Dominique Méda : "Dans les consciences des citoyens fermente une révolution"

Par Denis Lafay  |   |  3864  mots
(Crédits : Hamilton/Rea)
LE MONDE D'APRES. Dominique Méda peut s'en réjouir : "la crise nous ouvre les yeux". Sur quoi ? Les dégâts d'un capitalisme débridé, d'un système, impérialiste, d'économie déréalisée, d'une liberté de circulation des capitaux toxique, d'une politique, ivre, de désindustrialisation et de délocalisation aiguisée par la division internationale du travail. Elle "ouvre les yeux" sur la valeur réelle de métiers communément dégradés - otages d'une conception marchande de l'utilité sociale et sociétale -, sur le délire consumériste et productiviste, sur l'inanité de certains dogmes (PIB). Au final, la sociologue et philosophe met en exergue ce que l'examen de la crise met en lumière : la vacuité d'un modèle de société à la fois épuisé et destructeur. L'heure est aux ruptures, annonce-t-elle. Des ruptures en faveur d'une alter ou post croissance, elle-même au service d'une reconversion écologique assurant justice sociale, emplois utiles, sens du travail, et "conditions de vie authentiquement humaines". Et des ruptures qui seront soumises au révélateur de la stratégie d'Etat de "relance" : sera-t-elle verte ou brune ? L'arbitrage germe peut-être, en tous les cas la co-auteure d'Une autre voie est possible (Flammarion, 2018) y croit, "dans les consciences citoyennes. Car en ce moment inédit de confinement, y fermente une révolution".

La Tribune : La métaphore guerrière et la dialectique belliqueuse sont abondamment employées, en premier lieu par le chef de l'Etat, pour caractériser la nature du combat contre l'épidémie de coronavirus. Une métaphore qui peut être, comme l'estime votre confrère Michel Wieviorka, inopportune, mais qui n'est pas sans enseignement. Notamment, par le biais de l'histoire, sur une nécessité : "l'après", s'il est souhaité disruptif, se pense, se débat, se prépare et s'organise "pendant". Dans un premier entretien (21 mars), vous affirmiez que la crise du coronavirus nous dictait de "tout repenser". Il est donc "déjà" temps de s'y pencher ?

Dominique Méda : Tout à fait. Et à cette condition, il est possible de croire qu'un changement de société peut découler de la période de confinement et de la pandémie. Prenons l'exemple de la Seconde Guerre mondiale. "Quand", dans ses grandes lignes économiques, sociales, dans le domaine de l'organisation du travail et de la société, l'après fut-il dessiné ? Après la Libération ? Non. Dès 1942. C'est en effet au cœur du conflit mondial que l'économiste anglais William Beveridge publie ses préconisations révolutionnaires qui formeront l'armature économique et industrielle et donneront naissance au "welfare state" (ou Etat providence) - lui-même consolidé par l'Organisation internationale du travail, dans sa déclaration de Philadelphie adoptée le 10 mai 1944. Quant à la "feuille de route" politique et sociale mise en œuvre dès la capitulation de l'Allemagne en 1945, elle résulte des travaux du Conseil national de la résistance, engagés à partir de 1943.

"Demain ne devra jamais été identique à ce que nous subissons et au terreau qui a conduit à la guerre" : voilà comment ces contributeurs ont, "pendant", pensé "l'après", et notamment des changements radicaux qui ont constitué les principes de la Reconstruction. Citons notamment le système de sécurité sociale, les nationalisations, la démocratisation des entreprises, etc.

Nous sommes, aujourd'hui, dans une configuration à certains égards comparable ; nous sommes enfermés chez nous, nous avons - pour les plus chanceux - le temps de réfléchir sur le modèle de société auquel nous aspirons, nous avons le temps d'échanger avec d'autres groupes sociaux, nous avons le temps de produire des manifestes et de les partager, nous avons le temps, enfin, de "décider de décider".

