Microélectronique : comment la pénurie de composants booste l'activité de toute une filière en Auvergne Rhône-Alpes

REPORTAGE. Les composants électroniques, désormais considérés comme un nouvel enjeu de souveraineté nationale, manquent à l'appel au sein de plusieurs industries clientes qui ont entamé leur mue vers la digitalisation : automobile, objets connectés, 5G, produits électroniques, etc... En région grenobloise, l'écosystème local, bâti autour de plusieurs grands noms de la microélectronique (Soitec, STMicroelectronics, Lynred, CEA Leti...) se trouve en pleine effervescence, jusque dans les rangs de ses fournisseurs, TPE et PME, qui s'attèlent à accompagner la montée en charge des capacités de production.
Face à une demande grandissante, l'industrie de la microélectronique régionale a mis les bouchées doubles pour produire davantage et répondre à de nouveaux débouchés. Mais elle fait face, outre à des délais d'approvisionnement rallongés sur certains produits, à une guerre des talents grandissante, compte-tenu de l'essor de nombreux projets de montée en production, y compris en local.

En Isère, les carnets de commandes des industriels de la microélectronique ne semblent pas prêts de se tarir. A l'échelle du bassin grenoblois, où se concentrent de grands noms du secteur (Soitec, STMicroelectronics, Lynred, CEA Leti...) ainsi que des pépites en plein essor, c'est tout un écosystème local qui bénéficie de l'accroissement de la demande en composants électroniques, allant des industriels qui produisent les puces et capteurs, à leurs sous-traitants qui installent des équipements pour les aider à produire.

Ici, la pénurie n'est pas vraiment à l'ordre du jour -même si certaines tensions et allongements de délais peuvent subsister sur certains points de la chaîne d'approvisionnement mais également sur le volet des compétences, pour une filière qui fait face à des enjeux de montée en production forts au coeur des derniers mois.

"La pénurie dont on parle aujourd'hui n'est pas une pénurie en tant que telle, mais plutôt la non adéquation de l'offre par rapport à la demande. Car on n'a, au contraire, jamais produit autant de composants à travers la monde, nous ne sommes donc pas sur une rareté, mais sur le fait que les entreprises ne parviennent pas à fabriquer tous les composants dont on a besoin aujourd'hui", rappelle Jean-Eric Michallet, délégué général du pôle de compétitivité des technologies du numérique.

Et pour cause : les besoins des industriels d'hier croisent les grands plans de recrutement des acteurs qui émergent, à l'image du fabricant de MicroLEDS pour écrans nouvelle génération Aledia, issu lui aussi de la microélectronique et notamment du CEA Leti, et qui vient de poser la première brique d'un bâtiment de production prévu pour sortir de terre fin 2022. Avec à la clé, près de 500 recrutements d'ici 2025.

Des grands noms aux nouveaux entrants

Du côté des leaders établis, on sait déjà que Soitec, qui fabrique la base même des composants électroniques avec ses substrats FDSOI, prévoit de recruter massivement (de 800 salariés il y a cinq ans à 1.800 aujourd'hui, il compte encore de doubler ses effectifs sur les cinq prochaines années, ndlrr) pour soutenir sa croissance à venir, avec l'objectif d'atteindre désormais les 975 millions de dollars de chiffre d'affaires d'ici 2025/2026.

Non loin de lui, le fabricant franco-italien STMicroelectroniques, qui produit notamment des microcontrôleurs nécessaires à différentes industries dont celle de l'automobile dans son usine de Crolles, prévoit lui aussi une importante montée en charge d'ici 2025 sur ses usines françaises et italiennes. Objectif : parvenir à doubler ses capacités de production, pour avancer là aussi sa cible de croissance à 12 milliards d'euros chiffre d'affaires d'ici désormais fin 2022.

Mais c'est plus largement l'ensemble du secteur de la microélectronique et de ses sous-traitants qui connaît, depuis plusieurs mois, une phase de montée en puissance qui se poursuit et touche différents maillons de la chaîne.

