Bras de fer de Michel Troigros avec Allianz : "Les assureurs doivent participer à l'effort de solidarité"

ENTRETIEN. Le chef roannais Michel Troisgros, triplement étoilé, croise le fer avec son assureur, l'Allemand Allianz. Il lui réclame, devant la justice, 1,6 million d'euros pour éponger une partie des pertes d'exploitation liées au premier confinement. Pour lui, les assureurs doivent mettre la main à la poche et participer à la solidarité nationale. En France, l'assureur semble, pour l'instant, fermé à la négociation mais a déjà déboursé quelque 40 millions d'euros en Allemagne, selon l'AFP, dans des règlements amiables.
Michel Troisgros est à la tête depuis 1996 de la maison triplement étoilée de Roanne. Il réclame désormais en justice 1,6 million d'euros pour éponger une partie des pertes d'exploitation liées au premier confinement.
Michel Troisgros est à la tête depuis 1996 de la maison triplement étoilée de Roanne. Il réclame désormais en justice 1,6 million d'euros pour éponger une partie des pertes d'exploitation liées au premier confinement. (Crédits : Félix Ledru)

LA TRIBUNE - Vous êtes en conflit avec votre assureur Allianz depuis plusieurs mois, conflit qui s'est soldé mercredi dernier par une audience devant le Tribunal de commerce de Roanne. Vous sollicitez une indemnisation de 1,6 million d'euros pour éponger une partie des pertes d'exploitation liées à la fermeture de vos établissements en raison du contexte sanitaire. Pourquoi aller jusqu'à la procédure judiciaire ?

MICHEL TROIGROS - Nous nous étions rapprochés d'Allianz, qui est notre assureur historique, afin d'obtenir leur soutien dans cette période complexe. Nous nous sommes trouvés face à un mur, Allianz a refusé catégoriquement toute discussion, en avançant que les clauses ne sont pas remplies et que nous n'étions pas obligés de fermer...

C'est incroyable, je ne comprends absolument pas leur argumentation. Mon avocate vous l'expliquerait mieux que moi, mais en résumé, nous estimons que c'est faux : nos garanties couvrent bien une potentielle épidémie. La rédaction de ces clauses n'est pour autant pas claire, elle est même très ambigüe.

En tout état de cause, Allianz qui est notre assureur depuis des décennies, aurait pu ouvrir la porte des négociations et faire preuve d'un minimum d'élégance en nous soutenant nous, mais aussi tous les autres restaurateurs assurés chez eux.

Aujourd'hui, quel est votre principal objectif dans cette procédure ? Vous avez la volonté d'aller "jusqu'au bout" ?

Notre objectif n'est pas de faire mettre la clé sous la porte aux assureurs, mais, au moins, qu'ils participent à l'effort national de solidarité. Ne serait-ce qu'au niveau des primes. Elles ont été encaissées en 2020 et 2021, à leur niveau habituel, alors même que le risque était bien moindre qu'habituellement, puisque nous ne recevions pas de public. Où est l'équité ?

J'estime que cet assureur n'a aucune considération pour notre profession. D'ailleurs, j'ai reçu un courrier de leur part me stipulant la résiliation prochaine de mon contrat. Plusieurs confrères ont reçu la même notification... Allianz ne voudrait donc plus assurer les restaurateurs ** ?

Le délibéré est attendu pour le 15 septembre. Si le tribunal de commerce ne vous accorde pas cette indemnisation, votre entreprise (qui avait investi 9 millions d'euros en 2014 pour déménager sur 17 hectares à Ouches), se trouvera-t-elle en danger ?

Aujourd'hui, au vu du carnet de réservations pour cet été, je vous dirais que non. Mais si nous devions faire face à un quatrième confinement, je ne sais pas combien de temps nous pourrions tous tenir. L'Etat ne pourra pas nous soutenir indéfiniment.

La maison Troisgros est triplement étoilée depuis 50 ans. Elle est connue dans le monde entier et attire chaque année des centaines de gourmets des quatre coins de la planète. Est-ce que vous considérez que le combat judiciaire que vous menez permettra aussi d'aider tous ceux dont les difficultés sont moins médiatisées ?

Je n'ai pas la prétention de m'imposer comme un porte-parole de la profession. Mais il semble effectivement que notre prise de position braque les projecteurs sur le sujet et permette de fédérer d'autres restaurateurs dans la même situation.

Depuis quelques jours, je reçois un nombre important de témoignages d'autres restaurateurs confrontés eux aussi à un refus net et catégorique d'Allianz.

Cette action cible uniquement le premier confinement. Vous comptez en intenter une autre pour la suite ?

Effectivement, ce 1,6 million d'euros que nous réclamons concerne uniquement la première période de fermeture car lorsque nous avons déposé notre requête auprès du tribunal, en début d'année, nous ne savions pas encore combien de temps durerait la nouvelle période de fermeture de nos établissements et donc, nous ne pouvions pas établir le montant des pertes.

Nous aviserons en septembre, en fonction du délibéré mais aussi en fonction de l'évolution éventuelle de la position d'Allianz, si nous lançons une nouvelle action en justice.

Ce montant concerne par ailleurs uniquement la maison Troisgros de Ouches (la maison étoilée) et le Central (brasserie située dans le centre de Roanne) mais pas votre troisième établissement, l'auberge La Colline du Colombier à Iguerande. Pourquoi ?

Cet établissement est assuré chez Axa, et non pas auprès d'Allianz.

