Intrants, matières premières, énergie : l'ombre de la guerre en Ukraine pèse toujours sur la filière agricole

Le Sommet de l'élevage qui vient de se clôturer était aussi l'occasion, pour des acteurs de la souveraineté alimentaire nationale (comme l'interprofessionnel élevage et viande Intebev, l'organisation professionnelle de la nutrition animale Snia ou encore l'Institua français de l'élevage, Idèle) de revenir sur les conséquences de la guerre en Ukraine dans l'agriculture. Car si l'invasion russe en Ukraine a jeté de l'huile sur le feu suite à la pandémie, elle a aussi donné un coup de projecteur sur un système alimentaire français où une inflation plus faible que la moyenne de l'OCDE n'est pas forcément une bonne nouvelle.
À la mi-juin 2022, on a percé tous les plafonds, tant par le caractère inédit de la situation que par les niveaux atteints. Dans notre secteur, il est possible de substituer certaines matières entre elles dans la composition des aliments. L'enjeu n'est pas tant là, puisqu'à la mi-juin, les matières restent relativement disponibles... mais à des prix jamais vus, constate Emile Nicot représentant SNIA Grand Sud-Est pour NutriAcces.
"À la mi-juin 2022, on a percé tous les plafonds, tant par le caractère inédit de la situation que par les niveaux atteints. Dans notre secteur, il est possible de substituer certaines matières entre elles dans la composition des aliments. L'enjeu n'est pas tant là, puisqu'à la mi-juin, les matières restent relativement disponibles... mais à des prix jamais vus", constate Emile Nicot représentant SNIA Grand Sud-Est pour NutriAcces. (Crédits : DR)

La guerre en Ukraine aura finalement eu un impact jugé "limité" sur le visitorat international du Sommet de l'élevage, reconnaît Benoît Delaloy, responsable International du Sommet. "Habituellement, nous avons très peu de visiteurs russes ou ukrainiens qui participent, une dizaine par pays. Nous avons conscience qu'il y aura un impact indirect pour nos visiteurs : coût du billet, zone aérienne impactée pour les visiteurs venant de loin, mais nous sommes sereins car même s'il y aura impact, il sera fortement limité".

En revanche, l'ombre du conflit qui secoue l'Europe planait cependant sur la rencontre. A l'inauguration du Sommet et pendant toute la journée du 4 octobre, Marc Fesneau, le ministre de l'Agriculture, a échangé avec les agriculteurs. La souveraineté alimentaire lui a servi d'argument d'appui tant pour parler de la sécheresse que de la hausse des coûts de production ou de la rémunération des éleveurs.

"La guerre en Ukraine impacte les tarifs de l'énergie", rappelait-il, arguant aussi que "l'on a beaucoup perdu en capacité de souveraineté. Sur la viande par exemple, et ça pose la question de la rémunération des agriculteurs."

La guerre en Ukraine impacte-elle l'élevage en France ?

"Les filières de ruminants subissent moins les conséquences du conflit ukrainien que d'autres filières sur le prix des grains, puisqu'elles ne sont pas directement dépendantes du marché des céréales russes et ukrainiennes", analyse Interbev, l'Association Nationale Interprofessionnelle du Bétail et des Viandes.

En France, 90% de l'alimentation des bovins est produite sur l'exploitation. Sur les 10% restant, il s'agit essentiellement d'aliments complets, colza, tournesol et protéagineux.

De façon plus conjoncturelle, la filière bovine est touchée, comme les autres secteurs économiques, par la hausse du coût des matières premières, exacerbée par les effets du conflit ukrainien.

"L'explosion des charges touche en particulier l'énergie : carburant, gaz, et les engrais, indispensables à  la production de fourrage, mais aussi le petit matériel, les emballages... concernant ainsi l'ensemble des maillons", reconnaît Interbev.

Pour le Syndicat national des industriels de la nutrition animale (SNIA), le conflit russo-ukrainien et son incidence sur l'accès aux matières premières, ainsi que sur le coût de l'énergie, a entraîné des conséquences directes sur la nutrition animale et l'élevage.

Un enjeu de souveraineté qui ruisselle sur les prix

"La situation rappelle combien la souveraineté est un enjeu majeur pour notre agriculture et l'alimentation des Français mais aussi, combien l'équilibre est fragile pour les entreprises de la filière".

Avec une production d'aliments pour les animaux d'élevage en recul de -1% en France en 2021, le premier semestre 2022 attisait déjà les inquiétudes des professionnels de la nutrition animale.

En cause : la hausse exceptionnelle du prix des matières premières, destinées à la production d'aliments pour le bétail. Les co-produits de l'agriculture sont essentiels à la nutrition animale et les pulpes, sons ou tourteaux ont suivi la même hausse drastique que le blé ou le maïs.

"La hausse du prix des matières premières nous impacte depuis le 1er janvier 2021", rappelle Emile Nicot représentant SNIA Grand Sud-Est pour NutriAcces, qui constate depuis début 2022 une explosion des coûts, avec l'accumulation de l'effet post-Covid et la guerre en Ukraine.

