfiance et qui d'ailleurs est très peu présent dans le lexique d'Emmanuel Macron. Son « œuvre » n'est-elle pas, plus que de faire surgir de nouvelles valeurs, de progresser sans valeurs ? Ce qu'il incarne, là encore supposément ou réellement, disqualifie-t-il tout ce que la politique a toujours mis en avant de valeurs ?

En effet, je n'aime guère le mot « valeur », comme d'ailleurs je me méfie de celui de « personne », car il crée un regrettable mélange entre le social et les convictions, une dangereuse confusion entre des principes qui devraient être complètement séparés : normes, autorité, pouvoir d'un côté, justice, dignité, sacré, loi de l'autre. Cela,  Emmanuel Macron l'a certainement compris, lui qui veut refonder le sens, engager des missions de réforme et de transformation, initier des actions concrètes qui vont modifier les rapports entre les groupes sociaux.

Comme par un effet boomerang, c'est justement de « valeurs » que les caciques du Parti socialiste, des Républicains ou du Front national martèlent la reconstruction de leurs formations respectives. Dans le sillage de la « révolution Macron », est-ce une stratégie obsolète ? Ou au contraire opportun(ist)e, si l'on considère que la population pourrait exprimer un besoin croissant de « valeurs » au fur et à mesure que les manifestations de déracinement, de désaffiliation, d'effacement des repères (culturels, religieux) liés à la mondialisation progresseront encore davantage ?

Valeur est un mot creux, qui nie les problèmes de fond, qui esquive l'enjeu, ultime, du sens. Valeur veut dire que la politique et l'éthique se confondent, il honore « l'esprit républicain » dont tout démocrate connaît les limites. En effet, ce qu'incarne l'esprit républicain, c'est cette classe moyenne ante puis post révolution industrielle trivialement anticléricale, aveugle aux grands conflits sociaux contemporains, indécise et opportuniste, jamais totalement dans un camp pour mieux rejoindre l'autre « au cas où », ni bonapartiste ni pro-ouvrière, acceptant le massacre des ouvriers au nom « d'intérêts supérieurs » en réalité invisibles, et parfois collaborationniste pendant la Seconde Guerre mondiale. Alors je ne suis pas étonné qu'au nom de « l'esprit républicain » d'aucuns, sur l'échiquier politique décomposé et donc en recomposition, recourent aux « valeurs » et à « l'esprit républicain » pour espérer donner un semblant de vernis à leur ambition.

Il fut reproché à Nicolas Sarkozy son obsession de la communication directe, et d'avoir travaillé à discréditer les corps intermédiaires mais aussi certaines institutions susceptibles d'y faire obstacle. N'est-ce pas, à sa douce mais ferme manière, ce qu'Emmanuel Macron entreprend lui aussi ?

Aucun Président n'a intérêt à utiliser constamment la communication directe. Le monde en général et notre vie quotidienne en particulier y recourent copieusement, et il est au contraire de la responsabilité des représentants de la démocratie de faire la démonstration que la démocratie représentative est efficace. Ce thème introduit une question majeure : aujourd'hui, qu'est-ce que la démocratie ? On a longtemps donné des définitions institutionnelles, celle de Montesquieu la résumant à « un système de séparation des pouvoirs et d'élections libres à intervalles réguliers » semblant la plus juste. Mais cela ne suffit pas à « faire » une démocratie. Laquelle, à mes yeux, a pour noms les droits humains fondamentaux : liberté, égalité, dignité.

La démocratie n'est pas qu'une idée abstraite appelée à n'intéresser que les philosophes politiques. La démocratie n'est réelle que si ses principes sont respectés dans tous les domaines de la vie sociale, non seulement à l'usine ou au bureau mais à l'école, à l'hôpital, dans le traitement des handicapés et dans les lois et règlements qui concernent tous les groupes minoritaires.

A ce titre, je considère comme une grave atteinte à la démocratie le refus de recevoir les réfugiés et de respecter leurs droits, et chacun doit admettre que le chemin que doit prendre l'esprit démocratique nous est le plus souvent indiqué par les groupes, sans cesse plus nombreux, de bénévoles qui forment ce qu'on peut dénommer l'avant-garde de la défense des droits humains. La démocratie est le régime où toutes les décisions sont subordonnées au respect de ces droits. Elle place les droits au-dessus des lois. De toutes les espèces vivantes l'espèce humaine est la seule qui ait le droit d'avoir des droits, a écrit Hannah Arendt. J'aimerais que dans notre admirable devise nationale nous comprenions le mot fraternité comme signifiant solidarité, à l'instar du mouvement ouvrier, et aujourd'hui dignité de chaque être humain. Réjouissons-nous que ce mot soit désormais prononcé partout, dans toutes les parties du globe.

Le « climat » dans lequel Emmanuel Macron avait inscrit sa campagne était de non-haine et de non-clivage, et ce particularisme aura participé à sa popularité - surtout à l'aune des déchirements intrapartisans chez les Républicains et au Parti socialiste. Que peut-il rester, à terme, de cette « atmosphère » ?

Toute forme de conflit purement politicien affaiblit la capacité d'action politique. En revanche, tout atonie excessive, tout effacement des conflictualités sont eux aussi néfastes. Et c'est bien l'absence de ces conflits, qu'ils soient politiques ou sociaux, qui risque de déformer le « phénomène Macron »... Une société moderne repose avant tout sur l'association d'une image de la créativité humaine et de la reconnaissance d'un conflit social central. Dans la société industrielle où nous avons vécu pendant deux siècles, l'image de nous-mêmes comme créateurs de nos œuvres et de nos droits fut celle d'homo faber et le conflit central fut celui du capital et du travail. Aujourd'hui, de manière plus directe encore, nous nous définissons comme des sujets créateurs et transformateurs de nous-mêmes et du monde - et malheureusement aussi capables de nous détruire nous-mêmes. Le conflit central est celui qui oppose les droits humains fondamentaux au pouvoir de plus en plus total de tous les systèmes et des contraintes qu'ils imposent aux acteurs.

