En Rhône-Alpes, l'Empire du milieu contre-attaque

Avec la venue au printemps du président Xi Jinping puis, au cours des mois suivants, d'importantes délégations de haut dignitaires, cette année 2014 a consacré une étape supplémentaire dans les relations privilégiées qu'entretiennent la Chine et Rhône-Alpes. Le nombre d'implantations d'entreprises chinoises progresse dans la région, et réciproquement la taille et le dynamisme du marché chinois attisent la convoitise des sociétés rhônalpines. Pour autant, l'envergure des échanges demeure limitée et augure un potentiel considérable. A condition de savoir, de part et d'autres, comprendre, admettre et surmonter les différences culturelles ou de droit.

Viticulteur à Villié-Morgon (Beaujolais), Dominique Piron ne s'attendait certainement pas à présenter l'art de son métier au président chinois Xi Jinping, en visite à Lyon les 25 et 26 mars derniers.

« Deux autres entreprises agroalimentaires, les chocolats Valrhona et un fromager du Beaufort, participaient à cette rencontre. J'ai parlé du vignoble du Beaujolais, d'une gamme de vins à boire en famille, entre amis, mais sans luxe, trop souvent synonyme de corruption là-bas. Mon exposé terminé, Laurent Fabius (ministre français des Affaires étrangères, NDLR) m'a tapé sur l'épaule en me disant « Bien joué ! » », s'émerveille-t-il.

Une commande de 36 000 bouteilles

Ce moment a été immortalisé par la sœur du vigneron, qui dirige une agence de communication à Paris. Communiqué et photos ont aussitôt été transmis « à mon client sur place, un distillateur qui possède une centaine de boutiques en propre et 500 autres en franchises », poursuit l'exploitant. Dans la foulée Dominique Piron reçoit commande d'un premier conteneur de 12 000 bouteilles, puis d'un deuxième de 24 000 bouteilles. Son partenaire le presse de se rendre sur place et organise, à son attention, deux dîners avec des acheteurs professionnels, ainsi qu'une conférence de presse avec une cinquantaine de journalistes. Ainsi fonctionnent les Chinois. Cet entretien avec le plus haut dignitaire et un relais local ont joué le rôle de viatique dans une nation où « pour se développer, il est nécessaire de respecter le Guanxi, un système chinois de réseau  social », décrypte Virginia Drummond, professeure de management interculturel à EMLYON.

À l'hôtel de l'Amitié

Lors de son voyage d'État en France, au printemps dernier, Xi Jinping a choisi Lyon comme première étape, acte de reconnaissance à l'égard de la famille Mérieux qui de longue date entretient des relations avec la Chine. « Elles remontent à 1978 », se souvient Alain Mérieux, président du groupe éponyme, spécialisé dans la biologie et employant près de 700 personnes en Chine après la récente acquisition d'un laboratoire d'analyses alimentaires.

« À l'époque, je m'y suis pris neuf mois à l'avance pour obtenir un rendez-vous et présenter pour la première fois nos vaccins humains et vétérinaires aux scientifiques chinois. C'était à l'hôtel de l'Amitié, à Pékin, et tous étaient habillés en costume Mao. Il n'y avait alors qu'un vol hebdomadaire entre l'Europe et la Chine. »

Tout naturellement, c'est à Alain Mérieux, qui fut son premier vice-président au conseil régional, que Charles Béraudier confia la responsabilité du jumelage entre Rhône-Alpes et Shanghai, en 1986.

« J'étais en Chine pendant les évènements de la place Tien An Men (en 1989, NDLR), mais les universitaires nous ont priés de ne pas couper les ponts. Nous avons donc gardé le lien avec Shanghai et les autorités locales nous en ont été très reconnaissantes », poursuit le patron, récipiendaire, en septembre dernier, de la médaille de l'Amitié, la plus haute des distinctions accordées par le gouvernement aux étrangers pour leur activité de développement économique et social en Chine.

(Mérieux NutriSciences a finalisé l'acquisition, en septembre, de Sino Analytica, en Chine)

« Ce pays est puissant et dur, mais les relations y sont affectives », décrypte Alain Mérieux. Ainsi, depuis bientôt trente ans, l'accord de partenariat entre Rhône-Alpes et Shanghai se perpétue et s'est même renforcé. Cette pérennité des relations est déterminante « dans un pays où le rapport au politique est fort, renchérit Jean-Jack Queyranne, président de la Région Rhône-Alpes, qui vient d'effectuer un nouveau voyage dans cette capitale économique. Cette nation est très attachée à l'histoire et elle a de la mémoire ».

