Régis Marcon, trois étoiles sur un plateau

À Saint-Bonnet-le-Froid, en Haute-Loire, Régis Marcon, chef trois étoiles au Michelin depuis 2005, a décidé de rester au pays, malgré la situation géographique et climatique difficile de ce village de 240 habitants. Maillon d'une fratrie d'entrepreneurs et amoureux de son pays, il fait en sorte que l'ensemble du village s'approprie sa réussite et revitalise le lieu. Une dynamisation collective spectaculaire pour cette petite commune de montagne, point de passage entre la vallée du Rhône et le Massif central. Entrepreneurs, artisans et artistes y sont les bienvenus, conférant au village une jeunesse active, une diversité et une certaine bonne humeur malgré les rigueurs de l'hiver.

Au XIIIe siècle, sur des terres appartenant au comte de Toulouse, la création d'un camp de défrichement entre la vallée du Rhône et le Massif central, utilisé pour amener le bois coupé et le redescendre, est à l'origine de Saint-Bonnet-le-Froid, village de passage, à tradition commerçante, et situé plein nord, d'où son nom. Un brouillard soudain, en plein mois d'août, peut vous plonger dans une forme de crépuscule hivernal avant l'heure avec, cependant, le plaisir secret que procure l'énergie de ce plateau des Boutières, qui ne flatte pas par sa douceur.

L'été, on y vient, dans l'ombre épaisse des sapins, fuir la canicule et la foule des touristes de la vallée du Rhône, à une heure de route. Mais lorsque les premières neiges tombent, mieux vaut circuler équipé, car la burle (célèbre vent du Nord), mauvaise fée, efface repères et frontières sur des étendues infinies.

Pour vivre ici, où l'on compte plus d'espaces vierges que de maisons, il faut avoir un peu le caractère des moines cisterciens, mais dans la jubilation.

Et Régis Marcon n'a pas oublié ce jour de mai 2005, où un mètre de neige bloqua les voitures des convives arrivant de toutes parts, Guide Michelin sous le bras, pour découvrir ce nouveau chef triplement étoilé, qui n'hésita pas à quitter ses fourneaux avec son équipe, tout de blanc vêtu, pour pousser les voitures de ses clients, offrant ainsi à voir aux touristes médusés, un ensemble parfait de jeunes gens spontanément dévoués, sortis illico des chaumières comme de bons génies, maniant les pelles à neige sourire léger aux lèvres, pour dégager les impétrants qui repartaient d'un coup vers le sud, sans même remercier d'un geste.

En hommage à sa mère

Dans cette contrée, où le subtil passage des saisons est intimement ressenti, sont nés les sept enfants Marcon et, avec eux, un peu de l'histoire du village. Leurs motivations profondes semblent prendre racine dans l'amour de ce pays rugueux, mais aussi dans un hommage appuyé à leurs parents qui n'avaient de cesse d'inciter leur progéniture aux études, « pour qu'elle quitte le pays ».

Évoquant ses souvenirs d'enfance, Régis Marcon, 59 ans, dont 35 consacrés à la cuisine entend encore les sarcasmes de ses camarades du collège, quand il se disait originaire de Saint-Bonnet, « ce trou du cul du monde ! »

Régis Marcon

Un père, Johannès, marchand de vins qui disparaît quand il a 14 ans ; le grand chef garde en mémoire l'image de sa mère, Marie-Louise, veuve précoce à 40 ans, contrainte de travailler au café du village pour élever ses enfants, mais qui, par son sens inné de l'accueil et sa générosité, savait fidéliser ses visiteurs.

« Elle connaissait parfaitement tous ses clients et les considérait comme des amis », évoque le chef, avouant œuvrer toujours en hommage à cette mère courageuse.

La gastronomie se veut rituel

Au lieu-dit Larsiallas, un peu excentrée par rapport à l'unique rue du village, et sur l'embranchement qui mène à Yssingeaux, l'austère sentinelle en pierre de taille s'aperçoit de loin, trait d'union magistral entre le ciel et la terre. Elle est posée sur le point exact de la ligne de partage des eaux Atlantique et Méditerranée, au milieu des forêts de sapins et des buissons de myrtilles, dans le vert des prés, même en cet été de canicule, car sous terre, invisible, l'eau des sources bruit sans discontinuer.

Le restaurant le Clos des Cimes dévoile un écrin « nature », un intérieur clair aux lignes épurées, lave et pierre volcanique, nid de branches et de fleurs posé sur le comptoir, bois de noyers d'Amérique, et de châtaigniers exhalant des essences et des vies profondes, transparence des salons, en lien immédiat avec l'extérieur, un espace ouvert, subtil et chaleureux.