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Nous n'avons pas engagé d'action en justice contre Axa, d'une part parce que les enjeux sont plus modestes et, d'autre part, parce que cet assureur a fait preuve de compréhension à notre égard. Nous avons pu engager des négociations. Elles sont encore en cours, j'ai bon espoir d'aboutir.

Comment une maison étoilée comme la vôtre a-t-elle traversé cette période complexe ?

J'ai l'impression que cette période a duré des milliers d'années tellement nous avons eu de rebondissements... Sur le premier confinement, je dois reconnaître que j'étais furieux. Nous avons été prévenus du jour au lendemain alors que nous avions énormément de marchandises dans nos frigos. Au départ, nous pensions que nous en aurions pour un mois maximum de fermeture mais au fil des semaines, il a bien fallu se rendre à l'évidence...

Vous avez donc décidé de rebondir et de mettre en place de la vente à emporter, une première pour la Maison Troisgros ?

Oui effectivement. Nous avions besoin de nous maintenir en forme et de conserver le lien avec nos clients, avec le territoire roannais. Mes deux fils, César et Léo, ainsi qu'un chef de partie de la Maison Troisgros et moi-même, nous sommes attelés à la vente à emporter pour le Central. Ouches étant à la campagne, le site de la maison étoilée n'était pas adapté. Pour autant, nous avons fait du Troisgros au prix du Central (une quarantaine d'euros, ndlr). Nous avons imaginé d'autres façons de travailler, d'autres plats, etc. Le succès a été immédiat.

Nous avons cependant stoppé cela pendant la période de réouverture de juin à novembre 2020, mais nous avons observé que début 2021, la reprise n'était pas aussi forte sur ce segment, le jeu n'en valait pas la chandelle.

Vous avez ensuite tenté une seconde "expérience" début 2021, avec un foodtruck cette fois...

Puisque cette fermeture s'éternisait, mes deux fils ont souhaité tenter autre chose : nous avons acheté un camion et nous avons fait foodtruck, dans le centre de Roanne. Là encore, cela a nécessité une nouvelle organisation car il fallait préparer dans quelques m² et faire du Troisgros revisité au prix du foodtruck (14,50 euros).

L'accueil a été vraiment extraordinaire : nous avions des files d'attente impressionnantes devant le camion.

Cette histoire est belle, j'en suis fier : les deux frères Troisgros, mes fils, à l'œuvre dans leur camion. Ils ont permis à des personnes qui n'avaient jamais osé pousser la porte de notre établissement de gouter à notre cuisine.

Est-ce que ces deux initiatives sont venues compenser une partie des pertes enregistrées sur les activités traditionnelles ?

Certainement pas. Nous avons perdu de l'argent aussi bien sur le foodtruck que sur la vente à emporter du Central. Il aurait fallu penser les choses autrement, il y avait trop de main-d'œuvre par rapport au prix de vente, mais nous ne souhaitions pas abimer notre image avec de la qualité au rabais.

Nous avons fait les choses très bien, comme nous avons l'habitude de le faire dans notre restaurant. Peu importe, l'objectif n'était pas de faire de la marge mais d'être aux côtés de nos clients dans cette période.

Financièrement, comment avez-vous tenu ?

Il est pour l'instant un peu difficile d'établir un bilan précis car nos exercices sont d'octobre à septembre. Et donc, le dernier bilan officiel octobre 2019/septembre 2020 n'inclue que la première période de fermeture. Sur la Maison Troisgros, nous avons réalisé un chiffre d'affaires de 5,5 millions d'euros, contre 6,8 habituellement. 534.000 contre 700.000 euros pour le Central l'année précédente et 700.000 euros au lieu de 925.000 euros pour la Colline.

Mais attention, l'impact de la seconde période de fermeture (de novembre 2020 à juin 2021) apparaitra seulement sur le bilan de l'exercice en cours. Globalement,  depuis mars 2020, nous avons dû fermer plus de la moitié du temps. La baisse de chiffre d'affaires sera proportionnelle !

Les aides annoncées par le gouvernement ont-elles été à la mesure des pertes encourues ?

L'Etat nous a accompagnés, les aides ont permis de couvrir les charges courantes et les salaires (90 salariés au total). En revanche, pour les pertes d'exploitation, c'est une autre histoire et c'est évidemment très inquiétant. D'autant que certaines charges étaient inévitables : l'entretien par exemple. Mais avec aucune recette en face.

Dès avril dernier, nous avons donc recouru au PGE (1,350 million d'euros au total). Par précaution car nous ne l'avons finalement pas utilisé et nous en avons remboursé une bonne partie en mars dernier. Ce que nous avons regretté dès le mois suivant, en voyant que nous ne pouvions toujours pas rouvrir malgré ce que nous avions espéré...

Vous avez pu accueillir il y a quelques jours, dans vos établissements, vos premiers clients depuis de nombreux mois. Votre état d'esprit aujourd'hui ?

Je suis heureux : nous sommes de nouveau au travail, nous voyons le plaisir et les sourires revenir. Aussi bien chez les clients que dans l'équipe.

Nos clients sont revenus immédiatement et le niveau de réservation est excellent. J'espère que la rentrée de septembre ne sera pas synonyme d'une nouvelle vague.

** Contacté par La Tribune, Allianz a indiqué ne pas souhaiter commenter une procédure judiciaire en cours. L'assureur a par ailleurs démenti formellement l'éventualité d'un désengagement du secteur français de la restauration.

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