"À la mi-juin 2022, on a percé tous les plafonds, tant par le caractère inédit de la situation que par les niveaux atteints. Dans notre secteur, il est possible de substituer certaines matières entre elles dans la composition des aliments. L'enjeu n'est pas tant là, puisqu'à la mi-juin les matières restent relativement disponibles... mais à des prix jamais vus".

De l'huile sur un feu déjà brûlant avec les matières premières et les intrants

Une analyse modulée par Philippe Chotteau, chef du département économie et délégué de filière viande bovine à l'Institut de l'Elevage.

"L'invasion russe en Ukraine a jeté de l'huile sur le feu suite à la pandémie de Covid. Mais elle a aussi donné un coup de projecteur sur des évolutions antérieures. Les effets les plus spectaculaires ont concerné l'accélération de la flambée des matières premières et des intrants agricoles".

Ainsi l'indice des prix d'achat des intrants (IPAMPA) a augmenté de +11% entre janvier 2022 et août dernier pour la viande bovine ou le lait de vache. Mais il avait déjà augmenté de plus de +18% entre août 2020 et janvier dernier. Pour l'agriculture en général, cela s'est traduit par une très forte augmentation des prix de l'énergie (GNR et gaz) et des engrais, avec des pénuries en particulier sur les engrais azotés, sans oublier le bâtiment ou le matériel. Pour l'élevage en particulier, cela a été renforcé par la flambée des prix de l'alimentation du bétail, grains et tourteaux (+43% en deux ans).

Plus concrètement, concernant les conséquences du conflit, Philippe Chotteau remarque que "cela a bien sûr provoqué une prise de conscience générale de la dépendance de l'économie et de l'agriculture française, évidemment sur le gaz, mais aussi les engrais, dont une bonne partie provenaient de Russie et d'Ukraine. Sans même évoquer la dépendance, bien plus grave encore, de beaucoup de pays du sud par rapport au blé ou au maïs de la mer Noire."

Pour prendre un exemple moins connu, les filières d'élevage sans OGM, beaucoup développées cette dernière décennie, sont par exemple très dépendantes du tourteau de tournesol ukrainien non OGM. "Et puis on a pu se rendre compte que la Russie était redevenue depuis 2015 et l'embargo européen, suite à l'annexion de la Crimée et d'une partie du Dombass, la grande puissance agro-exportatrice qu'elle était encore, à la veille de la première guerre mondiale."

Est-ce que cet impact est plus marqué ailleurs ?

Selon les systèmes de production, l'impact peut-être plus ou moins marqué. "Par exemple, l'élevage ruminant français est plus autonome en alimentation du bétail que bien d'autres, par exemple aux Pays Bas ou en Espagne, mais moins qu'en Irlande. Les états peuvent mettre en place des filets de protection plus ou moins développés. En France, c'est par exemple le cas sur le carburant agricole (défiscalisé en outre) ; cela l'a été pour les aliments du bétail au printemps (surtout pour les élevages de porcs et de volaille)..." précise Philippe Chotteau.

L'inflation alimentaire reste bien moins forte en France que dans la plupart des autres pays de l'OCDE. Elle n'a pas dépassé +8,4% en septembre, pour le double aux Etats-Unis ou en Allemagne, ou beaucoup plus encore en Turquie par exemple (+90%).

"D'un côté, on peut trouver cela vertueux pour les consommateurs. Mais d'un autre, c'est aussi le symptôme des difficultés à faire passer les augmentations des coûts de production dans le système alimentaire français, malgré les lois Egalim", annalyse l'économiste de l'Institut de l'Elevage.

Des leviers pour amortir le choc ?

Paradoxalement, les systèmes de polyculture-élevage, particulièrement développés en France, et les plus vertueux à moyen-long terme, sont très fragilisés par les aléas actuels.

"D'abord, par la très forte concurrence exercée par les grandes cultures. Avec l'augmentation des prix des grains et la raréfaction de la disponibilité d'actifs agricoles : départs en retraite surtout, la grande tendance est à la spécialisation en grandes cultures et l'abandon de l'élevage, souvent moins rentable et toujours plus exigeant en travail", décrypte Philippe Chotteau.

"Or l'élevage, notamment herbivore, est nécessaire à la fertilité des sols en particulier, et rend bien moins dépendant aux engrais minéraux par exemple, entre autre aménité environnementale."

L'Institut de l'Elevage travaille, en collaboration avec d'autres instituts techniques, Terre Innovia en particulier, sur l'autonomie en protéine, à travers un programme Cap Protéines afin de travailler à moins dépendre des importations de soja, en particulier.

"Ce n'est pas un hasard si le Ministère de l'Agriculture a intégré le mot la souveraineté alimentaire", fait valoir Philippe Chotteau. "En même temps, il serait paradoxal de valider des accords commerciaux (avec le Mercosur, la Nouvelle-Zélande, l'Australie...) sacrifiant une partie de l'agriculture française et européenne pour booster les exportations industrielles et de services. On se rend bien compte aujourd'hui que le 'doux commerce' cher à Montesquieu est très loin de dissuader la guerre la plus brutale", conclut-il.

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