Alexandra et Jean, parents de Jules, témoignent

Avec honnêteté, ils préviennent. « L'analyse et le souvenir qu'on établit du Centre sont certainement très conditionnés par l'issue de la maladie. La gravité du drame que nous y avons vécu et la proximité temporelle peuvent influencer notre clairvoyance ».

Conserver la mémoire

Alexandra et Jean sont les parents de Jules, qui après dix mois « d'une lutte extraordinaire » contre une tumeur cérébrale, est parti le 27 avril 2002. Ils ignorent le nombre exact de séjours, de consultations, d'examens, de nuits, d'aller-retour, qui les ont arrimés à ce lieu et qui encadrèrent les huit séances de chimiothérapie, les trente séquences de radiothérapie, les vingt-deux anesthésies accomplies sur leur fils. « Il doit être élevé » concèdent-ils sobrement, embarrassés par cette précision « si futile » mesurée à l'enjeu. Leur auscultation du Centre Léon Bérard est ambivalente. Bigarrée. Un espace pauvre de la moindre joie toutefois rehaussé « d'excellents moments, même de rire ». Une population de patients « tous atteints de la même maladie », dont l'homologie, lorsqu'ils étaient dans l'enceinte, les a préparés à banaliser. « Pour autant, on ne s'habitue absolument jamais ». Ils ont découvert un monde insoupçonné d'enfants malades. La première vue de ces têtes nues qui déambulent dans les travées raccordées par perfusion à leur appareil est « effrayante ». La rencontre de chaque nouveau bambin hospitalisé, l'annonce de chaque nouveau départ « sont toujours aussi cruelles ». Des dizaines de fois ils ont pénétré dans l'établissement. Chaque franchissement du hall relevait, pour Alexandra, de l'effroi. Léon Bérard est pour ces parents l'énoncé de dysfonctionnements. Une « réunionnite » effrénée, qui enraye la disponibilité du personnel. « L'absence d'humanité » du service de radiothérapie, embarqué dans un rythme fiévreux, déraisonnable qui enserre, « notamment les enfants, plus délicats à soigner que les vieillards », dans un abrupt anonymat. « Les manipulateurs sont des machines, insensibles. L'information, notamment sur les séquelles, est insuffisante. Le passage de Jules dans ce service avait même altéré sa confiance en nous ». Ils stigmatisent une qualité « moyenne et contrastée » de l'information, quand bien même ils reconnaissent que l'observation peut être travestie par la quête, inlassable, d'entendre « que son enfant va guérir ».  Parfois las de provoquer l'échange, alors qu'ils réclament silencieusement d'être délestés, d'une responsabilité culpabilisante. Leur éducation, leur métier, leurs connaissances leur ont enseigné de bousculer et d'exiger. Mais les autres ? Ils se remémorent ce papa, d'origine maghrébine, qui s'effondra à leurs côtés. « Je ne sais pas ce qu'a ma fille, ce qu'on va lui faire. On ne me dit rien… ». Eux-mêmes auraient appréciés d'être chaperonnés dans leur confrontation à quelques interrogations capitales : « que doit-on dire à Jules ? Faut-il remettre en cause notre gestion de la maladie, notre manière de vivre, notre éducation ? Doit-on s'arrêter de travailler ? ». Un pédiatre, « sans doute parce qu'elle est femme et mère », saura anticiper et panser leur tourment, décrisper leurs inquiétudes, « répondre à leurs premières et à leurs dernières questions ». Les guider. Ils remarquent le déphasage, déroutant, entre l'attitude parfois désinvolte d'infirmières au chevet quotidien de plusieurs enfants depuis plusieurs années et l'attention à chaque instant grave, saillante, de parents concentrés sur un seul qui, légitimement, commandent pour leur enfant « la perfection du soin », la personnalisation et l'exclusivité du regard. Chaque comportement est épié, disséqué. « Deux heures du matin. Jules vomissait. J'appelle l'infirmière de garde, qui me répond d'un ton détaché presque badin : c'est normal, on a oublié de lui prescrire l'anti-vomitif »… Jean accepte l'obligation pour les soignants de modérer l'importance de certains faits, décisive pour enduire leur émotivité ; « mais forcément, quoi qu'elle puisse être excessive, notre vision diffère ». La somme contre l'exemplarité. Enfin, ils fustigent un soutien psychologique « décalé, inadapté, maladroit, incompétent. Un jour, la psychologue en charge de Jules n'a pas trouvé d'autre discours, alors qu'il faisait un blocage sur les séances de radiothérapie : nous ne voulons pas le laisser mourir… ».