Sur ce point, le président chinois, et plus récemment sa vice-première ministre, Liu Yandong, en déplacement à Lyon le 17 septembre, ont salué la décision des autorités lyonnaises de faire revivre l'Institut franco-chinois au sein du fort Saint-Irénée, dans le 5e arrondissement de Lyon. Dans ce lieu qui hébergea la première université chinoise « hors les murs », née de la volonté d'ouverture aux études occidentales, ont été formés « 473 étudiants entre 1921 et 1946 ».

Des scientifiques, architectes, poètes qui, une fois rentrés dans leur pays, « ont largement contribué à la construction de la société chinoise », selon la plaquette exposant le projet de réhabilitation de cet espace.

Des Chinois bien installés en France

La question du retour au pays ne se pose plus pour Chang Zhang. Il dirige un laboratoire Inserm dédié aux tumeurs endocrines au Centre de recherche en cancérologie de Lyon. Arrivé en 1983 à Lyon avec une bourse gouvernementale chinoise, il a dû renoncer à sa nationalité d'origine dix ans plus tard - la loi chinoise ne reconnaissant pas la double citoyenneté.

« Je venais de perdre mon père. Notre fils aîné venait de naître en France. Je me suis dit que le moment était venu de tourner la page. La France m'a offert une telle liberté », reconnaît le chercheur. Il n'a pu entamer ses études de médecine qu'en 1977, lorsque Deng Xiaoping a rouvert les universités chinoises, mettant un terme à la révolution culturelle lancée par Mao Zedong.

Toutefois, Chang Zhang reste fidèle à Shanghai, sa ville natale. Il y retourne jusqu'à trois fois par an. Autant pour des raisons familiales (les parents de sa femme - elle aussi chercheuse à l'Inserm - y résident), que professionnelles.

« J'ai engagé une collaboration avec l'hôpital francophone Rui Jin rattaché à la deuxième faculté de médecine de Shanghai. À chaque déplacement, je montre des photos du Vieux-Lyon, des berges du Rhône... Et j'en suis fier ! », savoure-t-il.

Chang Zhang dirige un laboratoire Inserm

Passionnée par les mélodies françaises, Jing Huang a choisi, de son côté, d'étudier la musique en France en passant par une agence - c'est l'usage - pour obtenir un visa d'étudiante régulièrement renouvelé depuis 2005. Cette jeune Pékinoise, qui a appris en accéléré notre langue à l'Alliance française, a successivement été admise au Conservatoire de Lyon, à l'Université Lyon 2 (en musicologie) et récemment au Cefedem (Centre de formation des enseignants de la musique) tout en dirigeant avec maestria cinq chorales françaises et chinoises.

« La France m'a ouvert une porte sur le monde que j'ai soif de découvrir dès que possible », confie cette trentenaire, enfant unique, comme la plupart de cette génération. Le nombre d'étudiants chinois présents en Rhône-Alpes ne cesse de croître : « 3 000 », selon les données relayées par le conseil régional.

À EMLYON, « 90 % des étudiants du master luxe sont chinois en cette rentrée 2014, contre 70 % en 2013. La plupart rêvent de travailler pour de grandes marques françaises ou italiennes, précise Virginia Drummond. Ils sont également très attirés par la gastronomie. Quand ils achètent un produit français, ils sont très pointilleux sur la qualité. Ils savent ce qu'est un bon croissant au beurre ! »

A l'affût

Plus lente est la montée en puissance des implantations et investissements directs chinois en Rhône-Alpes. En tout, 27 entreprises (Hong Kong compris), cumulant 1 927 collaborateurs, sont recensées sur le territoire par le conseil régional. En 2007, l'acquisition des activités silicones de Rhodia par China National BlueStar Corporation, filiale du conglomérat d'État Chem China, avait suscité des interrogations. Cet actionnaire chinois cherchait-il à mettre la main sur une technologie qu'il rapatrierait ensuite ? Rien de tel à ce jour.

L'inauguration, le 2 octobre, d'une nouvelle unité de production sur le site de Saint-Fons (Rhône) en présence de Wang Ju, nouvelle consule générale à Lyon, et Jia Ma, directrice adjointe à l'agence lyonnaise de la Bank of China ouverte en 2012, employant six personnes, a fini d'apaiser les craintes.

« Cette usine est utile à la Chine et au monde entier. C'est un bon exemple de collaboration mature dans un rapport « gagnant/gagnant » », analysait, en aparté, Wang Ju.