L'histoire est, à ce titre, un éternel recommencement : c'est dans l'exploitation des peurs que fermente le succès populaire et électoral des thèses isolationnistes, nationalistes, xénophobes. L'incontestable succès du Rassemblement national doit-il être lu à cette aune. Au-delà, et notamment au sein des pays d'Europe mais aussi aux Etats-Unis engagés dans la bataille des Présidentielles, ce spectre est-il inéluctable ?

Beaucoup de recherches ont mis en évidence le lien étroit entre délocalisations, automatisation, chômage et vote pour les extrêmes. Dans la reconversion écologique que je propose, nous devons mettre au centre l'impératif de justice sociale. Bien pensée, celle-ci peut permettre de recréer des emplois, de renouer avec le sens du travail, tout en sauvegardant des "conditions de vie authentiquement humaines" et d'améliorer les conditions de vie de tous ceux qui sont attirés par le Rassemblement National parce qu'ils se sont sentis abandonnés par l'Etat.

"Le changement de perception de la "hiérarchie de l'utilité sociale" ne peut pas être déconnecté de celui de la «hiérarchie des rémunérations» "

Une "autre" réalité de nos existences est concrètement frappée : le travail, "l'exercice du travai". D'abord, le confinement voit cohabiter, comme l'ausculte la Fondation Jean Jaurès dans son étude du 8 avril, "trois" France de proportions sensiblement équivalentes ; 34% des actifs travaillent sur leur lieu de travail habituel, 30% continuer d'exercer leur emploi de leur espace de réclusion, les autres (36%) sont en congés (y compris maladie) ou au chômage (y compris partiel). La distinction des catégories socio-professionnelles est, par ailleurs, explicite : les cadres et professions intellectuelles souscrivent massivement au télétravail (66%), une majorité d'ouvriers est confiné chez eux (56%) au chômage partiel ou en congés. La "France du travail" fait l'expérience d'inégalités nouvelles, mais aussi prend conscience que des inégalités endémiques, structurelles, ne sont plus tolérables. Peut-on dès maintenant "tirer profit" de ce moment de "crise du travail" pour questionner l'organisation, les réglementations, les conditions futures de l'exercice du travail ?

Au-delà des enseignements qu'il faudra, plus tard, avec du recul, tirer des différentes enquêtes, cette crise d'ores et déjà livre de manière instantanée et spectaculaire, une approche bouleversée des hiérarchies. Des métiers, certains fallacieusement dits "non" ou "peu qualifiés", montrent au grand jour leur caractère déterminant. Soit parce qu'ils sont actifs pendant la réclusion (éboueurs, agents de sécurité, personnel de ménage, caissières, livreurs, salariés des pompes funèbres, et bien sûr tous les accompagnants du soin et du care, etc.), soit parce que le confinement auquel ils sont soumis provoque de graves dysfonctionnements - à ce titre, certains parents "confrontés" à la difficulté de faire la classe à leurs enfants devraient prendre pleinement conscience que les enseignants exercent une responsabilité aussi capitale que délicate...

Ces professions habituellement invisibles obtiennent aujourd'hui une reconnaissance et une estime inédites au sein de la population. Il faudra faire en sorte que cette reconnaissance soit palpable aussi sur les fiches de salaire. En effet, ce changement de perception de la "hiérarchie de l'utilité sociale" ne doit pas être déconnecté de celui de la "hiérarchie des rémunérations".

La société néolibérale indexe la "valeur" - au sens de la considération - d'un emploi, et donc d'un métier, à l'envergure de la rétribution. Elle est, à ce titre, formidablement injuste, car, comme cette pandémie le révèle de manière spectaculaire, l'ampleur de cette rétribution est totalement imperméable à l'utilité du métier et de l'emploi exercés...

En effet, à la faveur de la crise, surgit le fait que nous réapprenons à classer "dans le bon ordre" les fonctions vitales (se soigner, se nourrir, se laver, s'habiller) et capitales (éduquer, se cultiver). C'est clé, d'abord pour y "voir clair" quant à la manière de concevoir autrement notre modèle de société ; "Où sont mes priorités ?" Acheter un 4x4 ou me déplacer à bicyclette ? Visiter les Maldives ou faire ma part, aussi modeste soit-elle, dans la lutte contre le dérèglement climatique et sillonner la Bretagne ou les Alpes ? Manger des avocats importés du Pérou ou des légumes de saison en provenance d'un producteur de ma région ? C'est clé, ensuite, car dès lors nous prenons conscience qu'une multitude de métiers ou de fonctions professionnelles sont secondaires, voire anecdotiques. Voire même délétères. Et souvent rémunérés de manière inversement proportionnelle à leur utilité, à leur contribution au bien-être de la planète et de la communauté des hommes...