"Sur le bassin grenoblois, on a deux locomotives qui sont STMicroelectronics et Soitec, qui investissent tous deux dans de nouvelles capacités et qui vont engager plusieurs centaines de personnes chacun, mais également d'autres acteurs comme Tronics, Lynred, E2V, dont les salles blanches tournent aussi à plein régime, ainsi que tout un réseau de sous-traitants (intégrateurs, entreprises spécialisées dans l'équipement de salles blanches ou de machines de production, d'instrumentation, etc)", reprend Jean-Eric Michallet.

Or, dans cette industrie, le temps pour accroître les capacités de production nécessairement plus long qu'ailleurs, compte-tenu des spécificités et du calibrage des salles blanches, ces espaces dits "très propres" (filtrés, ventilés, dont la température est contrôlée en vue d'éviter tout risque de poussières sur les puces), et qui demandent plusieurs mois pour calibrer et qualifier ses équipements de production.

"Les industriels avaient des mètres carrés disponibles et activent ce levier, mais ils font aussi de la rationalisation de production, en développant des procédés innovants permettant d'enlever certains étapes ou de remplacer certains équipements par des outils plus productifs. Car fabriquer un composant est un procédé complexe, qui peut nécessiter jusqu'à un millier d'opérations sur plusieurs centaines d'outils différents", rappelle Jean-Eric Michallet.

C'est pourquoi, entre la décision de rajouter des capacités supplémentaires et la mise en route du premier produit, il peut s'écouler souvent un an à un an et demi. "La montée en charge que l'on observe aujourd'hui à Grenoble se passe également dans tous les grands bassins mondiaux de semi-conducteurs", rappelle le dg de Minalogic.

La montée en volume des PME

A Crolles, le fabricant de composants Tronics (une spin-off du CEA Leti rachetée en 2017 par le groupe japonais TDK, ndlr), spécialisé dans la fabrication de composants MEMS, qui permettent d'associer des propriétés mécaniques à de l'électronique afin de créer de nouvelles fonctionnalités, a lui aussi enregistré une forte montée en puissance au premier semestre dernier, avec une croissance 66% de son chiffre d'affaires.

Actuellement en pleine augmentation de capital, avec une ambition portée à 28,9 millions d'euros, la société se trouve depuis quelques mois dans une phase "pivot". Car il avait choisi de se recentrer, depuis quelques années, dans la fonderie de composants spécifiques (accéléromètres, gyromètres, etc) ainsi qu'autour d'une gamme de produits en propre à destination des industriels de l'aéronautique, du ferroviaire ou encore de la défense. Tronics voit donc 2021 comme l'aboutissement d'une longue période de repositionnement, avec des pertes qui se sont creusées au cours des dernières années.

"Nous avions mené beaucoup de développement de produits au cours des dernières années, et lorsque la crise est arrivée, nous nous apprêtions à mettre en production certains d'entre eux pour l'industrie de l'aéronautique. Bien que touchés par la crise, nos clients ont choisi de ne pas stopper la production, car ils savent que ces composants sont le socle de leur croissance de demain", résume Vincent Gaff, directeur marketing et business développement de Tronics.

Selon lui, l'industrie de la microélectronique avait jusqu'ici nourri beaucoup d'espoir sur l'essor de l'Internet des objets, "mais l'on observe en réalité, que le gros de cette croissance est encore devant nous, et même renforcé avec l'arrivée de la 5g. On peut donc s'attendre encore à une croissance très forte du secteur", analyse-t-il.

Des tensions en matière de recrutement avant tout

Une bonne nouvelle pour l'industrie locale, si ce n'est qu'elle donne lieu à de fortes tensions en matière d'approvisionnement sur certains produits (wafers, produits chimiques, etc).

"La vraie pénurie est celle des matières premières qui impacte toutes les industries, et notamment la filière du bâtiment dont la microélectronique a besoin pour construire ses sites, mais également des matériaux nécessaires aux procédés de fabrication comme le cuivre, le gaz, l'aluminium... Même les prix du silicium, qui n'est autre qu'un dérivé du sable, s'envolent aujourd'hui car on rencontre aujourd'hui une problématique qui est celle du coût de l'énergie nécessaire pour fabriquer ces matériaux", rappelle Jean-Eric Michallet.

