Le clan des ceps

C’est pour l’amour de Béatrice, son épouse issue d’une vieille famille ardéchoise, qu’Hervé Souhaut, né à Saint-Cloud, est passé des Hauts-de-Seine au Haut-Vivarais. Il y a 25 ans, sur des terres à l’abandon, ce biologiste de formation s’est acharné à planter et à faire revivre un vignoble réputé dans les années 1920, mais qui avait depuis disparu. Un travail de titan, sur ces coteaux du Doux, et qu’il a porté seul. Aujourd’hui la reconnaissance est là, et son expérience a essaimé : un jeune universitaire a eu le désir de « revenir au pays », pour replanter aussi, de la vigne sur les terres de son grand-père.

On pourrait facilement passer nez au vent devant la porte de la propriété les Romaneaux, à l'entrée du village d'Arlebosc (370 habitants), en Ardèche, sans la voir ni rien deviner des secrètes et fabuleuses richesses que cette maison-forte, typique du XVe siècle, abrite.

Mais sur la petite départementale bucolique qui traverse la vallée du Doux et mène à Lamastre, se trouvera-t-il sans doute des « élogieux de la lenteur », dissidents de la vitesse obligatoire, qui seront littéralement subjugués par la découverte.

Le goût des Lointains ?

Pour peu qu'ils aient la chance que le propriétaire des lieux, ancien capitaine au long cours (dans la marine marchande) et beau-père d'Hervé Souhaut, ouvre les volets de la partie non habitée, il s'agit d'une demeure fabuleuse, hors du temps, mais pimpante : huiles sur toiles dissimulées aux plafonds des étroits corridors pour les protéger des révolutionnaires, escalier à la Léonard de Vinci, marbre de Carrare, colonnes d'ambre et marqueteries dont les bois nobles jouent avec les reflets de la lumière.

Les plafonds à la française et les planchers de noyer sont intacts. Les fiers portraits des lointains ancêtres veillent toujours sur l'intimité de la demeure. Quant aux masques africains et aux instruments de navigation, ils attestent de la vocation maritime du maître actuel des lieux. Être issu d'un milieu profondément terrien favoriserait-il le goût des Lointains ? Enfin, au fond du parc, une croix de granit d'un seul tenant a été érigée pour remercier saint Sébastien d'avoir épargné le village de la peste.

« Monsieur Chauvet »

La propriété a retrouvé vie, grâce à l'installation du vigneron. Et c'est dans ses entrailles qu'Hervé Souhaut a installé sa cuverie, à l'entrée de laquelle surgit une source. Ici le vin est déjà inscrit dans la beauté et l'harmonie des lieux : dans la cour carrée, un rocher émerge comme une vision vivante et explicite du terroir. Les caves immenses en pierre de taille, telles des chapelles romanes, servent de matrice aux précieux flacons, et témoignent d'un passé où l'économie viticole était prospère.

C'est chez Aubert de Vilaine, au domaine de la Romanée Conti, qu'Hervé Souhaut a acheté ses tonneaux. Mais demeurent encore, dans les caves, des cuves plusieurs fois centenaires, ainsi que l'antique pressoir de Jules Chauvet. « Monsieur Chauvet », comme le nomment encore et respectueusement les vignerons qui produisent eux aussi du vin naturel, est né avec le siècle. Disparu en 1989, il fut l'inspirateur discret et consciencieux de la mouvance dont Marcel Lapierre en Beaujolais était l'un des phares.

Le secret du vigneron

Jules Chauvet, c'est un peu « l'âme retrouvée du gamay », il représente sans doute en Beaujolais, et en tant que « vigneron-chercheur », ce que Gaston Bachelard est à la Bourgogne en tant que philosophe : une conscience éclairée, tous deux dans le secret de leurs officines respectives loin des ors de la représentation, au service de l'intelligence.

« Cela a été une folle aventure lorsque je suis arrivé ici, il y a 25 ans, parce que nous ne bénéficions pas d'appellations contrôlées », se remémore le vigneron qui n'a pas économisé ses efforts.

Y-a-t-il des vignerons dans la lignée d'Hervé Souhaut ? Que nenni. Peu probable ! Le vin ? Il le connaissait très peu, et un mystère entoure l'énergie qu'il a consacrée à son projet : replanter là où il n'y avait plus rien ! Mais le secret de ce vigneron qui dégage une force de travail considérable réside dans l'ouverture au monde, les rencontres qui changent le cours d'une vie, le refus de l'instinct grégaire.

Pari réussi

Mais davantage encore, le don de savoir aplanir méfiances, hostilité sourde, observation intraitable des autochtones qui se demandent toujours si les arrivants arrivent là pour « prendre » ou bien pour « faire quelque chose pour le pays ». Un pays traversé par des morts et des renaissances successives. Une terre rude, où perdurait un système « féodal », avec des notables propriétaires et les petits paysans qui en dépendaient. Un pays où les candidats à l'installation sur des terres agricoles ne se bousculent pas, notamment pour remplacer les agriculteurs qui partent en retraite.