Au second tour de l'élection présidentielle, 10,6 millions d'électeurs ont porté leur voix sur Marine Le Pen et 16 millions d'inscrits ont fait le choix de l'abstention. Outre-Atlantique, le président américain qui a précédé Donald Trump a pour nom Barack Obama. C'est-à-dire qu'à celui auquel fut confié l'espoir d'une société progressiste, d'une économie équilibrée, d'une réduction des inégalités, d'une géopolitique pacificatrice, d'une considération inédite des causes climatique, énergétique, environnementale, a succédé le « pire. » Ce double constat questionne fondamentalement la responsabilité qu'endosse Emmanuel Macron dans la conduite de son quinquennat...

Certes. Mais il existe plusieurs raisons d'être optimistes. En 2017, le Front national aura constitué un incontestable danger. Mais les séquelles du débat, catastrophique pour elle, qui a opposé Marine Le Pen à Emmanuel Macron entre les deux tours seront irréversibles pour son crédit et son avenir. Son incompétence, sa vacuité, et l'inconsistance de son programme ont sauté aux yeux des téléspectateurs et à la figure d'une partie de son électorat. Cela restera une marque indélébile. Et l'éclatement de son parti, qu'illustrent le départ fracassant de son « fidèle » Florian Philippot et le retrait de Marion Maréchal Le Pen, en est le premier effet collatéral. Son écroulement politique pourrait être aussi spectaculaire et définitif que celui de son père après 2002. Laurent Wauquiez saura exploiter idéologiquement et électoralement cette brèche ; je souhaite qu'il réintègre une partie de l'extrême droite dans le respect de la démocratie que doivent défendre la droite comme la gauche.

Faut-il bien s'en réjouir ? Une droite républicaine poreuse avec les marqueurs sociétaux du Front national est-elle la plus utile à la salubrité du débat démocratique ?

Une droite dure sera toujours moins dangereuse qu'une extrême droite tentée par un régime autoritaire.

Emmanuel Macron dit vouloir incarner « la reconstruction d'un héroïsme politique » à même de permettre de « retrouver le sens du récit historique. » Héroïsme, politique, récit, histoire : que signifie l'assemblage de ces locutions ? Une alternative crédible à la « révolution » copieusement galvaudée ?

Le terme d'héroïsme est opportun, car il désigne non la société mais l'Etat. Et il correspond à cette fameuse position de « pilote » qu'il exerce. Emmanuel Macron peut-il succomber au syndrome monarchique ? Je ne le crois pas. Au contraire, ses ennemis les plus dangereux étant à sa droite, il s'efforcera de trouver des alliés à gauche pour sauver son rôle de Chef de l'Etat, responsable de la politique internationale et de la défense des droits fondamentaux. Encore faut-il qu'à gauche comme à droite se créent et s'organisent des partis et surtout des courants d'opinion porteurs de projets démocratiques.

Emmanuel Macron a une connaissance lucide de son électorat, il sait qu'une telle dérive favoriserait la montée en puissance de Jean-Luc Mélenchon au sein de l'opinion publique et la possibilité de soulèvement social au sein d'une France qui se sent « déjà » hors-jeu. Sa détermination à vouloir réduire certaines fractures au sein de la société française n'est pas compatible avec un tel écart de comportement.

La restauration d'une France politique et économique chargée « de sens » implique une éthique politique et économique. Des terrains hautement piégés, mais que tout Président de la République a le devoir de prospecter. C'est un moment clé dans la trajectoire d'Emmanuel Macron...

Reconnaissons à Emmanuel Macron que ce qu'il entreprend dans ce domaine est positif. Retrouver, comme il s'y emploie, ce fameux héroïsme, c'est une manière d'honorer l'exigence éthique. Et le « bon niveau » est celui sur lequel il place l'essentiel de son énergie et de sa foi : l'Europe. A-t-on oublié que l'Europe a été pendant les décennies post-1945 le continent de tous les possibles ? Celui où le monde ouvrier, les masses populaires, les minorités ont le mieux vécu ? Où les systèmes de solidarité en matière de soins ou d'éducation se sont révélés les plus ambitieux ? Va-t-on laisser les formations populistes, xénophobes et europhobes l'anéantir, comme s'y fourvoie le camp sécessionniste en Angleterre ? Le think local a vécu, et ne peut être appliqué qu'à des problématiques limitées ; le think global est dominant, il conditionne la réhabilitation des Etats, il façonne une éthique parce qu'il dessine une perspective et un dessein, parce qu'il redonne espoir à des démocraties représentatives aujourd'hui déliquescentes. Cela, Emmanuel Macron l'a compris. Et le met en œuvre, comme l'illustrent ses discours « cadres » devant l'Acropole (7 septembre 2017) ou à la Sorbonne (dix-neuf jours plus tard), mais aussi sa recherche d'une rationalité de la négociation à l'issue de laquelle peut être envisagé le plus important : l'accord des acteurs sociaux. La réalisation de ce dernier, n'est-ce pas la concrétisation de l'éthique politique ?

POUVOIR

Emmanuel Macron révèle une singulière relation au pouvoir. Comment considérez-vous son rapport au pouvoir et son exercice du pouvoir ? Sa propension à concentrer les pouvoirs aurait pour dessein moins de les détenir intrinsèquement que de disposer des moyens d'agir efficacement : cette plaidoirie de ses défenseurs vous semble-t-elle crédible ?

Qu'est-ce que le pouvoir d'Etat ? C'est la possibilité d'exercer légalement la violence, c'est le monopole de la violence légitime. L'Etat peut décider l'incarcération ; l'intellectuel, le chef d'entreprise, l'ouvrier ne le peuvent pas. Ils ne sont disposés, socialement, qu'à exercer une « autorité. » La crise de la démocratie, l'affaiblissement et même la fin des sociétés, résultent de l'envahissement des sociétés par des Etats tout-puissants. Des États-Unis à la Chine, de l'Inde à la Russie, du Japon à nombre de pays musulmans, partout prospèrent des régimes nationalistes par la force desquels l'Etat s'est imposé aux sociétés. L'heure est donc à restaurer le principe d'une conscience de soi créatrice d'elle-même, affranchie de tout asservissement à un supposé Etat créateur comme cela est le cas dans de trop nombreux pays.

