Enquête [1/3] : Face à la crise, le spectacle vivant retient son souffle

L'ETAT DES LIEUX. Cette semaine, La Tribune Auvergne Rhône-Alpes s'intéresse à la manière dont le secteur culturel fait face à la crise. Alors qu’ils contribuent à hauteur de 100 millions d’euros au PIB de l’économie régionale, les acteurs culturels ont subi un nouveau coup d’arrêt lors de ce second confinement. Bien que le président de la République ait dessiné les contours d’une reprise pour une partie du secteur au 15 décembre, le modèle économique de ce secteur, dont aucun de ses piliers ne s’avère étanche au Covid-19, fait peser des craintes sur son avenir.
(Crédits : DR/ Philippe Sassolas)

La région Auvergne Rhône-Alpes fait partie des régions les plus dynamiques en matière de culture. En 2019, les retombées de ce secteur ont permis de générer près de 100 millions d'euros, sur un PIB totalisant 263 milliards d'euros, et près de 98.000 emplois annuels. « En matière d'emplois, le secteur culturel n'est pas neutre puisqu'il représente 2,1% du total des emplois de notre région, c'est-à-dire plus que l'industrie du plastique, de l'agroalimentaire, de la chimie et de la pharmacie réunies », explique Marc Drouet, directeur régional des affaires culturelles en Auvergne Rhône-Alpes.

Une situation qu'elle doit à la fois à une politique partagée entre les différentes collectivités (région, département, métropole et communes), mais aussi à un tissu d'acteurs locaux dynamiques. « Nous sommes la seconde région de France en matière d'emplois dans le secteur culturel, car nous sommes parvenus à utiliser les aides à l'emploi des jeunes pour progressivement les conforter, puis les transformer en emplois durables », note Bernard Descotes, le président sortant de Jazz(s)RA, une plateforme qui regroupe 130 artistes, structures de diffusion, production, et enseignement.

Or, depuis le premier confinement, « c'est la catastrophe » pour la filière du spectacle vivant. « Alors que notre activité est de produire des spectacles, il n'est plus possible pour ces œuvres de se mettre en contact avec leur public », résume Thierry Bordereau, représentant du Syndicat des acteurs publics du spectacle vivant (Syndeac), qui regroupe une cinquantaine de lieux et d'équipes artistiques.

Les équipes, qui travaillent habituellement dans des lieux de spectacles, des espaces publics, des établissements scolaires et centres sociaux, mais aussi pour des festivals, se sont retrouvées de nouveau à l'arrêt forcé, du jour au lendemain.

« Avec surtout, un grand manque de perspectives car on est bien incapables de dire à quel moment on pourra vraiment reprendre une activité normale. En attendant, tout le secteur a cherché des moyens de ne pas perdre contact avec son public grâce au numérique, même si ces solutions sont insatisfaisantes à terme », souligne Bernard Descotes.

Et ce ne sont pas les premières orientations dévoilées par Emmanuel Macron mardi dernier qui changeront foncièrement la donne pour le spectacle vivant : car si une perspective de reprise est désormais annoncée pour le 15 décembre prochain dans les cinémas et théâtres notamment, ce sera dans des conditions sanitaires encore drastiques, et soumises au contrôle de la situation épidémique. Les lieux de concerts, bars et festivals, n'ont quant à eux encore de calendrier précis.

Le retour de la culture parmi les secteurs essentiels

Seule bonne nouvelle : cette intervention semble lever une partie du voile d'incertitude, qui avait plongé la profession dans une grande inquiétude au cours des dernières semaines. Et replacer par la même occasion la culture au centre des activités jugés « essentielles » à la nation. Preuve, s'il en faut, que les dernières semaines de rideaux baissé et les alertes des acteurs culturels auront pesé dans la balance.

Car jusqu'ici, les équipes artistiques étaient en mesure de répéter, mais dans la pratique, tout dépendait du lieu où elles se produisaient. « Certains établissements au statut particulier, comme les EPCC, n'ont pas plus obtenir des financements durant cette période de crise par exemple et ont été contraints de fermer leurs portes », résumait Jeanne Guillon, déléguée régionale du Synavi (Syndicat National des Arts Vivants).