De fait, le propriétaire chinois fait totalement confiance au comité de direction français, demeuré inchangé. « Personne n'interfère dans la gestion quotidienne », reconnaît Pascal Chalvon-Demersay, président de BlueStar Silicones International (500 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2013). « Ils ont une vraie stratégie industrielle. Avec eux, les investissements ont repris », renchérit Bruno Chazal, vice-président en charge des opérations.

Il en va de même pour Adisseo, autre entité appartenant aussi au conglomérat Chem China. Elle a bénéficié d'une nouvelle tranche de « 112 millions d'euros d'investissements dans son site isérois des Roches à Saint-Clair-du-Rhône (Isère), en 2012 », selon l'Agence de développement économique de Grenoble-Isère (AEPI). À en croire plusieurs interlocuteurs, l'intérêt des Chinois pour la région grandit.

« De vingt à trente entreprises chinoises nous contactent chaque année, car elles souhaitent se développer à l'international. La région Rhône-Alpes les intéresse pour sa situation au cœur de l'Europe et pour ses coûts abordables », atteste Jean-Maurice Hébrard, directeur d'Entreprise Rhône-Alpes International (ERAI) en Chine.

Martine Le Boulaire, directrice de développement chez Entreprise & Personnel (association de grandes entreprises), confirme cette tendance :

« Nous sommes de plus en plus sollicités pour accompagner des investissements chinois en Europe. Les Chinois veulent s'implanter principalement en Allemagne et en France, en achetant des ETI industrielles. Ils ont des capacités financières importantes. Leur vision s'inscrit dans le long terme. Cependant, ils ont du mal à comprendre le fonctionnement du dialogue social en France ou encore notre droit du travail. »

Menaces d'explosion sociale

Réciproquement, s'installer en Chine est complexe. « Cela le sera de plus en plus. La Chine ne veut plus être l'usine du monde et s'impose comme un pays high-tech dans de nombreux domaines. Ce qui change la donne eu égard au transfert des compétences », observe Martine Le Boulaire. L'époque est révolue où les entreprises occidentales arrivaient en conquérantes. « En matière de ressources humaines, les entreprises chinoises attirent maintenant presque autant que les entreprises occidentales », note encore Martine Le Boulaire. Et de recommander la plus grande vigilance au niveau de la gouvernance et du management :

« Le syndicat unique n'est pas reconnu par les salariés comme leur représentant. Il ne s'occupe que des œuvres sociales. On a vu comment, pendant les grandes grèves de 2012 à Shenzhen et Canton, il a été pris à partie par les grévistes, des migrants pour la plupart, rappelle-t-elle. Dans les entreprises, le canal représentatif de régulation par les partenaires sociaux n'existe pas. Il faut donc mettre en place des formes de dialogue pour faire remonter les informations du terrain. D'autant que la question sociale devient capitale pour le pouvoir central et pour les entreprises. C'est un vrai point noir. Et la formation des directions des ressources humaines chinoises n'est pas à la hauteur des enjeux. »

Les entreprises françaises doivent en être conscientes et partager leurs bonnes pratiques comme le propose Entreprise & Personnel, qui anime des réunions là-bas. De même, la revalorisation des salaires, de l'ordre de 10 à 15 % depuis trois ans, est considérée comme inévitable pour éviter l'explosion sociale tellement redoutée par le gouvernement central. Les écarts, en effet, continuent de se creuser entre riches et pauvres. Ils sont quelque 82 millions à vivre avec moins d'un dollar par jour, selon les dernières statistiques.
Au-delà de ces situations extrêmes, il en va des aspirations de tout un chacun.

« Un garçon, originaire d'une province extérieure et qui arrive à Shanghai, doit acheter un appartement s'il veut se marier. Et dans certains quartiers, les prix sont équivalents à ceux de Paris, soit environ 10 000 euros le m² », appuie le directeur général d'ERAI en Chine.

En 2013, plus de sept millions d'étudiants sont sortis des campus locaux avec des diplômes et certains rencontrent désormais des difficultés à trouver un emploi. Aussi la priorité dans les recrutements doit-elle être donnée aux jeunes Chinois, autant que faire se peut. « L'encadrement reste français, car s'il est facile de trouver des cadres moyens, c'est plus complexe pour un poste de senior manager », observe toutefois Rodolphe Alvares, membre du directoire de Porcher Industries, groupe isérois comptant 400 salariés en Chine.