Mais aussi à une véritable "guerre des emplois" : "les recrutements de certains profils sont devenus très difficiles", atteste Vincent Gaff, qui recherche lui-même actuellement 9 profils (techniciens, opérateurs, ingénieurs, etc) pour compléter ses 90 salariés. "Sans compter que la rétention des talents devient compliquée avec les grands plans de recrutements qui ont lieu sur le territoire".

Pour Pollen Métrology, une startup iséroise qui a développé une technologie utilisant l'intelligence artificielle analysant les images provenant des microscopes, c'est également le cas. Après quelques mois de creux, consécutifs à un "effet de sidération" au démarrage du Covid, la société (qui réalise 80% de son chiffre d'affaires à l'export après d'équipementiers et fabricants de semi-conducteurs principalement) a enregistré un chiffre d'affaires en baisse de 20% l'an dernier, mais se prépare désormais à un bond de +60% en 2021 et +100% en 2022...

Johann Foucher, son président, conjugue ainsi usages des datas et compétences en microélectronique, sur un marché qui a désormais "compris" les atouts de l'hyperspécialisation à travers cette crise :

"On constate qu'un grand nombre d'industriels comme Google, Meta, mais aussi Tesla recrutent désormais des profils issus de la microélectronique car ce sont des compétences très pointues, qui leur seront utiles, face à l'essor d'un grand nombre de projets dans le domaine des matériaux innovants".

"Pour répondre à la demande actuelle, on voit beaucoup de projets de nouvelles usines émerger, notamment en Europe et en Asie, et qu'il faudra automatiser et doter d'équipements de mesure pour assurer et améliorer les rendements", ajoute Johann Foucher, qui est déjà passé de 22 à 34 salariés en un an, et s'apprête à franchir le cap des 40 collaborateurs l'an prochain, spécialisés dans la data science.

Une mini Silicon Valley qui rayonne jusqu'en Haute-Savoie

Une tendance de fond qui irrigue même jusqu'en Haute-Savoie. La société SET, Smart Equipment Technology, bénéficie de ces besoins accrus en matière de composants. Son rôle : fournir, principalement à destination de l'industrie des semi-conducteurs, une dizaine de machines chaque année qui permettent d'assembler différentes couches de composants, afin d'irriguer ensuite les marchés des télécoms, des capteurs d'images dédiés au médical, etc.

Avec près de 90% d'export réalisé "dans tous les pays qui produisent des semi-conducteurs", en particulier en Europe et en Chine, SET observe une croissance forte à deux chiffres depuis deux ans, ainsi qu'une appétence retrouvée pour la production française depuis quelques mois, mais qui devra encore se confirmer par les actes. De quoi lui permettre d'envisager actuellement 10 recrutements supplémentaires, sur un effectif total de 70 personnes.

Le fabricant d'instruments de métrologie des surfaces Altimet (20 salariés) qui dispose lui aussi d'un siège social en Haute-Savoie ainsi que d'un site d'assemblage près de Grenoble, entrevoit également une tendance haussière sur l'ensemble de ses activités, qui couvrent 30 pays (40% d'export).

Son fichier clients est ainsi composé de grands laboratoires (comme le CEA Leti, Liten, etc), mais aussi de spécialistes de l'imagerie comme Lynred, jusqu'aux organismes internationaux comme le C2MI de Sherbooke (Canada), qui regroupe l'Université de Sherbrooke, IBM et Teledyne DALSA.

Et son président, Serge Carras, parle notamment d'un récent "alignement des planètes" entre les efforts effectués en matière de développement de produits au cours des dernières années, et un contexte qui accélère la concrétisation et le financement de projets de R&D. "On constate une augmentation significative de nos cibles à l'échelle mondiale, puisque plusieurs secteurs ont profité de cette crise pour améliorer leurs pratiques et leur recherche", ajoute-t-il, dans une année où sa société affiche 50% de croissance, contre une moyenne annuelle établie à +20% auparavant.