Pour couronner le tout, arriver de Lyon ou de Paris et s'installer ici, c'est mettre en lumière une notion du temps. Mais fort de son idée, Hervé Souhaut est allé à la rencontre des gens du village, obstinément, patiemment et simplement. Le sourire de Louis Chantier, 83 printemps, célibataire dans une enclave marquée par l'Église catholique, témoigne aujourd'hui que le vigneron a bien fait de réussir son pari :

« Quand Hervé est arrivé, nombreux sont ceux qui l'ont critiqué.  Les gens d'ici avaient arraché les vignes, alors que lui voulait planter ! », souligne Louis, qui, obtenant en 1966 une médaille d'or pour le vin qu'il produisait, n'en fut informé que par le journal local, sans plus d'honneur !

Interventionniste observateur

Sur la petite commune, les 70 hectares de vigne dégageaient une vraie économie locale. Les paysans-vignerons comme Louis vendaient aux cafés, puis à la cave coopérative de Saint-Désirat, et pour un prix dérisoire, un petit vin de pays cependant réputé, et déjà mentionné au tournant du siècle par Curnonsky, le célèbre critique gastronomique. Sur ces terroirs granitiques, le gamay mûrit très bien et Hervé Souhaut, dont la vocation est liée à la rencontre de Philippe Pacalet, négociant et vinificateur hors pair installé en Bourgogne, neveu de Marcel Lapierre, met en pratique les théories de Jules Chauvet.

Une vinification sans soufre, et surtout, sans ce dogmatisme témoignant d'une méconnaissance totale de la vigne, qui repose sur le mythe imaginaire d'une nature toute-puissante et bienveillante, dans laquelle l'homme n'aurait qu'à laisser faire. Car il faut se révéler un interventionniste observateur, rigoureux et pacifique, pour se permettre de faire du vin naturel digne d'intérêt.

Bouche-à-oreille

Labour des sols, respect de la plante et petits rendements, mais surtout, observation et compréhension des mécanismes subtils et des interactions invisibles du processus de vinification. Après dix années très difficiles, le vigneron originaire du « 9-2 », voit aujourd'hui ses vins sur la table du chef triplement étoilé, Régis Marcon, mais aussi grâce à son réseau, chez les cavistes parisiens, et même récemment jusqu'en Israël, tandis qu'il vend 70 % de sa production à l'export.

Aucun service commercial, uniquement par bouche-à-oreille. Il se paie le luxe ne n'être présent que sur un seul salon de dégustation, essentiellement pour rencontrer ses pairs ! Le miracle de l'intention opère : il vend tout, animé d'une énergie qui traverse les règles superficielles du marché. Hervé Souhaut produit des vins de pays, qui par des extractions douces, se révèlent frais, équilibrés, rustiques, mais fins, avec un parfum de fruit bien défini. Quelques arpents sur le coteau de « Sainte-Épine » tout près de la RN 86, à Saint-Jean-De-Muzols, donnent également des saint-joseph fort appréciés :

« Louis, c'était l'un des derniers à faire son vin. Il sait aussi faire beaucoup d'autres choses. Je suis allé le voir pour connaître l'histoire du vignoble et du pays. Avec les jeunes générations, on ne peut pas discuter : ils sont dans les syndicats, à la chambre d'agriculture, au Crédit agricole, dans toutes les instances bureaucratiques, et souvent, ils vivent de subventions, pas de leur production. Je ne parle pas sur un plan politique, c'est plus un état d'esprit », déplore le vigneron, qui se targue de ne recevoir aucune aide financière.

Intertitre

Admiratif des multiples talents de Louis Chantier, très silencieux quant à ses « dons » pour fabriquer des tabourets ou tresser des paniers traditionnels, à l'instar des paysans d'autrefois. Par le passé, ceux-ci devaient donner la moitié de leur récolte au patron, et l'ancien vigneron évoque avec tristesse l'effondrement de cette économie rurale, liée au célibat important chez les hommes, à l'alcoolisme, à l'immobilisme de ces endroits enclavés figés dans le temps qui, d'une vallée à l'autre parfois, ne communiquent pas, mais aussi au manque d'investissement des notables.

Quant à la jeunesse et à l'avenir, les espoirs reposent sur Hervé Souhaut qui a pris en stage un jeune Ardéchois de souche, enfant du village, qui par ses grands-parents, possède, ici, la propriété et les terres. Brice Banchet, 34 ans, ancien thésard en sociologie à Lyon, est revenu dans la belle maison de ses grands-parents, qui produisaient aussi du vin, pour replanter trois hectares de vigne pour démarrer, alors que tout a été arraché en 1985 ! Symbole de la vie qui renaît toujours, par la grâce d'une énergie, d'une volonté. Ainsi Hervé Souhaut se sentira moins seul :

« Mon nom de famille est originaire d'un des sept villages martyrs près de Verdun, rasés entièrement pendant la Première Guerre mondiale, Cumières-Le-Mort-Homme. Mes ancêtres, du côté masculin, ont été décimés et donc peut-être, inconsciemment, j'ai trouvé ici le pays que je n'ai jamais connu », conclut-il.

Domaine Romaneaux-Destezet
Hervé Souhaut (Ardèche)
Vin de pays rouge et blanc
Saint-joseph rouge.

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