L'enjeu est d'une grande complexité. Avec la Déclaration des droits et de l'homme et du citoyen, nous avons construit notre conscience dans la citoyenneté ; avec la révolution industrielle, dans le travail. Et maintenant ? Dans quels domaines pouvons-nous engager notre volonté de création ? Dans la libération de l'acteur social, dans la libération des mouvements éthico-démocratiques contre l'Etat hégémonique ou despotique, contre l'Etat total. Avant-hier Solidarność et les mouvements d'opposition au régime soviétique ou chinois, hier le Printemps arabe : en voilà quelques illustrations. Ce chantier, fondamental, qui consiste à redonner la priorité aux acteurs sociaux, Emmanuel Macron doit en être convaincu et le mettre en œuvre s'il veut - et si nous voulons - trouver les moyens de résister aux déferlements de la mondialisation, en premier lieu financière.

Après l'« hyper » de Nicolas Sarkozy et l'« hypo » de son successeur, la présidentialisation de la fonction telle qu'Emmanuel Macron l'exerce - y compris via la porosité des corps législatif et exécutif qu'il n'incarne pas moins que l'ancien élu UMP - dessine-t-elle bien une « troisième voie » ? Est-il possible de ne pas sacraliser outrancièrement - et au détriment du fonctionnement des institutions - l'exercice de la fonction lorsqu'on a fondé sa victoire sur une personnification aussi affirmée ?

Les habitants de chaque pays européen en général et les Français en particulier éprouvent le besoin d'être de nouveau visibles et influents sur la scène mondiale. Tous sont conscients que leur perception de la perte de statut de grande puissance correspond à une réalité, à laquelle peu de pays échappent. Même les Allemands, très lucides, ne se font pas d'illusion - ce que leur rappelle implacablement leur absence du conseil de sécurité de l'ONU. Sur le « vieux continent », qui porte si bien son nom, seule l'Angleterre est encore épargnée par l'érosion, et cela elle le doit à sa quasi gémellité - historique, culturelle, linguistique - avec les Etats-Unis. Européens et Français sont d'autant plus avides de reconquérir cette reconnaissance qu'ils savent que leur continent n'existe pas aux yeux de l'Amérique bien sûr de Trump aujourd'hui mais déjà d'Obama hier. L'Europe n'existe dans aucun des marqueurs américains de la modernité (aujourd'hui et demain) ; elle n'existe que dans la richesse d'un patrimoine séculaire (hier). Pire, et c'est visible en France, existe une impression d'être dépossédé des pensées, des concepts, des ressorts, des langages qui expriment les problématiques fondamentales et qui permettent de participer à leur résolution dans le cadre de la mondialisation. Etre moteurs et non pas seulement agents de l'avenir du monde semble leur être - aussi injustement que fallacieusement - interdit. Espérer reconquérir, même très partiellement, un statut « mondial » exige de ceux qui représentent le sommet de l'Etat une forme d'incarnation. Le personnifier même dans l'excès peut y contribuer. En revanche, lorsqu'elle s'effectue dans l'effacement des lignes traditionnelles droite - gauche, cette incarnation ne peut revendiquer aucun sens, et donc se déplace et progresse sans boussole.

Certes il est essentiel de distinguer le pouvoir de l'autorité, mais la manière dont « on » exerce le premier constitue une grille de lecture de la façon dont « on » espère que la seconde s'exprimera. Emmanuel Macron déploie-t-il une forme inédite de l'autorité ?

Il est incontestable que l'exercice du pouvoir d'État est métamorphosé depuis l'élection d'Emmanuel Macron. Cela suffira-t-il pour que l'exercice du pouvoir politique et celui de l'autorité évoluent à leur tour ? Non. Le statu quo est probable parce que la nature même des institutions politiques y conduit. Les institutions politiques dites représentatives forment la charpente de la démocratie. Sont-elles elles-mêmes démocratiques ? Non, pour la plupart d'entre elles - école, justice, santé publique, organisation du territoire, etc. Dans ces conditions, comment repérer puis résoudre les grands problèmes de société, les grands enjeux qui définissent une société ? Et c'est d'autant plus difficile dans une époque où la plupart des grands sujets ne sont plus visibles et compréhensibles dans le cadre des familles politiques traditionnelles.

Qu'il s'agisse d'enseignement, d'accueil des réfugiés, de libéralisme économique, de sécurité, d'assistance, il n'existe plus de véritable interprétation « partisane » de ces thèmes. Des électeurs de gauche fustigent l'accueil des réfugiés ou applaudissent le tout sécuritaire, des électeurs de droite félicitent l'interventionnisme de l'Etat ou critiquent l'école privée. A très court terme, cette réalité donne crédit au fameux « ni gauche ni droite » cher au Président de la République mais à plus long terme et en profondeur, elle fragilise la revitalisation de la démocratie ; il est urgent de « repolitiser » la vie publique.

DESSEIN

Parmi les causes du délitement idéologique de la gauche figurent les phénomènes de désaffiliation et d'implosion des traditionnels groupes sociaux liées à la désindustrialisation, mais aussi un rapport obsolète à l'individualité. « Le grand bouleversement de la pensée sociale, morale, et en partie politique, c'est que la valeur centrale doit être l'individu », affirmez-vous d'ailleurs. Ce qui convoque le principe éthique de cette « dignité » à laquelle vous corrélez le réveil d'un sens politique. La pensée et l'action politique d'Emmanuel Macron sont-elles susceptibles de favoriser l'éclosion du « sujet humain » auquel vous êtes si attaché ?

Etre un « sujet »... Effectivement, je m'emploie à réhabiliter cette notion que la plupart des courants philosophiques ont détruit au début du XXe siècle. A ce noble terme, je préfère même celui que Michel Foucault [1926 - 1984] introduisit : la subjectivation, c'est-à-dire la conscience d'être sujet. Emmanuel Macron peut-il favoriser le principe de subjectivation jusqu'à le placer au sommet des (con)quêtes sociales ? Sous cette forme non, y compris parce qu'une telle ambition éthique n'est pas compatible avec la réalité des missions d'un gouvernement. Mais comme il n'est pas contestable qu'il possède une appétence singulière pour la pensée philosophique, il est certain qu'il y est sensible.