« Ma directrice du centre d'affaires de Shanghai est une Chinoise diplômée de l'EMLYON et qui a vécu pendant cinq ans à Lyon, ajoute Jean-Maurice Hébrard. Au total, nous sommes trente en Chine et l'équipe est composée à 80 % de Chinois ».

EM Lyon Chine

La promotion interne est privilégiée par Porcher Industries pour fidéliser le personnel dans un pays où le turn-over est important.

Gigantisme du marché chinois

Nonobstant les obstacles à surmonter et parfois les déboires accumulés - Danone en sait quelque chose -, le marché chinois constitue un vrai relais de croissance par sa taille et son dynamisme, malgré un certain ralentissement. Les sources concordent pour estimer entre 250 millions et 300 millions la population en mesure de consommer. Dans le secteur automobile, Peugeot a annoncé avoir vendu 355 000 véhicules au premier semestre 2014 (+ 28 %). Quant à Plastic Omnium, équipementier de premier rang, son activité a augmenté de 19 % au cours des neuf premiers mois de cette année. Pas de baisse de régime en vue non plus pour Seb, qui anticipe une nouvelle progression de 15 % de son chiffre d'affaires en 2014.

« Nous vendons maintenant dans les villes de troisième et quatrième rangs, dans lesquelles la grande distribution n'est pas présente. Aussi avons-nous développé un réseau de plus d'un millier de magasins franchisés dans ce qui constitue encore la campagne », raconte Harry Touret, directeur général adjoint de la firme lyonnaise d'électroménager et autres articles culinaires.

Dans ce pays où il compte aujourd'hui 12 000 salariés, l'industriel a démarré petit, en achetant un fabricant de fers à repasser en 1998. Sept ans plus tard, le moment était venu pour Seb de rechercher « une entreprise de taille significative », précise-t-il. Un accord est conclu en août 2006 avec Supor, une affaire familiale, cotée en bourse et qui voulait s'adosser à un acteur international. « Nous la connaissions bien. Les discussions ont été rapides, pas plus de sept ou huit mois », se souvient encore Harry Touret. Toutefois, l'opération ne se concrétisera qu'un an et demi plus tard, une fois obtenu le feu vert du Mofcom (ministère du Commerce) et de la CCBC (Commission de contrôle boursier).

Intégration réussie

Hors cette complication liée à l'aspect pionnier du montage (la loi relative aux prises de contrôle avait changé en 2006), l'intégration de ce numéro un chinois des articles culinaires et co-leader de l'électrique culinaire n'a pas posé de problème. Elle s'est faite en douceur :

« Le fils du fondateur a assuré la direction opérationnelle jusqu'en 2012 et n'a quitté la présidence qu'en avril dernier. De plus, toute l'équipe de management a été maintenue, hormis le directeur financier parti pour mener d'autres projets. Dès les premières années, nous avons envoyé des collaborateurs sur place pour transmettre l'expertise de Seb dans le domaine industriel, le marketing stratégique et la recherche et développement. Et puis les 100 premiers managers de Supor ont reçu une formation accélérée en anglais, car cette société basée à Hangzhou était encore très sino-chinoise, à l'époque, détaille Harry Touret. Ils nous ont apporté une rapidité de mise sur le marché, leur pragmatisme et leur connaissance des produits destinés à ce marché. Eux savent comment doit être conçu un wok, par exemple. »

La Chine n'est pas que l'apanage des grands groupes. ERAI accompagne une centaine de PME par an en moyenne. Via un cluster montagne, Huttopia finalise la construction d'un premier camping nature dans la province du Sichuan, au centre-ouest de la Chine.

« Nous avons constitué une co-entreprise avec Sichuan Tourisme Groupe, une société d'État. Elle est majoritaire au capital, mais nous avons négocié la direction opérationnelle », assure Céline Bossane, co-fondatrice de Huttopia avec son mari Philippe.

« Ils sont très demandeurs de l'expertise française. Nous sommes surpris par le niveau de leurs exigences, supérieures aux nôtres parfois. Ils veulent ainsi des remontées mécaniques, très efficientes au plan énergétique », relève Benoît Robert, directeur du cluster.

Jusqu'au mobilier traditionnel tricolore qui séduit les Chinois. À l'intérieur d'un show-room que lui a dédié son partenaire à Pékin, la manufacture Moissonnier, de Bourg-en-Bresse (Ain), a eu carte blanche pour aménager un intérieur emblématique de l'art de vivre à la française. Des commodes Louis XVI dans l'Empire du Milieu.

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