La gastronomie se veut rituel, né des cycles silencieux des saisons, qui sont matrices cosmiques généreuses, et donnent le jour à des idées, puis des recettes, dont Régis Marcon, son fils Jacques à son côté, est le chef d'orchestre inventif et discret.

Homme humble, plein de gratitude par rapport à l'ensemble des circonstances qui l'ont hissé à ce niveau, un chef humaniste, estimé de son personnel, et qui a su garder sa juste place dans cet ensemble très construit, plein de vie et d'énergie, fruit d'un travail sans compter.

« Ne donnez pas de coups de pied dans les champignons ! »

Massifs, montagnes et sucs déclinent des camaïeux de gris et de vert, où fleurs et plantes préservées se retrouvent dans l'assiette pour magnifier les produits locaux, comme l'agneau de Saugues en croûte de foin, le délicieux Fin Gras du Mézenc ou le ragoût de lentilles vertes aux truffes.

régis marcon

Jacques et Régis Marcon.

Dans la salle de 60 couverts, les convives ont vue sur le versant méditerranéen : les Alpes et le Mont-Blanc, l'Oisans et, derrière eux, le Mézenc et l'Yssingelais. Des cieux agités par les vents, des lumières éthérées dans une perspective à 180 degrés, et la sensation épidermique d'une pureté inouïe de l'air, préparent au meilleur.

L'ensemble du restaurant est écolabellisé, avec de sages recommandations aux visiteurs, comme celle-ci : « Ne donnez pas de coups de pied dans les champignons ! »

Ils sont ici rois de la fête, il s'en ramasse de toutes sortes dès le mois d'août. Et depuis le XIXe siècle, le premier week-end qui suit la Toussaint, ce sont 50 000 visiteurs qui se pressent à Saint-Bonnet-le-Froid, pour leur célébration.

Les frères de Régis Marcon, indéfectiblement liés, ont des responsabilités politiques et consulaires au niveau national. Le maire André Marcon qui en a initié le rebond avec ses frères et la jeunesse du village, en développant un tourisme de proximité autour du ski de fond dans les années 1970, a commencé par transformer l'ancienne école de sœurs en hôtel :

« Nous n'avions jamais vu un touriste l'hiver ! Cela a tout de suite très bien marché. Les Anglais ont été ma clientèle pendant 30 ans, alors que Régis qui avait repris le restaurant familial en 1979 s'en voyait ! Il faisait une cuisine fine, pas roborative. Les gens me disaient : « C'est bon chez ton frère, mais il n'y a pas assez à manger ! » »

C'est la visite de Christian Millau en 1986, refusé puis attablé in extremis, un jour de fête des Mères entre deux salles pour cause de surpopulation, qui a fait décoller Régis Marcon, le hissant au sommet en 20 ans de travail acharné et de victoires aux nombreux concours, dont le Bocuse d'or en 1995. « Des écoles de rigueur », soulignera-t-il. Et c'est bien sûr la reconnaissance des guides gastronomiques qui l'a définitivement conforté dans son choix de rester au pays :

« La réussite de Régis n'a pas été vécue de façon concurrentielle, il a suscité de la fierté chez ses collègues. Aujourd'hui, le village compte sept restaurants, dont trois collectionnent les Bibs rouges Michelin ! Et tout le monde s'entend bien », explique André Marcon citant volontiers l'exemple du Fort du Pré, à la sortie du village, un hôtel-restaurant racheté par un collectif de 28 familles, aidées par la commune, et connaissant le succès dans l'accueil des séminaires.

L'actuel président de la Chambre de commerce et d'industrie de France, ancien président de celle d'Auvergne, évoque aussi l'histoire du garagiste qui vend 400 voitures par an.

Mobilisation générale

Au village, tout le monde se mobilise pour que la vie perdure, et la dizaine d'employés de la mairie se met facilement au service de la commune, au-delà de ce que leur impose leur fonction. André Marcon, sourire aux lèvres, est intarissable. Il évoque cette aventure avec jubilation, ses prises de risques absolues au niveau financier, faisant de son village, dans les années 1990, la commune la plus endettée de France, mais avec un succès à la clé retentissant.

Régis Marcon

« Une volonté de travailler ensemble, c'est ce qui est fondateur de l'esprit de Saint-Bonnet. Nous essayons toujours de conserver cette convivialité, cette entente entre nous, et cette ouverture à l'autre. On cherche plus l'harmonie que les clivages », souligne le maire, tendance vieille droite historique, non encarté, et qui est entré à la CCI pour construire sa région.