Pour autant, cette voie de la subjectivation, qui ne peut pas être « politiquement » retenue, doit être un chantier politique fondamental, au même titre que la défense de la dignité de tous. Ou plutôt devrait constituer, si l'on en juge par la manière dont les réfugiés sont traités sur le sol français. Quel message sur le respect des droits humains et sur la sanctuarisation de la dignité diffuse-t-on au sein de toute la société lorsqu'on envoie des hommes en armes garder les frontières, que les services de l'Etat sont défaillants, qu'on poursuit judiciairement des bénévoles venus au secours des migrants ? Les Français sont nettement plus vertueux que les institutions qui les représentent. Michel Rocard en son temps avait déclaré que la France ne pouvait pas accueillir « toute la misère du monde », signifiant ainsi qu'elle devait en prendre sa part et se refuser à l'emploi de méthodes déshumanisantes. C'était une autre philosophie de gouvernement.

« Faire de la politique », c'est gérer le je et le nous de chaque citoyen, c'est créer un lien, un sens entre le plus grand nombre de je, c'est favoriser la projection des je dans ce nous qu'on baptise société, faire commun, imaginer, créer, bâtir, faire et vivre ensemble. Or la société est disloquée, ses principes de citoyenneté et d'appartenance sont durement éprouvés, elle est sans perspective ni substance à même de la cimenter de nouveau, la solidarité et la fraternité ne la distinguent plus... Qu'est-ce qu'Emmanuel Macron peut corriger à ce sombre tableau ? Qu'est-ce qui peut être un nous dans ce contexte domestique et planétaire où l'accomplissement de l'individuation est en panne ?

Cet enjeu est central. La France est un pays essentiellement politique, et peu « social ». Que le mouvement ouvrier ait été des années 1920 aux années 1980 sous le joug communiste, c'est-à-dire anti-démocratique, en a été la preuve. En conséquence, la France est désorientée parce qu'elle ignore autour de « quoi » ses conflits s'organisent. Et alors par dépit, quel exutoire trouve-t-on ? Le « tous pourris » que l'on verse sur toute incarnation du pouvoir, de l'autorité, des institutions, de la décision. Pour que les conflits soient considérés et compris, il faut qu'ils aient un sens. Sur quoi, contre quoi, pour quoi se bat-on ? Autrefois la réponse avait pour nom la prise de l'Etat par la force. Mais aujourd'hui ? Faire rempart à la domination financière internationale ? Juguler le chômage ? Sans restauration d'une capacité décisionnelle de l'Etat, aucun citoyen ne peut croire qu'il est possible de dessiner un « projet sociétal de conflictualité ». De plus l'injonction - légitime - de l'Union européenne pour la résorption des déficits publics nationaux retire, de facto, toute marge de manœuvre aux gouvernements.

Ceci étant, rien n'est rédhibitoire. Pour que chacun s'incarne dans un projet de société, pour qu'un nous émerge au-dessus de la jungle des je repliés sur la défensive, et pour qu'à ces je recroquevillés se substituent des je épanouis et chargés d'espoirs, il est essentiel qu'une offre d'espérance et de sens symbolique vienne répondre à l'effort multiforme demandé à la population. Des progrès dans l'accueil des étrangers ou dans le respect des droits des femmes peuvent y contribuer pour beaucoup.

Avoir le sens de l'histoire lorsqu'on est gouvernant, c'est aussi, au nom de principes éthiques, faire barrage parfois courageusement aux pressions et aux pulsions de la population... Eriger la dignité de tous en tête des desseins, n'est-ce pas un formidable projet politique ?

Effectivement. Ce sens de l'histoire et le sens de la dignité sont indissociables. Promouvoir le sens de la dignité des êtres humains concerne des pans entiers de la société, traverse toute la société : dignité au travail, dignité des enseignants et des enseignés, dignité des soignants et des malades, dignité des employeurs et des salariés, dignité des minorités dans un monde de majorités, dignité des vaincus dans une morale capitaliste de la réussite, etc.

« Voter Emmanuel Macron, c'est faire le choix de l'avenir contre le passé », avez-vous estimé dans une tribune publiée juste avant les élections. Ce que vous apprenez de lui vous convainc-t-il de sa capacité à faire aimer, par les Français, bien davantage l'avenir que le passé ? Mais aussi à comprendre et accepter la mondialisation, eux qui ont massivement voté pour des formations politiques incarnant la peur et le rejet de cette France ouverte au monde ?

La population a désormais admis qu'elle était partie intégrante de la mondialisation, et qu'il était totalement vain d'espérer lui échapper. Pour autant, elle n'est pas dupe de la force de ce capitalisme financier international qui s'affranchit du contrôle étatique - sauf lorsqu'il est aussi autoritaire qu'en Chine ou en Turquie -, qui est libéré - même dans les social-démocraties européennes - d'une véritable régulation au service de l'égalité. Ce monde purement mercantile et non maîtrisé effectivement dissuade de croire en la mondialisation, de regarder l'avenir avec confiance, de dessiner un projet à la fois individuel et partagé. Et donc fait le bonheur des partis populistes. Est-ce inéluctable ? Non. A condition là encore de ressusciter le sens de l'action politique. Et là encore de faire converger les énergies vers l'accomplissement d'une cause universellement acceptée. Comme par exemple, là encore, la dignité.

Aime-t-on l'avenir lorsqu'on se sait incapable de le dominer ou même de l'orienter ? Non. Le cas de l'accueil des étrangers est symptomatique. Il nous donne l'impression de susciter surtout la peur. Il implique donc que nous acceptions le modèle du multiculturalisme, mais assorti d'une condition : pour qu'il y ait acceptation des minorités et pour que toutes les cultures coexistent harmonieusement, ces dernières doivent se soumettre à une même orientation universaliste, placée « au-dessus » du social puis capable de « redescendre » et de pénétrer l'ensemble des strates de la vie humaine. Dans nos sociétés occidentales, ce support peut être chrétien, musulman, juif, c'est-à-dire monothéiste, ou nous venir du rationalisme des Lumières.

MODERNITE

Un terme est central dans vos travaux : modernité. La singularité du profil, du style et de la stratégie d'Emmanuel Macron suffit-elle à incarner la « modernité », et espérer que la société française « entre dans la modernité » ? Forme inédite ne signifie pas fond inédit...