Autre difficulté : bien que l'Etat ait annoncé sa volonté que « les subventions aux acteurs culturels soient maintenues », les consignes de régler les compagnies pour les sommes engagées n'ont pas toujours été suivies de la même manière par toutes les collectivités. « Certaines ne sachant pas comment faire avec la clause de services effectué, traditionnellement présente dans les contrats, ce qui a posé un tas de problèmes juridiques, qui ont parfois mis plusieurs semaines à être réglés », observe Jeanne Guillon.

Une solidarité interprofessionnelle en temps de crise

Mais globalement, les filets de sécurité, que sont le chômage partiel et la poursuite de l'année blanche jusqu'à l'été 2021 pour les intermittents du spectacle, ont cependant bien fonctionné, remarque Thierry Bordereau, qui estime qu'ils ont « contribué à apaiser le secteur car il existait, pour chacun, la peur de ne pas pouvoir payer son loyer».

Une peur d'autant plus justifiée que, selon les premiers chiffres avancés par la ville de Lyon sur son propre périmètre, la filière culturelle devrait voir cette année son chiffre d'affaires baisser en moyenne de 25 % en raison de la crise sanitaire. Et cette baisse devrait même atteindre les -72 % pour la filière du spectacle vivant.

En ces temps difficiles, plusieurs interlocuteurs saluent l'instauration d'une bonne solidarité interprofessionnelle. Une partie de structures qui accueillaient des actions culturelles (spectacles, médiation culturelle, etc) auraient elles aussi joué le jeu, en acceptant de régler les compagnies pour les contrats engagés, malgré le report des spectacles.

« Certains contrats ont par exemple été maintenus ou reportés, avec de nouvelles modalités. C'est le cas par exemple du Grand Angle de Voiron, qui a permis à ma compagnie de jouer un spectacle sous forme de captation vidéo, ensuite diffusé en ligne. C'est la même chose pour certaines interventions artistiques, qui ont été maintenues dans les écoles, lorsque cela était possible, même si certaines collectivités ont été plus restrictives », constate Jeanne Guillon.

Un fonctionnement en dents de scie

Au Syndeac, Thierry Bordereau murmure cependant : « Au sortir du premier confinement, on a vu quelques exceptions, avec des espaces publics et des salles où le règlement des sessions ne s'est pas toujours fait sur le prix négocié au départ, mais sur le coût plateau, qui ne prend pas en compte les frais de fonctionnement de la structure ». Résultat ? Ces structures auront ainsi réussi à payer leurs salariés, mais en grignotant au passage leurs réserves, ce qui aura pour effet de les fragiliser à l'avenir.

Un handicap de plus pour ce second confinement, après un été qui n'aura pas cette année permis de renflouer les caisses. « Les conditions sanitaires ont rendu l'accueil du public compliqué, tandis qu'une partie des festivals n'ont pas pu se tenir. L'ensemble du milieu des arts de la rue s'est d'ailleurs retrouvé à terre au sortir de la période estivale », mesure le représentant du Syndeac.

Et ce, alors que la charge de travail administrative s'est en même temps accrue pour le personnel des compagnies. « On sent désormais beaucoup de fatigue, avec le travail administratif qui s'est rajouté à la gestion de l'activité partielle. Il nous a fallu lire beaucoup d'arrêtés, prendre des informations, et savoir prioriser. Et cela, alors que certaines compagnies ont très peu de salariés sur lesquels se reposer », note Jeanne Guillon.

« On note bien sur ce second confinement l'épuisement des équipes et des artistes, avec des directeurs de lieux qui sont au bord de tout ce qu'ils ont pu faire pour adapter leurs jauges et se réadapter à chaque couche de nouvelles mesures sanitaires », observe Nathalie Perrin-Gilbert, adjointe à la Culture à la Ville de Lyon, qui note le découragement rencontré face à ce phénomène de "stop and go" permanent.

Des inquiétudes émergent déjà sur ce qu'il adviendra du public et de ses nouvelles habitudes, marquée désormais par plusieurs mois de confinement.

« Ceux qui ne font pas partie des habitués pourraient ne pas revenir de sitôt et se perdre dans leurs abonnements Netflix, alors qu'on travaillait tout au long de l'année pour essayer de les rencontrer », regrette Thierry Bordereau. D'autant plus que ce second confinement, pas encore complètement terminé, matérialise aussi une année 2020 qui semble aujourd'hui presque impossible à clôturer : « Nous allons devoir ajouter à nouveau des reports de programmation au sortir de ce confinement, pour des créations qui nécessitent parfois deux ans de travail », ajoute-t-il.