... ces fameux "bullshits jobs" conceptualisés par l'anthropologue et militant anarchiste américain David Graeber...

Oui, ces "jobs de m..." qu'il n'est d'ailleurs pas difficile d'isoler. Chacun peut en faire l'expérience : il suffit d'imaginer son quotidien et le fonctionnement de la société vidés de "tel" métier. Est-ce possible ? Tenable ? Souhaitable ? Peut-être même... nécessaire ? Dès lors, est-il acceptable qu'un consultant en management de la performance, un banquier spécialiste des fusions-acquisitions, un gestionnaire de patrimoine soient cinq ou dix fois mieux rémunérés qu'une infirmière ou un enseignant ? Ça ne l'était pas avant la pandémie pour un groupe encore restreint de citoyens ; ça ne le sera plus après la crise et pour une grande partie de la population...

"Ni le PIB ni la croissance ne doivent plus nous servir de référence, pas plus que la dette ou les 3 %"

Lors d'une de ses allocutions, le président de la République indiquait "qu'il nous faudra demain interroger le modèle de développement dans lequel s'est engagé notre monde depuis des décennies" et que "les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture". En repérez-vous qu'il est possible, dès maintenant, de mettre en oeuvre ?

Absolument. D'abord, en traduisant dans les faits la reconnaissance, pour l'instant exclusivement abstraite, qu'Emmanuel Macron a bien voulu, enfin, accorder aux soignants. Puisqu'ils sont héroïques, marquons-leur notre soutien en accédant immédiatement aux légitimes revendications qu'ils portent depuis plus d'un an et auxquelles personne, ni au gouvernement ni à la présidence, n'avait jusque-là accordé l'attention qu'elles méritaient.

Augmentons rapidement le nombre de lits disponibles, pour aujourd'hui et pour les années à venir. Repensons complètement notre système de santé. Et accordons immédiatement une rallonge budgétaire et une augmentation forte de l'ondam (objectif national des dépenses d'assurance maladie) qui marquera dans les faits l'engagement de la nation pour son hôpital public.

D'autre part, depuis des décennies, nos services publics sont abîmés, dégradés, brocardés. Les fonctionnaires sont moqués, traités de privilégiés. L'idéologie sous-jacente du consensus de Washington n'a cessé de répandre son venin, en faisant passer les fonctionnaires pour des promoteurs de leurs seuls intérêts et le marché pour l'unique institution capable d'allouer les ressources. Mais c'est toujours l'Etat qui vole au secours des banques, too big to fail. Ce sont toujours les services publics et leurs agents qui sont en première ligne lorsque les crises arrivent. Nous devons cesser de les démanteler, ce sont nos biens communs.

Professionnels de la santé et, au-delà, fonctionnaires et agents des services publics : les considérer (de nouveau) est bien sûr essentiel. Mais nous touchons là le sommet de l'iceberg. L'enjeu véritable, que le chef de l'Etat dicte d'"interroger", est le modèle de développement même de nos sociétés. C'est d'ailleurs la transformation en profondeur dudit modèle que vos travaux poursuivent. Qu'est-il possible de croire au-delà des grandes tirades et promesses présidentielles dont la sincérité n'a pas à être, a priori, suspectée, mais dont le déploiement semble si chimérique...

Je veux prendre le Président de la République au mot. Il veut "interroger le modèle de développement" et initier des "ruptures" ? Qu'il écoute nos préconisations ! Depuis des décennies, des centaines de chercheurs réclament ces ruptures et proposent des alternatives. Nous avons montré que nous devions bifurquer radicalement, mettre en œuvre une double politique d'investissement massif dans la transition écologique et de sobriété, sans laquelle nous ne parviendrons pas à stopper l'emballement climatique.