Ce mot désigne d'immenses réalités, et une manière de le définir et de le circonscrire est de mettre en perspective comparative les sociétés d'ordre et les sociétés de mouvement. Les premières, qu'étudient les ethnologues, fonctionnent à partir de cadres stables, de règles visibles - par exemple de parenté -, de modèles mécaniques, et recourent à l'histoire des origines incarnées par les mythologies. Les secondes se distinguent par leur volonté et leur capacité de se transformer, par une logique d'action grâce à laquelle elles inventent, détruisent, construisent, métamorphosent, et donc créent l'histoire. Ce sont elles, bien sûr, qui « font » la modernité. Et pour cette raison, les termes « modernité » et « historicité » sont indissociables. Depuis fort longtemps, nos sociétés se pensent et se définissent « modernes » - les médiévistes situent la naissance de la modernité occidentale au XIIe siècle. Mais, peut aussi être considérée comme moderne une société au sein de laquelle les créatures se sont progressivement imposées créatrices et de plus aux dépens même du Créateur.

Dans cette logique, on distingue différents paliers. La distinction des pouvoirs religieux et politiques a permis le développement d'une pensée politique autonome, c'est-à-dire la capacité d'une société à penser par elle-même sa modernité. Cette conception juridico-politique de la modernité, fondée sur l'ordre, la loi, le contrôle, la paix a dominé les temps modernes avant la « révolution industrielle ». C'est au moment de cette dernière que la société a pu se considérer réellement moderne, c'est-à-dire créatrice de changement historique à partir de ses créations techniques. L'Angleterre a pris la tête de cette « révolution » à la fin du XVIIIe siècle, avant que la future Belgique, la France et Allemagne ne la rejoignent. Puis les sociétés vont peu à peu acquérir une connaissance tellement complète et illimitée de leur capacité de création, de transformation et de destruction, qu'elles vont directement se penser créatrices. Ce que, paradoxalement, l'épouvante perpétrée dans les tranchées de la Première Guerre mondiale puis créée par le régime nazi avec les camps d'extermination consolidèrent ; chaque génocide signifie que la société qui en est coupable est capable de détruire dans des proportions inimaginables mais aussi de se reconstruire encore plus moderne. Ce mouvement d'autodestruction suivi de transformation confère un sentiment de toute-puissance, qui devient synonyme de modernité.

Cette définition de la « société moderne », qu'indique-t-elle sur le degré de modernité de la société française ?

Bien sûr la société française est « dans la modernité. » L'enjeu est d'étudier le rythme auquel elle s'y consacre, mais également de comprendre les phénomènes de stabilité voire de récession. En l'occurrence, la France demeure fortement marquée par la période préindustrielle qu'elle peine toujours à dépasser. Le « grand moment » de la modernité française, comme l'a justement démontré le sociologue allemand Norbert Elias, a culminé au XVIIe siècle, Louis XIV s'alliant avec la bourgeoisie pour briser l'hégémonie de la noblesse. Mais par la suite, la France peinera à s'adapter à l'industrialisation. Songez qu'en 1914 la moitié de la population est encore rurale, ce qui situe la France loin derrière l'Angleterre bien sûr mais aussi l'Allemagne. Suivra une double période d'embellie : entre les deux guerres (notamment dans les secteurs de l'automobile et de l'aviation) puis lors de la reconstruction après la Libération (programmes nucléaire, spatial, les trains à grande vitesse). Mais depuis les années 1970, la dynamique d'innovation et d'inclusion dans la mondialisation s'est considérablement essoufflée. Et c'est cette France dont Emmanuel Macron hérite. Peut-il la réintroduire dans le « sein des seins » de la modernité ? Ce n'est pas sur la durée d'un quinquennat qu'un chantier aussi considérable peut aboutir ; nous jugerons en 2022 s'il a « au moins » tenté et réussi un début de redressement.

Les engagements d'Emmanuel Macron n'ont-ils pas pour effet de davantage consolider le « triomphe total » qu'incarne à vos yeux « l'emprise des nouvelles technologies sur l'humanité entière, sur chaque aspect de la vie de chacun », de fortifier cette « nouvelle forme de totalitarisme » ?

Le sociologue et économiste Pierre Veltz a remarquablement mis en lumière une grave erreur que nous devons combattre : nous pensons communément qu'au monde de l'industrie a succédé le monde des services. La réalité est autre : à la séparation des industries et des services a succédé la fusion des industries et des services. Notre époque peut donc être qualifiée d'hyper industrielle. Même la fabrication des robots, des ordinateurs ou des logiciels ne relève-t-elle pas d'actes « industriels » ? L'industrie spatiale n'en est-elle pas un bel exemple ? Et la production de robots n'invente-t-elle pas, ne crée-t-elle pas des emplois en même temps qu'elle en détruit ? En définitive, seules les taches strictement techniques, y compris administratives, sont appelées à disparaître, et dans ces domaines la force de frappe des algorithmes et de l'intelligence artificielle a commencé son « œuvre. » Mais ces nouvelles armes technologiques, que peuvent-elles pour exercer une relation d'un être particulier vers un être particulier ? Rien.

Or, ce sont les activités dites de communication - par exemple dans les domaines de la santé et de l'éducation - qui connaissent un boom spectaculaire. D'ailleurs, parmi les principales explications du « boom » de l'enseignement privé, n'y a-t-il pas celle d'une « considération » de l'individualité de chaque enfant ? Imagine-t-on le nombre d'emplois qu'il faut concevoir pour subvenir aux rapports de personne à personne dans un monde globalisé à ce point interpersonnel, mêlant des langues, des cultures, des coopérations, des transversalités aussi variées ? Porter la société vers ces emplois est une décision éminemment politique. Il appartient à Emmanuel Macron de s'en emparer. Attacher la plus haute importance à l'Homme, conférer à chaque individu la possibilité d'être créateur, c'est-à-dire de créer sa propre culture, d'avoir une vision et une représentation propres de lui-même, voilà de quoi générer un sens, et en droite ligne de façonner une culture et une société nouvelles, des institutions et des rapports sociaux nouveaux. Ce qu'aucun mouvement social n'a jamais proposé, le Président de la République pourrait l'initier. Donnons-nous le droit de rêver...

« Le peuple de France déteste les réformes », a lui-même déclaré Emmanuel Macron lors d'un déplacement en Roumanie le 24 août 2017. A ce pays « dit » communément hostile aux réformes, sclérosé dans ses corporatismes et dans une fonction publique pléthorique, pour partie rétif aux progrès et audaces sociaux, Emmanuel Macron peut-il réellement apporter une inflexion ?