Cet effort est visible, ne serait-ce que dans la foule dominicale qui se presse avec ferveur dans les restaurants et les commerces du village, alors que tout est fermé dans les communes voisines. Régis Marcon est vécu comme un dynamiseur, et non comme un chef isolé dans son palais, déclarant simplement : « Rendre au village ce qu'il lui a donné. »

Sur tous les fronts

Le chef, qui assure la moitié des emplois locaux, est propriétaire des gîtes, et du restaurant qu'il occupait avant de s'installer dans le Relais et Châteaux. Il agit sur tous les fronts. Alors qu'aucun boulanger ne voulait s'installer, il a créé une boulangerie-pâtisserie dans le bas du village, dans laquelle il prend son café chaque matin, un œil sur l'élaboration des recettes. On y vient de loin pour goûter aux subtiles préparations, et pour acheter le pain aux farines nobles :

« Cela a toujours été une maison de référence et je voulais y travailler, déclare le chef pâtissier Alexis Girard, 25 ans, déjà dix années dans le métier. Régis Marcon me laisse libre, du moment que je respecte ses critères de qualité. Le plus ici ? La confiance accordée, et que notre parole soit estimée. »

Le jeune homme originaire de la région semble tout à fait heureux dans la mission qui lui est confiée.

« Régis nous implique dans la vie du village : sortie aux herbes chez ses producteurs ou d'autres collègues restaurateurs de la région, sortie aux champignons. On apprend, c'est ainsi passionnant. Être chef pâtissier chez Régis Marcon, à 25 ans, il y a pire ! », dit-il, sourire aux lèvres.

Un peu plus bas dans le village, Florian Bossy, 28 ans, sculpteur talentueux, peintre et voyageur infatigable dont le grand-père allait à l'école avec le père du chef étoilé, a créé pour Régis Marcon de magnifiques présentoirs — porte-mignardises en bronze, cornes de gazelle évoquant son imprégnation africaine. Il est revenu au pays par amour de la nature, qui se décline ici en immenses forêts, source inépuisable de balades et de trouvailles, pour l'œil aguerri de l'artiste.

Régis Marcon

Formé chez les compagnons à la taille de pierre, il se plaît dans le petit village, vivant correctement de son métier d'artiste.

« Je préfère fréquenter le milieu de la restauration que le milieu artistique, il y a ici une bonne intelligence du vivre-ensemble », déclare le jeune homme, qui fabrique aussi des trophées pour les concours de cuisine, et de magnifiques bronzes.

« Agir et transmettre »

Dans la cuisine du Clos des Cimes, où règnent calme et concentration, l'équipe internationale est composée d'une vingtaine de jeunes professionnels « dévoués corps et âme », reconnaît Régis Marcon. Un adage sur les murs donne aussi le ton : « Agir et transmettre ».

« Le fait de pouvoir rester ici, c'est déjà s'octroyer une certaine liberté, alors on a envie de partager. Même si je suis sur le devant de la scène, cela rejaillit sur le village, tout le monde doit s'approprier ce projet », souligne le chef, également parrain d'une école au Cambodge, pays qu'il affectionne, comme l'ensemble du continent asiatique ou il y puise des idées pour sa cuisine :

« Partout, nous sommes formidablement accueillis, la cuisine est universelle. Nous côtoyons des enfants dans la misère, mais qui, par ce métier, parviennent à s'en sortir. »

Très impliqué au niveau national dans la formation, pour laquelle « il a mouillé sa chemise » pendant quatre ans, le chef reste tout de même critique face aux 50 000 emplois non pourvus dans le secteur :

« Les stages de certains jeunes consistent à chauffer des sacs de produits tout préparés. On forme 40 000 jeunes par an, mais on en perd beaucoup qui préfèrent les chaînes de restaurant, comme on devient fonctionnaire, pour la sécurité du métier ! En conséquence, les petits restaurants ne trouvent pas de personnel. »

Régis Marcon

Un nouveau projet

Quant au label « Fait maison », « dans le pays de la gastronomie, cela devrait aller de soi ! C'est l'autodestruction des métiers, déplore-t-il. Nous nous devons d'être des militants de l'agriculture propre. La survie de la planète passe par le maintien de petites exploitations ».

Régis Marcon, sollicité de toutes parts, et qui répond présent à nombre d'événements autour de la cuisine, pilote avec ses collègues lyonnais, la Cité de la gastronomie, un lieu vivant qui sacralisera l'acte de manger, en reliera tous les acteurs et qui verra le jour à Lyon, en 2018.

À côté du Clos des Cimes, un nouveau projet prend fin : un spa Les Sources du plateau avec dix emplois à la clé :

« Je souhaite refaire ce que faisait mon frère André qui a amené une clientèle sédentaire ici pendant plus de 30 ans. Cela va recréer du dynamisme », conclut le chef étoilé, radieux, à l'approche de l'automne.

Une période qui lui donnera l'occasion de ramasser moult champignons dans la forêt, tout près de chez lui, dans le beau silence de Larsiallas.

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