Nous devons adopter d'urgence d'autres indicateurs de référence : relativiser l'usage du PIB et adopter des indicateurs physico-sociaux capables de nous informer sur les patrimoines critiques et sur ce qui compte vraiment pour sauvegarder le caractère habitable de notre planète. Ce n'est plus le PIB, mais l'empreinte carbone, encadrée par un indice de santé sociale assurant l'égalité de ce processus de rationnement - afin que les riches ne soient pas autorisés à émettre deux cents fois plus de gaz à effet de serre que les autres - ou encore les neuf limites planétaires de Rockström (1), qui doivent devenir nos boussoles, nos guides pour l'action. Ni le PIB ni la croissance ne doivent plus nous servir de référence, pas plus que la dette ou les 3 %.

Explorons, dans le détail, ces "ruptures majeures" auxquelles vous appelez. La première d'entre elles, qui s'impose à nous, est celle de la rupture du temps, du temps de rupture. Ils sont précieux, en premier lieu, pour prendre conscience, pour "saisir" au fond de nous, dans nos foyers, l'envergure de l'"épuisement", provoqué par un productivisme, un consumérisme, un besoin insatiable de posséder qui détournent de l'essentiel...

Ce moment est effectivement celui d'un bouillonnement extraordinaire, auquel d'ailleurs l'ensemble des chercheurs peuvent apporter une contribution essentielle, la plus importante étant peut-être d'être les "metteurs en page", les porte-voix de cette formidable "effervescence" citoyenne. Que "tout change" demain dans le sens auquel j'aspire, je ne peux être certaine, évidemment. En revanche, je n'ai pas de doute sur le fait que dans bien des esprits et des consciences, en ce moment, fermente une révolution !

Une partie de la population est prête à se rebeller contre le profond "déni de comprendre" ce qui, depuis une trentaine d'années de politique néo-libérale obsédée par la réduction des dépenses publiques, conduit la société dans le mur. La situation, dramatique, de la filière des soins, dénoncée depuis si longtemps par l'ensemble des praticiens, est révélée au grand public par la gestion, calamiteuse, des équipements (masques, gel hydroalcoolique, tests, respirateurs, médicaments). La population veut des explications sur ce sujet si symptomatique des dégâts du dogme néolibéral, et de ces explications découle une prise de conscience plus global.

" Relance "brune" ou relance "verte" ? Le plan de l'Etat est-il de rattraper le PIB perdu avec les mêmes leviers, les mêmes objectifs consuméristes et productivistes qui font courir le pays à sa perte ? Ou est-il d'engager l'économie de la nation vers la révolution écologique ? "

Mais face à cette "révolution" centrée sur la conscientisation écologique se dresse une armée d'adversaires et de gouvernants organisés et outillés, aux commandes de chaque rouage stratégique (y compris celui, capital, de la communication et de l'information), ligués par la quête d'asservissement et d'hégémonie. Comment les esprits insoumis, subversifs et disséminés censés composer votre légion, peuvent-ils s'agréger et s'imposer ? Quand on constate qu'au sein de régimes aussi puissants que les Etats-Unis, la Russie ou le Brésil, même les travaux des plus éminents scientifiques alertant sur l'état de la planète sont au mieux discrédités au pire enterrés... L'application d'un tel aggiornamento peut-il s'inscrire dans le processus démocratique, dans l'organisation démocratique dominante ? Le risque démocratique qu'il soulève n'est-il pas plus périlleux que ses bienfaits supposés ?

Absolument pas. Quelles sont ces ruptures majeures ? Rupture avec un capitalisme débridé qui est à l'origine de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Rupture avec l'impérialisme d'un type d'économie complètement déréalisée qui récompense du "prix Nobel" un économiste - William Nordhaus - pour lequel une augmentation de température de 6° C n'a pas d'importance. Rupture avec une liberté de circulation des capitaux - largement promue par la France - dont même le FMI reconnaît la toxicité. Rupture aussi avec la désindustrialisation de notre pays et la délocalisation de nos productions vers les pays aux normes sociales et environnementales inférieures qui nous rend complètement dépendants et nous prive, bien plus que l'Europe, de notre souveraineté. Croyez-vous que les citoyens n'ont pas conscience de l'urgence de rompre avec ces dogmes, et ne sont pas disposés à se saisir des mécanismes de la démocratie pour y parvenir ? Et au contraire même, je suis convaincue que ces projets de rupture sont de nature à revivifier le processus démocratique.