La grande affaire est l'ouverture mondiale, l'apparition de nouveaux concurrents et surtout de régimes autoritaires liés à de puissants groupes hyper-rich. La réaction de la France - et d'autres pays - a été de s'enfermer dans la défensive. Pas seulement par ces fameuses réactions populistes à « la » Le Pen, à « la » Mélenchon et aussi à « la » Fillon cherchant à faire revivre la vieille société catholique de l'Ouest. Mais par la défense à courte vue, et même l'hyper-protection de toutes sortes de catégories moyennes (distributions généreuses du secteur public, des avantages accordés aux entreprises trop faibles, etc.). Cela alors qu'il faut créer de la connaissance, ouvrir les portes de la mobilité sociale, mieux connaître (tout) le monde, et éviter que l'Etat lui-même redistribue l'épargne en affaiblissant l'investissement. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France a été sauvée par une volonté de reconstruction nationale. Le résultat a été excellent. Il est bon de redistribuer, mais pour diminuer les inégalités, et non pas pour protéger ceux qui peuvent se défendre plus activement eux-mêmes et qui sont plus nombreux parmi les riches que parmi les pauvres. Et surtout, comme nous l'a appris La Fontaine à l'école primaire, il faut croire à la capacité de création et d'initiative du plus grand nombre. N'opposons pas la solidarité par protection à la solidarité par amélioration des chances des plus faibles : elles doivent se compléter.

Est-ce possible aujourd'hui ? Nous sommes dans une configuration assez similaire à celle qui prévalait au XIXe siècle en France ou en Angleterre. Qu'y constatait-on ? Face aux dirigeants (politiques, marchands, industriels), l'existence massive d'une plèbe urbaine si indigente et si enfermée dans sa misère qu'elle n'avait aucune perspective d'avenir. Or c'est celle-ci qui fait accepter le principe de réformes nécessaires. Un siècle et demi plus tard, la structuration de la société est bien sûr différente ; mais les axes de développement, les orientations stratégiques et même la culture sont gérés dans l'intérêt d'une caste de milliardaires qui sévit des Etats-Unis à la Chine, de la Russie au Moyen-Orient. Que nous indique l'analyse des inégalités ? Sur une vingtaine d'années, l'inégalité des revenus est, dans des pays comme la France, relativement stable ; c'est l'inégalité des capitaux qui a bondi, tandis que la superposition de ces deux inégalités augmente les inégalités dans les pays pauvres. En Amérique latine, la population fuit massivement les territoires pour s'agglutiner même pauvrement dans les plus grandes agglomérations. Toute une partie de ces pays se vide, provoquant une dualisation extrêmement préoccupante des sociétés. Cette situation d'inégalités abyssales obstrue là encore la perspective d'avenir chez l'immense majorité des gens qui ont la perception que tout est décidé en leur défaveur, et qui sont découragés de participer à des réformes nécessairement sacrificielles. Sans exemplarité en haut, comment réclamer des renoncements en bas ?

L'intérêt général, à l'accomplissement duquel converge le sens de toute politique, doit être cerné clairement si on veut réaliser des réformes. L'intérêt général, c'est le dénominateur commun. Dans une société aussi cloisonnée, individualiste, corporatiste et mondialisée, dans un pays qui a fait le choix, comme le démontre le philosophe Yves Michaud, d'ériger de hauts murs entre et contre les groupes au gré de politiques catégorielles productrices de rivalités, un chef d'Etat peut-il définir ce dénominateur commun, aussi petit soit-il ?

L'acceptation de la modernité constitue ce socle commun. Reconnaître que l'on est sur le bateau ne donne pas d'autre alternative que de participer à la traversée vers la modernité. Ou alors on fait le choix de rester à quai, et alors on en assume les conséquences. Accepter la modernité, c'est partager un but commun, c'est se placer dans la volonté d'entreprendre, d'expérimenter, d'oser, c'est refuser la soumission et les diktats - notamment des machines. Ce qui signifie aussi s'exposer, se mettre parfois en risque pour être un acteur social. Et l'enjeu est capital. Qu'ont en commun les peuples qui placent au pouvoir des autocrates ou des dictateurs, comme hier Hitler ou aujourd'hui Poutine, Trump ou Erdogan ? Le sentiment qu'ils ne comptent plus, que leur voix, leurs bras, leur intelligence ne sont plus considérés, que leur personne est exclue de la construction de la société.

Gouverner un pays, c'est en premier lieu avoir le courage de déplaire au nom de convictions que l'on croit les meilleures pour l'intérêt général. Croyez-vous Emmanuel Macron prêt à ce sacrifice ?

C'est lui demander trop. Et c'est déresponsabiliser le citoyen, c'est-à-dire le soustraire à sa possibilité ou même son devoir d'être un acteur social. Ne chargeons pas les épaules des dirigeants, notamment politiques, d'un fardeau aussi injuste qu'inadapté ; c'est en premier lieu à chaque membre de la société puis à l'ensemble de la société d'agir. Il y a longtemps déjà, les sociaux-démocrates scandinaves et allemands ont appris à combiner l'action économique et l'action sociale. Michel Rocard a essayé de convaincre les Français de suivre ce chemin ; mais il a échoué.

Aujourd'hui il faut ajouter à cette grande idée une autre, devenue aussi importante : le chef de l'Etat doit aider son pays à penser global, à répondre aux exigences et aux possibilités qu'apporte la mondialisation. Il doit lutter contre toutes les formes de repli et d'ignorance qui menacent son pays.

Emmanuel Macron n'est pas un roi philosophe, et Paul Ricœur, auquel il voue une admiration intellectuelle, était très éloigné de l'esprit pragmatique des politiques, tant il était consciemment un homme de connaissance et de vérité. Emmanuel Macron, au contraire, a constamment agi en politique. Il n'est ni un philosophe, ni un économiste, bien qu'il ait une réflexion personnelle dans ces deux domaines. Ce qui définit le mieux sa démarche est de montrer la faiblesse, la perte de sens des déclarations de la plupart des politiques. Et il le fait en retrouvant la logique originelle d'une politique qui a été perdue sous la pression de la conjoncture et de la chute des politiques eux-mêmes vers des compromis de moins en moins clairs. Emmanuel Macron met ses adversaires en position de faiblesse, en leur montrant qu'ils se sont éloignés de ce qu'on pouvait appeler leurs « idées. » Ce côté critique de sa stratégie est plus efficace qu'une démarche purement théorique. La France bat les records de crise de confiance - confiance des citoyens en eux-mêmes et en leur collectivité - ; tant qu'il sera aussi difficile de percevoir la capacité des lois et de l'action politique de peser concrètement, cette crise de confiance sera aiguë.