« La violence traduit la détresse »

Autant d'observations critiques qui s'expliquent dans ce cadre de l'extrême émotion où le dysfonctionnement le plus infime exténue un peu plus une victime déjà usée physiquement et psychiquement par le combat, où l'accumulation des incommodités ou des contrariétés appelle les réactions les plus vives. Parfois même irrationnelles. « Personne ne peut aller plus loin dans la souffrance. Nous vivons le plus intense des drames et sommes poussés dans nos plus profonds retranchements. Parfois, on n'en peut plus. On est à bout. On craque. Et on devient intransigeant. On ne peut déjà pas admettre la maladie ; comment voulez-vous qu'on accepte certains impondérables, aussi peu fréquents soient-ils ? Comment pensez-vous qu'on réagit lorsque, déjà las et inquiet, on doit patienter pendant deux heures, son fils sr les genoux, pour un rendez-vous dont on n'a pas été prévenu du décalage ? Comment voulez-vous demeurer calme au repérage d'une inexactitude dans un angle de tir lors des séances de rayons ? Un jour, excédé j'ai tempêté. Puis je me suis excusé. Une autre fois, un père a « disjoncté » et a brutalisé un médecin. Son acte était bien sur inadmissible. Mais avant tout il traduisait d'une détresse insondable. Nous sommes les premiers à commettre des erreurs dans notre métier. Mais lorsque la vie de son enfant est en jeu, le plus infime dérapage devient inacceptable. Dommage que quelques problèmes d'organisation minorent le « plus », considérable, étalé par la compétence humaine et technique des soignants ».  Car Léon Bérard, c'est aussi pour Alexandra et Jean une équipe d'anesthésistes, des médecins aux infirmières chargées du réveil, si « exceptionnelle que Jules leur tendait les bras et se prêtait aux actes avec le sourire. Leur implication s'est poursuivie au-delà de leur intervention professionnelle. Régulièrement ils demandaient des nouvelles de notre fils et nous ont écrits après son décès ». Dans le service pédiatrie, aménagé pour que l'enfant se détourne « le mieux possible de la maladie » et retrouve les repères ludiques ou éducationnels de son quotidien (Playstation, ordinateurs, jeux, école, bibliothèque, instruments de musique…), les parents de Jules ont rencontré un monde de bénévoles « sensationnels » - «  là nous avons pris la mesure de leur rôle capital, jusqu'alors inconnu pour nous » -. Ils ont été convoyés par un corps professionnel - « pas seulement les médecins et les infirmières, mais aussi les aide-soignantes et les puéricultrices, très importantes pour le confort moral » - « jamais blasé », pertinent - « l'infirmière qui nous accueillit le premier jour sut dire les mots que nous voulions entendre. Ce fut essentiel pour la suite », - surtout qui « aime les enfants. Il connaît le prénom de chacun d'entre eux, et lors des décès témoigne d'une vraie peine ». Rassérénant, cette commisération, ce partage, même cette appropriation du malheur des autres démontrent aux parents que c'est par les mains et le regard de personnalités « très sensibles » que leur enfant, confisqué par la maladie, a été soigné, entouré pendant de longs mois, et accompagné jusqu'à son départ. La disponibilité et l'empathie des soignants furent même « incroyables, parfaites » lors des trois dernières semaines de vie de leur fils. Bien sûr « jamais » Alexandra et Jean n'ont respiré « le moindre petit plaisir » à pénétrer dans le lieu. Mais au seuil de la brutale dégradation de son mal, alors qu'il était hospitalisé en urgence au Centre neurologique de Lyon, c'est avec « une profonde satisfaction » que Jules apprit son transfert à Léon Bérard. Il pouvait retrouver des « têtes connues », regagner des repères. Et reconquérir « la confiance ». Pour toutes ces raisons, Alexandra et Jean ont décidé de conserver la mémoire de lieu et de ses occupants, qui abritent et incarnent une partie substantielle de la vie de Jules. Ils attendent quelques temps pour enfin « oser » traverser de nouveau ce hall, croiser les regards du personnel et des enfants, et frapper à la porte des soignants. Trop d'interrogations continuent de se bousculer. « Nous avons besoin de connaître les réponses ».  

