Solidarité dans l'épreuve en terre vigneronne

Les domaines d'Hélène Thibon et de Raimond de Villeneuve Flayosc, respectivement situés en Ardèche et dans les Bouches-du-Rhône, ont été, ces derniers temps, rudement éprouvés par la grêle, qui en quelques minutes a saccagé le travail d'une année. Au-delà de l'abattement et de la sidération, voire d'une « mort annoncée » de leur activité économique, ils ont puisé dans leurs ressources intimes et dans l'extrême solidarité de leurs confrères, pour effectuer une forme de résilience et renaître.

« Les forfaits dans l'éther rayonnaient en désastre, et les vices allaient éteindre au ciel les astres. » Ces vers de Victor Hugo, dont les œuvres tapissent la bibliothèque de la maison, sont en exergue sur la lettre qu'Hélène Thibon a adressée à tous ses collègues pour donner, après les épreuves, des nouvelles du Mas de Libian. Gustave Thibon, son grand-père, paysan philosophe, anarchiste conservateur, a puissamment imprégné la famille de cette culture littéraire. De quoi faire sans doute qu'au Mas de Libian, la poésie très naturellement, traduit toujours, avec une infinie justesse, la subtilité des turpitudes humaines quand notre destin est étroitement lié à Dame Nature. Ainsi Victor Hugo, visionnaire, ne suggère t-il pas que l'humain finit par recevoir en boomerang, les énergies meurtrières qu'il n'a de cesse de déployer autour de lui ?

Désolation et renaissance

Aujourd'hui, sous les premiers rayons du soleil de mars, Hélène est en conversation avec son ami Raimond de Villeneuve Flayosc. Le vigneron, issu de la vieille noblesse provençale, descendant de Romée de Villeneuve, sénéchal et ministre d'un comte de Provence au XIIIe siècle, est un aventurier sympathique et sensible, riche d'expériences. Passé des places boursières à la vigne au gré des rencontres, il produit un des meilleurs côtes de Provence de la région. Fantasque, et désargenté de père en fils depuis plusieurs générations, Raimond a vu le 1er juillet 2014 toute sa récolte détruite par la grêle en sept minutes. Il a bien failli mettre la clé sous la porte du château, si ce n'était le vaste mouvement d'amitié qui a spontanément convergé au domaine pour sauver la mise.

Hélène Thibon évoque, quant à elle, les épreuves auxquelles le Mas de Libian a dû faire face ces deux dernières années : « Le grenache, qui est un cépage de lumière et de soleil, a vécu un très mauvais printemps en 2013. Il y a eu ce qu'on appelle la "coulure" : le pollen coule et il n'y a pas eu de raisin. » Puis, en juillet 2014, la grêle a mitraillé une récolte qui s'annonçait prolifique. La vigneronne encore émue se souvient : l'orage que l'on surveille et qui file dans les gorges vers Vallon-Pont-d'Arc. Et puis, d'un coup, par un phénomène d'aspiration, revient et se déverse sur le jardin, et sur le domaine, explosant, éventrant, saccageant en totalité la patiente maturation du végétal :

« Nous avons appelé les copains bourguignons qui sont en biodynamie pour savoir comment ils faisaient, car cela fait trois ans qu'ils prennent la grêle ! », explique la jeune femme. La vigne est alors soignée avec amour, comme un être humain, « avec les petits condiments d'Hélène » : valériane comme base, calendula pour la douceur, arnica pour les coups, propolis cicatrisant.

« La vigne est soignée avec amour, comme un être humain »

Armées de pulvérisateurs, Hélène et sa sœur  traversent pendant une dizaine d'heures, les larmes aux yeux, un champ de bataille : « Pas de colère, juste un désespoir. On avait besoin de faire quelque chose, de ne pas rester dans la stupeur, de participer à cette souffrance. Nous avons été soutenus, aidés. Si nous avions accepté tout ce qu'on nous proposait, nous aurions eu trois fois notre récolte », souligne Hélène, qui a refusé les dons, soutenue par tout un clan familial soudé, et estimant que « c'était réservé aux situations vraiment dramatiques. »

S'enchaînent alors de longues journées de travail pour ciseler les grappes abîmées, et puis en août, malgré une météo chaotique, miracle ! De petites feuilles vertes réapparaissent, et sont immédiatement traitées à la silice. Le mistral donne un petit coup de pouce salvateur début septembre, permettant aux grappes de mûrir. Hélène Thibon a finalement présenté son millésime 2014 au salon bio Renaissance ! Et le domaine n'accusera une perte que du quart de sa production. Un prodigieux dénouement.