« Je ne crois absolument plus au progrès », estimez-vous. Pourtant, peu est aussi essentiel qu'un progrès riche de sens pour donner sens à l'histoire. Y compris pour « accomplir » ce passage de la société industrielle, fondée sur la création d'un monde technique, matériel, et d'une vision économico-sociale, vers celle de l'hypermodernité...

Par quoi définit-on une société ? Ce doit être par l'interprétation qu'elle se donne de sa propre créativité. Et que signifie le progrès ? Une unité fondamentale entre l'évolution, la création de nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l'amélioration des conditions économiques, sociales et morales de l'humanité. L'histoire de l'humanité est faite d'« évolutions » et la notion de progrès surgit pendant la révolution industrielle, après que les siècles précédents aient institué des avancées significatives (en termes d'organisation, de lois, d'ordre, de règlementations, de normes, de protections). Aujourd'hui, l'heure est en effet à s'émanciper de cette vision économique et sociale en termes d'organisation, pour aller vers l'hypermodernité. Ce qui pose le sujet, extraordinairement difficile, de la créativité. Non plus par la conception de machines augmentant la productivité du travail, mais par l'affirmation du droit de chacun et par la confiance mise en la capacité de donner l'avantage aux droits sur les obligations et à la démocratie sur l'autorité. Notre avenir dépend moins des machines que de la faculté de se et de nous faire entendre.

« Nous devons retrouver à nos propres yeux la capacité d'être, notamment créateurs, et c'est d'autant plus essentiel que nous consacrons notre énergie à ne pas être : pauvre, malade, chômeur, seul », estimez-vous d'ailleurs. Immense chantier...

Absolument. Les sociétés hypermodernes ont pour caractéristique d'acquérir une représentation, une interprétation directe et complète de la crédibilité, c'est-à-dire le rapport à soi-même : « Je me découvre créateur. » Les débats qui portent sur l'évolution de l'individu apportent une lecture sur cette illustration. L'individu au sens traditionnel a pour dessein de satisfaire ses pulsions (boire, manger, jouir) ; à cette considération matérialiste, Nietzsche ajoute la nécessité de se libérer du joug du christianisme pour libérer l'être. Second niveau : l'individu a des besoins sociaux, c'est-à-dire de reconnaissance. A cette thèse soutenue par le sociologue allemand Axel Honneth, l'Américaine Nancy Fraser apporte un complément : cette reconnaissance doit être traduite dans les faits - être protégé du chômage, avoir une Sécurité sociale, etc. Une interprétation évolutionniste de l'individualisme stipule qu'il « faut » être dans le présent ou dans l'avenir, et pour cela échapper aux catégories qui n'ont plus de valeur explicative ou mobilisatrice - situation aujourd'hui dominante en Europe occidentale. L'étape ultime, c'est donc celle de la subjectivation : on se sent et on se sait reconnu comme créateur, responsable et protégé par les droits humains fondamentaux, c'est-à-dire par une forme de « sécurité sociale » cette fois culturelle ou philosophique, que l'on peut baptiser éthique ou démocratique. Voilà l'aboutissement de l'égalité, qui donne droit non seulement à la dignité mais à la liberté de conscience et d'action.

EUROPE

Parmi les actions saluées figurent celles ayant trait à la politique étrangère, et qui illustrent ce que la victoire d'Emmanuel Macron a provoqué dans le monde : la restauration d'une image et l'embellissement d'une réputation qui s'érodaient depuis une vingtaine d'années. Quand bien même elles seront bien insuffisantes pour que la France recouvre une influence linguistique, économique, et surtout politique et diplomatique, elles participent à revigorer son attractivité. Et en premier lieu au sein de l'Europe. Laquelle commande une urgence absolue : juguler la montée en puissance de la doctrine populiste, xénophobe, anti-européenne, démagogique, qui depuis le 24 septembre 2017 contamine même le Bundestag dont elle est devenue la troisième force politique, exige des ripostes claires aux thèses qui font la popularité extrémiste. Et ces réponses en effet sont de moins en moins françaises et de plus en plus européennes. C'est une opportunité pour coaliser les peuples démocrates, mais qui exige doigté sur un thème qui exacerbe la sensibilité de chaque peuple : sa souveraineté...

Ce qui s'offre à Emmanuel Macron est commun à tous les chefs d'Etat ou de gouvernement, présidents de conseils, et même monarques d'Europe : éveiller un nouveau sens dans leur politique domestique n'est possible que si ce sens « national » correspond à une véritable capacité décisionnelle et s'inscrit aussi dans la quête d'un sens « européen. » Et c'est même l'accomplissement de ce « sens européen » qui peut conditionner l'éclosion d'un « sens national » - lequel, à l'aune de la faiblesse d'un pays sur la scène mondiale et de son lourd passif colonial, ne peut plus épouser une quelconque mission civilisatrice. Et effectivement, l'articulation des champs et des compétences nationaux et européens est clé. Elle exige lisibilité, acceptation, mais aussi d'être imposée lorsque c'est nécessaire.

L'échelle nationale, que les électeurs s'approprient parce que les scrutins y sont lisibles contrairement à celui du parlement européen dans les conditions qui sont aujourd'hui les siennes, demeure fondamentale pour traiter les problèmes sociaux, rétablir les équilibres socio-économiques fondamentaux, et lutter contre les inégalités territoriales. Et elle peut s'appuyer, pour cela, sur les strates intermédiaires - régions, conseils départementaux, agglomérations - dans le cadre desquelles se forgent l'action politique concrète et la nécessaire unité nationale. L'échelle européenne est donc celle de ce « sens », qui peut avoir pour terreau une vision sinon commune au moins partagée de la place et du rôle de l'Europe dans un monde globalisé, consumériste, dérégulé, ultratechnologique, exposé aux enjeux cruciaux du climat et de la préservation de la biodiversité. Voilà un merveilleux chantier à conduire...