L'Etat et les instances européennes ont montré depuis l'irruption de la crise leur capacité à mobiliser d'impressionnants leviers financiers, à geler un certain nombre de contraintes budgétaires. Mais à quelles fins ? En d'autres termes, quelle aide pour quelle économie pour quel modèle de société ? Or pour l'heure, et aussi parce que le rôle de l'Etat, légitimé par la démocratie, est d'être au chevet des citoyens, il est logique que l'aide s'attache à réparer d'abord l'économie dévastée avant, éventuellement, de soutenir l'émergence d'une nouvelle économie...

Relance "brune" ou relance "verte" ? Le plan de l'Etat est-il de rattraper le PIB perdu avec les mêmes leviers, les mêmes mécanismes - et notamment les mêmes énergies fossiles qui colorent le premier adjectif -, les mêmes objectifs consuméristes et productivistes qui font courir le pays à sa perte, ? Ou bien est-il d'engager l'économie de la nation vers la révolution écologique, en polarisant les aides et les investissements dans des secteurs stratégiques (rénovation thermique, rénovation des infrastructures, transition énergétique, filière agroécologique, filières de réparation, recyclage, production durable, etc.) ? Voilà l'alternative à laquelle il est exposé : préparer d'ores et déjà la crise suivante ou empêcher la survenue d'une nouvelle crise.

Au-delà, il doit bien évidemment procéder à la relocalisation des productions dites stratégiques, et pour cela participer à mettre fin à une division internationale du travail qui, en cette pandémie, a fait la démonstration de ses dysfonctionnements et même de ses méfaits. Qu'il n'existe plus d'autonomie de production, c'est-à-dire que la fabrication des éléments constitutifs d'un produit soit éclatée aux quatre coins du monde au nom d'une chasse aux coûts, aujourd'hui exhibe spectaculairement son "non sens".

L'heure est donc d'imaginer la charpente (mécanique, politique, économique, sociale) d'une altercroissance, et de façonner une société postcroissance...

Effectivement. Et à ce dessein, la crise sanitaire provoquée par la pandémie Covid-19 sonne comme un coup de tonnerre. Elle met en évidence l'extrême fragilité des arrangements humains mais aussi l'ampleur de l'impréparation dans laquelle se trouvent nos sociétés. Le coronavirus n'est rien à côté des événements qui s'abattront sur nous à mesure que la crise écologique déroulera implacablement ses conséquences. Tempêtes, cyclones, assèchement, étouffement, montée des eaux, sols improductifs, pénuries alimentaires, famines, migrations climatiques et évidemment guerres et affaissement de la démocratie. Si nous ne savons pas résister au coronavirus, comment y résisterons-nous ? Comment lutterons-nous contre les virus que le permafrost risque de libérer ? Comment ferons-nous face à des événements que nous ne sommes même pas parvenus à imaginer et à des effets de seuil qui rendront brutalement présents et irréversibles des phénomènes que nul n'imaginait ? Comment comprendre que nos sociétés éludent des événements qui pourraient advenir dans un laps de temps très court ? Nous devons y préparer nos sociétés. Cela doit être notre unique priorité. Et cela doit se faire de la manière la plus organisée possible, en ayant la justice pour impératif. Nous devons dès aujourd'hui faire entrer nos sociétés dans un véritable processus de reconversion. Nous avons perdu un temps précieux. En particulier lors de ce dernier quinquennat pendant lequel nous avons dépensé une énergie folle à lutter contre des politiques radicalement inutiles au regard de la priorité écologique, voire catastrophiquement inadaptées, comme la taxe sur les carburants oublieuse du social. Toutes nos énergies devraient désormais être concentrées sur la bifurcation de nos sociétés, sur les choix extrêmement nombreux que nous allons devoir faire pour les rebâtir, sur la construction de la nouvelle éthique, des nouvelles disciplines et des nouvelles représentations du monde qu'il nous va falloir adopter.