Vers un effet de lissage des cycles, tout en restant attentif aux stocks

Pour autant, le contexte favorable, observé au cours des derniers mois ne se proviendrait pas uniquement, pour Altimet, "de l'augmentation des besoins en composants en volume, mais en premier lieu, d'une spécificité accrue des produits demandés, qui doivent être plus fins, plus complexes à produire et qui tirent donc vers le haut nos activités de métrologie", souligne Serge Carras.

Une situation qui a cependant amené son entreprise à avancer régulièrement des moyens en trésorerie, afin d'être en mesure de produire dans une période de forte tension comme celle-ci : "Cela fait déjà trois fois que nous constituons et reconstituons notre stock pour parer aux risques, car il devenait difficile de sourcer certains composants, comme les cartes électroniques et certains axes mécaniques".

Même si dans cette industrie, les horizons s'échelonnent sur plusieurs années, la crise aura, en quelque sorte, conforté les débouchés déjà offerts par le marché des semi-conducteurs pour les années à venir. Et Pascal Metzger de SET d'ajouter : "On sait qu'il existe des cycles dans cette industrie, mais depuis dix ans, l'électronique prend tellement de place dans les produits courants, que cela pourrait atténuer cet effet cyclique observé jusqu'ici".

A Minalogic, Jean-Eric Michallet rappelle que la demande s'élargit désormais des puces aux capteurs infrarouges par exemple, dérivés de la microélectronique, "et qui sont désormais utilisés par exemple dans l'automobile ou la téléphonie, embarquant par exemple des technologies Lidar", citant l'isérois Lynred (issu de la fusion entre Ulis et Sofradir) en exemple.

Seule ombre désormais au tableau : la reprise des échanges et des voyages avec l'international, qui tarde encore un peu trop à arriver, au goût d'une industrie fortement mondialisée, et dans laquelle les prospects ont l'habitude de se déplacer et de venir réaliser des essais sur site. "Pour l'heure, les déplacements recommencent tout juste", nous souffle-t-on dans plusieurs entreprises, en espérant que la 5e vague annoncée ne fera pas repartir la machine en sens inverse.

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Retrouvez l'intégralité de notre dossier sur "la guerre des métaux stratégiques" :

1/ Un enjeu décisif, édito

Métaux : la bataille à ne pas perdre pour l'Occident

Les 10 métaux stratégiques pour la transition énergétique

Entretien avec le professeur Philippe Chalmin

2/ Le raffinage, l'arme redoutable de la Chine pour dominer le marché

3/ Les Etats-Unis en quête d'autonomie relance le secteur

4/ L'Europe voit son avenir industriel dans le recyclage et les mines

5/ La France, l'innovation pour combler le retard et limiter les ruptures

6/ Semi-conducteurs : le risque de pénurie des... métaux

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Commentaires 3
à écrit le 29/11/2021 à 12:49
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GROSSE GROSSE GROSSE ERREUR DANS CET ARTICLE : L'objectif d'atteindre les 975 millions de dollars de chiffre d'affaires c'est pour cet exercice là en cours 2021/2022 et NON PAS POUR 2025/2026. Pour l'exercice 2025-2026, Soitec prévoit un chif...

à écrit le 27/11/2021 à 11:49
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Un rapport publié par le Global NewsWire, ~ en début de semaine, indiquait que le marché SOI (Silicium sur Isolant de Soitec), allait plus que doubler d'ici 2026 : RF, puces, MEMS > 4G+, 5G, tartephones, IoT, IA, auto, etc. "La technologie de coupe ...

à écrit le 26/11/2021 à 19:56
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oui oui, l'absence de masques a aussi booste l'industrie du masque en france........bon, par contre le retour a la realite a ete violent; he ben la ca sera pareil, la france ne recolte que ce quelle a seme

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