... et l'opportunité de conjurer ce que vous confiez en 2011 : « Le goût d'Europe est mort. Qui croit encore qu'il existe une conscience européenne ? Qui donc parle encore d'Europe ? L'Europe ne forme plus un enjeu ou un idéal pour les citoyens. »

L'idéal d'Europe est éteint. Mais si le « goût d'Europe » est mort, l'Europe elle-même ne l'est pas. Si la priorité est de féconder un sens de l'histoire, si ce dernier en effet doit être recherché au niveau de l'Europe - et en premier lieu de l'Europe occidentale, économiquement et socialement la plus homogène, d'autre part seule capable de financer son indépendance militaire et d'« oser » prendre une nécessaire distance avec les Etats-Unis -, sa réalisation, aujourd'hui illusoire, n'est possible que si les problèmes sociaux sont traités localement. Donner un sens à l'Europe exige pour chaque peuple qu'il se sente globalement « bien » dans son territoire, qu'il se sente en confiance avec ceux qui le gouvernent, qu'il saisisse concrètement qu'il prend part à un double et simultané redressement, économique et social. Les deux échelles géographiques interagissent, s'interpénètrent. A ce titre, Emmanuel Macron est devant un immense défi, une responsabilité considérable. Car de sa politique bien plus nationale qu'européenne dépendra la volonté des Français de découvrir un nouveau sens de l'histoire.

La foi d'Emmanuel Macron en l'Europe, sa vision de l'Europe, ont pesé dans les votes, notamment des catégories socio-professionnelles dites élevées. Est-il celui qui peut la ressusciter ? Mais si oui, « quelle » Europe : celle d'un marché plus performant ou celle d'une civilisation du Progrès ?

De ceux qu'il a développés pendant la campagne puis à celui de la colline grecque de la Pnyx face à l'Acropole jusqu'à celui de la Sorbonne, chacun des discours d'Emmanuel Macron démontre une volonté incontestable et unique d'essayer de créer une nouvelle vision de l'Europe, de dessiner pour l'Europe une perspective inédite. Et, notamment avec le Brexit et l'élection de Donald Trump, les conditions internationales sont elles aussi uniques. Organiser une défense sinon commune au moins « synergisée », reconsidérer la gouvernance pour obtenir une plus grande efficacité, taxer les transactions financières pour financer l'aide publique au développement, organiser l'accueil des immigrants, instaurer une taxe carbone aux frontières, initier une agence pour « l'innovation de rupture », réévaluer l'envergure de l'union économique et monétaire et y agréger un budget pour la zone euro... Ce qu'il veut engager concourt à concrétiser son vœu d'une Europe « souveraine, unie et démocratique » - ce qui, à l'heure où le parti allemand d'extrême droite AFD a provoqué un séisme en accédant au 3e rang des formations politiques outre-Rhin, revêt une signification particulière. Bien sûr, du vœu à la réalité, bien des embûches entraveront l'accomplissement. Mais tout de même, il s'agit là d'une ambition solide.

Solide parce qu'elle fait la distinction entre ce que doit rester au plan national et ce qui doit être traité au plan européen. Les citoyens de chaque pays ne peuvent pas honorer l'Europe si celle-ci s'ingère de manière bureaucratique dans des domaines qui doivent rester souverains parce que viscéralement adaptés à l'histoire, à la culture, à l'identité du pays : système éducatif, aménagement du territoire, organisation des transports, etc., sans oublier des sujets anecdotiques mais hautement symboliques comme celui de produire librement certains fromages. En revanche, nommer un ministère des finances, faire converger les politiques budgétaires et fiscales, constituer une défense commune, développer une politique économique performante dans la mondialisation : certaines fonctions régaliennes - à l'exception notable de la politique sociale - doivent faire l'objet d'une unité européenne. Comment voulez-vous sinon qu'un citoyen ait confiance en l'Europe lorsque celle-ci autorise les géants des nouvelles technologies (symboliquement les fameux GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon) à se soustraire à l'impôt en installant leur siège dans des « paradis fiscaux »... membres de l'Union européenne ? Voilà une condition de l'émergence d'un sens de l'Europe.

Pour qu'elle existe, ou plutôt réexiste, l'Europe doit-elle être considérée comme un bien commun ?

Des distances gigantesques, des histoires hétérogènes, des cultures ou des modes de pensée parfois aux antipodes, des plaies guerrières à peine cicatrisées... Cette ambition ne serait pas réaliste, et à force simultanément de la placarder et d'échouer à la concrétiser, s'accumulent les dépits et les renoncements. Les notions d'Etat, de justice, de négociation, de conventions, de contrats, de codes sont encore très difficiles à unifier. Créer un cadre fiscal commun, des règles budgétaires communes, un ministère des finances commun relève de ce qui peut être commun sans altérer le pluralisme si emblématique de la richesse européenne - rappelons à ce titre qu'il n'existe pas de culture européenne, mais une culture multinationale, une culture des diversités qu'il s'agit simplement de mettre dans les conditions du dialogue, du croisement, des hybridations les plus généreux possibles. Travaillons à ce minimum réaliste avant d'envisager un maximum chimérique. Œuvrons pour que l'Europe honore la liberté des sujets humains telle que l'incarnent les modernes en opposition aux Anciens. Cette liberté, c'est celle des droits - protégeant les libertés fondamentales - contre celle des lois, c'est un tronc commun qui a pour nom « droits de l'homme » et qui peut fédérer toutes les communautés de tous les pays, c'est la possibilité pour l'ensemble des Européens de se sentir viscéralement frappés par l'image d'un enfant syrien noyé sur leurs côtes et de décider ensemble d'agir. Cette Europe-là est celle que doit et, semble vouloir vivifier Emmanuel Macron.

A titre personnel, je tiens à l'affirmer : Emmanuel Macron a redonné à la France et à l'Europe confiance en elles-mêmes, notamment parce qu'il les invite et les engage à entrer dans l'avenir plutôt qu'à pleurer sur les ruines du passé. Je voudrais seulement être certain que son appel à la modernité sera entendu alors que ce sont les forces politiques les plus tournées vers le passé qui lui ont le mieux résisté.