" Préparer d'ores et déjà la crise suivante ou empêcher la survenue d'une nouvelle crise : voilà l'alternative à laquelle le chef de l'Etat et le gouvernement sont exposés."

Au service d'une telle conflagration paradigmatique, du déploiement d'un modèle de société et d'économie à ce point disruptif, le soutien d'une planification apparaît incontournable. D'aucuns exhortent d'ailleurs à la résurrection du Commissariat général au plan, inhumé en 2006 quelques mois après le départ de son avant-dernier titulaire, le grand philosophe Alain Etchegoyen. Mais une telle sollicitation n'est-elle pas anachronique et même inepte, à l'aune d'une planète politique, technologique, économique, commerciale d'une formidable instabilité, ou plutôt d'une formidable imprévisibilité - y compris dans ce que ce terme, associé à l'innovation, comporte de qualités ?

Je ne crois pas. Et c'est justement parce qu'il manque cruellement de boussole qu'une telle... boussole se révélerait précieuse. Oui, le Commissariat général au plan, engageant partenaires sociaux et représentants de la société civile à imaginer l'avenir sur un long terme, de dix à vingt ans, avait toute utilité. Et celle-ci serait justement d'autant plus grande que notre horizon est substantiellement raccourci.

La suppression du Commissariat est une conséquence, parmi tant d'autres, du pouvoir d'influence, sur les décisions publiques, exercé par le dogme néolibéral "tout entier" dans la discréditation des prérogatives de l'Etat. Et cette contestation de l'utilité de l'Etat n'est pas nouvelle. L'économiste autrichien puis naturalisé anglais Friedrich Hayek avait publié La Route de la servitude en 1944. Il y "démontrait" que l'interventionnisme de l'Etat pouvait attenter aux libertés individuelles jusqu'à asservir le peuple et se muer en totalitarisme... Il voyait dans les propositions de Beveridge dont j'ai parlé plus haut la manifestation d'un dangereux planisme qui expliquait selon lui le nazisme...

Le chef de l'Etat l'a affirmé lors de son allocution du 16 mars annonçant le confinement. "Lorsque nous serons sortis vainqueurs [de la guerre contre le coronavirus], le jour d'après ce ne sera pas un retour aux jours d'avant (...). Cette période nous aura beaucoup appris. Beaucoup de certitudes, de convictions sont balayées, (...). et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquences (...). Hissons-nous individuellement et collectivement à la hauteur du moment". En résumé, comment imaginez-vous et comment espérez-vous que prenne forme ce "jour d'après" ?

Ce "jour d'après", j'attends qu'il consacre un impératif absolu : la reconversion écologique de nos sociétés. Nous devons tous nous y atteler dès maintenant. Elle peut constituer un projet fondateur et enthousiasmant pour notre pays, pour sa jeunesse, pour tous ses membres, mais plus généralement pour l'humanité entière. Comme au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il nous faut trouver l'énergie de la reconstruction. Une reconstruction non plus portée par l'idéologie prométhéenne de la mise en forme du monde à l'image de l'homme, mais par une éthique de la modération, de la limite, de la mesure, que l'Antiquité avait su inventer mais que nous avions oubliée.

(1) Démarche scientifique qui établit neuf seuils à ne pas dépasser sous peine de perdre la stabilité du système terrestre, et donc la possibilité d'y vivre (changement climatique, pertes de biodiversité, usage des sols, acidification des océans, déplétion de la couche d'ozone, usage de l'eau douce, etc.).

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Dominique Méda est professeur de sociologie à l'Université Paris Dauphine, et titulaire de la Chaire "Reconversion écologique, travail, emploi, politiques sociales" à la Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FSMH). Dernier ouvrage paru, coécrit avec Eric Heyer et Pascal Lokiec : Une autre voie est possible, (Flammarion, 2018).