Le couple se crevasse ou se consolide

Léon Bérard aura aussi été le théâtre de réflexions, d'introspections, de quêtes. Jean, qui avait traversé les neuf premiers mois « si convaincu que Jules allait guérir » qu'il se rendait au Centre « presque en sifflotant », a construit ses convictions dans les dernières semaines, intégralement passées au chevet de son fils. « J'ai conforté mes impressions. Sur terre, nous vivons un purgatoire que Jules a quitté. Nous sommes de passage et notre départ est programmé, comme si nous roulions sur une route donc chacun emprunte une sortie différente, plus ou moins lointaine. Celle de Jules était très courte. Or, le mouvement logique de l'existence fait qu'on ne doit pas assister au départ de ceux à qui on donne la vie. Mais on ne choisit pas. Ce destin est inscrit, sans qu'on le connaisse. Un jour, je rejoindrai Jules, et nous partirons ensemble vers d'autres découvertes, celles-ci immatérielles.  L'aune de son énergie, de son appétit si grand de comprendre, de son intarissable curiosité, de sa volonté immense d'accumuler les connaissances, j'ai acquis la conviction qu'il devait présager un départ hâtif. On ne maitrise pas tout. Comment se fait-il que notre fille Joséphine, âgée d'un an n'a jamais cherché et réclamé son frère une fois rentrée à l'appartement le lendemain de son départ ? Elle avait tout compris. Peut-être lui avait-il tout expliqué … ».  Alexandra est moins assurée. La maladie a certes réformé l'appréhension de chacun des événements, infimes ou conséquents, qui flèchent l'existence ou l'égoïsme du quotidien progressivement ombragent, défigurent. « On vit chaque instant de bonheur d'une manière extraordinairement intense, qui peut parfois même sembler disproportionnée. Je me souviens de la rentrée des classes ; Jules marchait de nouveau depuis une semaine. Ou du restaurant, où il avait voulu qu'on l'emmène diner au soir de sa première séance de chimiothérapie ». Mais Léon Bérard demeure pour elle avant tout le tombeau « d'un fils qui s'est battu comme un lion », qui « jamais » n'a geint, ne s'est plaint, alors que les affres et l'injustice de cette maladie méritaient pour riposte « la plus violente des violences. Jamais il n'a rechigné à se rendre au Centre, même s'il rongeait ses ongles. Jamais il n'a gémi à la vue des piqures. Jamais il ne pleurait. Son courage et sa gentillesse étaient considérables et sont pour nous une leçon. Mais vraiment ce n'était pas une vie pour un enfant ».  Le Centre fut aussi l'autel des plus crucifiantes culpabilités, celle d'être soi-même, le parent, épargné, d'avoir corporellement peut-être fabriqué la maladie, d'imposer d'aussi rudes protocoles à son enfant. Celle aussi, alors qu'au crépuscule Jules résiste et défie les pronostics médicaux, de presque souhaite la délivrance, par peur qu'il souffre, « alors que toute mère n'a qu'un seul dessein pour ses enfants : la vie ». Léon Bérard fut aussi la scène de « révélations », sur eux-mêmes et « sur les autres, notamment les amis ». Ils ont expérimenté là une histoire immodérée, qui a rincé des certitudes, percé des tromperies, dénudé des apparences, débusqué des trésors. Aux déconvenues ont rétorqué dans leur entourage « d'heureuses découvertes » et au Centre « d'extraordinaires rencontres ». Dans le service cohabitaient trois Jules ; « le nôtre », « petite » Jules, et « grand » Jules. Les trois mères se sont liées, dans la pudeur d'échanges qui s'efforçaient d'ignorer la maladie. « On parlait parfois beaucoup. Mais du reste, pour se remonter le moral. C'était le prix à payer pour conserver « la pêche ». Connaître précisément le malheur des autres aurait eu pour seul effet d'aggraver notre propre situation ».  Etonnant par leur clairvoyance et leur humilité, Alexandra et Jean osent le mot « chance » lorsqu'ils se remémorent les conditions matérielles du combat qu'ils livrèrent aux côtés de leur fils. Chance d'avoir été « totalement  compris » par leur hiérarchie professionnelle et d'avoir pu adapter leur emploi aux injonctions des traitements et aux brutales imprévisions qui émaillent le parcours thérapeutique. Chance d'avoir échappé aux problèmes financiers, de logistique, chance de résider à Lyon et d'avoir bénéficié d'un entourage familial « remarquable et mobilisé. Combien de parents sont contraints d'abandonner leur travail, licenciés ou démissionnaires ? Et les déplacements ? Et l'hébergement ? Je ne peux pas imaginer le calvaire des habitants de Thonon ou de l'Ardèche qui font soigner leur enfant ici. Le Centre propose un accueil, d'ailleurs performant. Mais il  ne peut pas résoudre tous les cas. Comment oublier cette mère, obligée de placer son autre enfant en famille d'accueil le temps des traitements… ? ». Une agglomération d'opportunités dont l'une des principale vertus fut aussi de cornaquer leur couple. Un couple lui-même durement exposé, dès l'entame de la maladie lorsque le père et la mère doivent s'accorder sur les choix du traitement. La « mise à l'épreuve » est si saignante, qu'ils « comprennent » que des unions craquellent, se lézardent, ou même implosent, flagellées par l'intensité du drame, déchirées par l'acuité des décisions, l'épuisement physique, l'exploration la plus profonde de « soi » parfois synonyme de réminiscences douloureuses. Heureusement, aux fissures de certaines répondent la solidarité et la solidification d'autres, coalisées vers un seul dessein, « la guérison ». A ces conditions, ils ont pu accompagner équitablement leurs fils, se relayer et se redresser mutuellement lorsque « l'autre » titubait, trébuchait. Un partage aussi « fondamental » pendant la maladie - « chacun pouvait compter sur l'autre » - qu'après le décès, la menace du schisme entre le parent « qui a tout fait » et celui « trop en retrait » se juxtaposant sur le sentiment d'exemplarité qui envahit le corps du premier et de culpabilité qui s'engouffre dans celui du second. « Nous avons vu des enfants mourir entourés de leur seule maman… A ses côtés nuits et jours lors des dernières semaines, nous ne pouvions pas espérer meilleur départ pour Jules ». 

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