La diversité artistique menacée ?

Si les filets de sécurité ont bien marché au printemps, les doutes planent aussi désormais sur le devenir de l'année blanche, qui permet aux intermittents de conserver leurs droits actuels au chômage jusqu'au 31 août 2021. Car déjà, des voix se font entendre : « Et si l'on rencontrait encore une troisième vague ? ».

Car pour recharger leurs droits, les intermittents devront cotiser à nouveau 507 heures à compter de cette date. Avec un risque : que les plus précaires basculent ensuite vers le RSA, tandis que d'autres pourraient tout simplement décider de changer de voie, las d'une filière où l'emploi s'avère déjà précaire.

« Dans le jazz par exemple, les niveaux de rémunération sont faibles avec des artistes qui touchent, au plancher de l'intermittence, autour de 1.200 euros par mois. La plupart d'entre eux peuvent habituellement compter sur quelques petits cachets supplémentaires d'une centaine d'euros, qui ne peuvent plus être réalisés en période de confinement », note  Bernard Descotes.

Car si l'activité ne redémarre pas, les professionnels de la filière anticipent, au-delà des dégâts humains et sociaux que représenteraient ces pertes d'emplois, une perte d'expertises et de compétences qui pourrait peser, en bout de ligne, sur la diversité culturelle et artistique sous toutes ses formes. « Il ne faut pas oublier qu'au sein de nos métiers, il existe une somme de compétences, avec des techniciens qui ont par exemple fait l'INSA de Lyon », rappelle Thierry Bordereau.

Pour le directeur régional des affaires culturelles en AuRA, Marc Drouet, la crainte d'une casse sociale suite à cette crise au sein du monde culturelle est réelle, et pourrait demeurer jusqu'à la saison prochaine, compte-tenu du report des programmations à venir.

« Il s'agit d'une vraie préoccupation à laquelle sont attentives l'ensemble des collectivités territoriales, puisque l'on sait qu'un artiste qui sortirait du circuit du ministère de la culture rentrerait malheureusement dans le circuit du RSA, ce qui est loin d'être neutre », ajoute le directeur de la DRAC AuRA.

Un modèle particulier

Il faut dire que le milieu du spectacle vivant présente aussi des enjeux particuliers puisque « ce qui fait le cœur de son activité, c'est justement le lien et la relation que les artistes construisent avec leur public», rappelle Thierry Bordereau. Un lien qui, on l'a vu, ne pourra jamais être remplacé complètement par le numérique. « Il est vrai que le couvre-feu venait contrarier cette relation, mais c'était encore un moindre mal. Cela permettait au moins d'écouler une partie de la production artistique », estime-t-il.

Car aujourd'hui, une autre question se pose : qu'adviendra-t-il de tous les spectacles reportés qui n'ont pas pu être joués, mais aussi de toutes les créations en passe d'être finalisées et qui pourraient se heurter à un phénomène d'embouteillage dès décembre prochain ?

« Quel imaginaire construire pour demain », ou « comment associer la culture aux questions de société soulevés par cette pandémie ? » sont autant de questionnements qui effleurent aujourd'hui plus que jamais, les artistes du spectacle vivant. Car contrairement à d'autres domaines, l'art ne se traduit pas uniquement par une variante économique.

« On peut se poser la question de savoir s'il est utile de continuer à construire de nouveaux spectacles, mais on ne peut pas s'interdire au fond de développer de nouvelles propositions artistiques pour témoigner de ce qu'on a vécu aujourd'hui », fait valoir Thierry Bordereau.

« La culture n'est pas une industrie comme les autres, même si l'on parle parfois d'industrie culturelle, ni un bien de consommation. Bien qu'il existe une notion économique derrière, c'est un patrimoine commun avant tout », rappelle Nathalie Perrin Gilbert.

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Commentaires 2
à écrit le 01/12/2020 à 8:48
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Il faudrait réorienter l'argent qui va vers les rentiers habituels du spectacle vers les plus précaires qui eux nourrissent réellement notre culture française, d'un côté ceux qui ont tout et sont inutiles, de l'autre ceux qui triment comme des chiens...

à écrit le 30/11/2020 à 16:53
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La musique, le théâtre, c'est en live avec du public. Devant un écran on perd l'essentiel, l'émotion, le plaisir d'apprécier avec d'autres les mêmes moments. Sur scène, jouer pour un public est une expérience autant angoissante que gratifiante. Je ...

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