« Raimond le Grêlon »

Quant à Raimond, il a signé sa missive de remerciements destinée aux amis : « Votre Vigneron Grêlier de Provence », et ses yeux rient quand il évoque l'épreuve qui lui a fait découvrir une viticulture solidaire et généreuse qu'il ne soupçonnait pas  dans sa région. Un orage de grêle exceptionnel et sans précédent depuis 1870, entraînant la perte complète de la production 2012. Situé à Roquefort-la-Bédoule,  sur les hauteurs de Cassis, dans une région de propriétaires aisés, peu enclins à des mouvements spontanés de solidarité, le domaine est porté sur les épaules du seul Sieur, qui vit au-dessus de la cave, quand ses ouvriers portugais - qui sont sa famille de cœur - occupent le château ! Raimond se souvient :

« Le 1er juillet, je mangeais avec ma sœur à Marseille. D'un coup, j'ai vu à l'est, le ciel devenir noir, et j'ai compris ! » Arrivé en trombes à Roquefort, il décrit : « La grêle avait posé dans les vignes un tapis épais de glace épais sur la terre chaude. Ça dégageait une sorte de vapeur, un nuage blanc. Je me suis mis à courir, j'étais en espadrilles, poursuit le vigneron. J'ai perdu mes chaussures, j'en avais jusqu'aux chevilles. Il y avait des tourterelles et des sortes de corneilles abattues par la grêle. Je me sentais comme un naufragé au milieu de nulle part. Dans la seconde, j'ai perçu le désastre. »

La perte du chiffre d'affaires dépasse le million d'euros, et le vigneron, comme la plupart de ses confrères, n'est pas assuré contre la grêle, car le coût des assurances est prohibitif. Un coup de fil d'un ami, puis d'autres et une chaîne inouïe et spontanée d'une trentaine de confrères vignerons se met en place. Ils lui offrent chacun à peu près un tiers de leur récolte, du raisin et du bon, illustrant avec force, les immenses ressources de la mutualisation gratuite. Le résultat, c'est une cuvée collective de dix cépages, Raimond entreprenant dans un camion frigorifique, prêté par une entreprise lyonnaise, le grand voyage pour récolter le raisin de ses collègues.

Pacte moral

La gratuité n'étant pas une valeur envisagée par les douanes, il se voit donc accorder une dérogation exceptionnelle. Raimond et son œnologue ont dû faire preuve de doigté pour harmoniser ce premier millésime de la cuvée d'entraide vigneronne intitulée : « Grêle 2012 ». Des fous rires, de l'émotion, et puis une grande fête au château avec le sanglier rôti, ont sanctuarisé cette belle histoire. Les importateurs américains, touchés par cette aventure généreuse ont répondu présents sur cette cuvée ; sans ces dons, Raimond de Villeneuve aurait déposé le bilan.

Depuis, un pacte moral est scellé entre tous, il s'agit juste, en cas de coup dur, de pérenniser cette mutualité : « Je suis resté six ans en Beaujolais, la solidarité s'y exprime, mais je vis ici dans  un coin qui n'est plus paysan ! C'est devenu un secteur tertiaire : il y a des gens riches qui ont l'impression de ne pas avoir besoin du voisin. Si je crève, cela ne fera de mal à personne. C'est pour cela que c'est une prouesse d'avoir fait cette cuvée, ce n'est pas du  tout dans les mentalités ! », conclut avec émotion le châtelain, affectueusement surnommé « Raimond le grêlon » par ses pairs. Hélène Thibon sourit, complice : « Oui, quand c'est difficile, on apprend des choses ! »

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.