De plus en plus l'art est réduit à un produit

Paul Gauzit célèbre cette année les 50 ans de sa galerie, le Lutrin. Observateur libre et sans équivalent de l'histoire de la peinture et des galeries lyonnaises, il constate que le comportement des acteurs de la filière - marchands, artistes, collectionneurs - n'échappe pas aux pollutions utilitaristes et mercantiles propres à la société

Il est « la » légende des galeristes et marchands d'art lyonnais. Une existence toute entière dévolue à la peinture, et à servir le travail de ceux qu'il juge honorer la création « dans l'authenticité et avec intégrité ». Voilà 50 ans que Paul Gauzit a créé le Lutrin, place Gailleton, et tour à tour défriché, révélé, exposé, consacré plusieurs générations de peintres lyonnais ou étrangers à sa ville - une ouverture « essentielle » pour ne pas faire écho au « stupide » complexe d'infériorité vis-à-vis de Paris par la faute duquel d'aucuns s'enfermaient dans la seule présentation des artistes locaux.

Proches de tous les conservateurs

Hier Sima, Benrath et l'abstraction des années 1960, puis les « paysagistes » du XIXème siècle Carrand, Besson ou Girin « à l'époque très abordables », puis encore Truphémus, Grandjean, Avril ou les « Zignards » Combet-Descombes et Morillon, et plus près de nous Giorda, Munier, Seror, Tavarès ou Chevalier. A l'écoute des célèbres critiques d'art René Deroudille puis Jean-Jacques Lerrant, proche de tous les conservateurs qui, depuis Madeleine Rocher-Jeaunau, se sont succédé aux commandes du musée des Beaux-Arts et ont nervuré sa crédibilité, ami des « vrais » amateurs et collectionneurs auprès desquels il puise un « encouragement déterminant » à poursuivre son engagement, Paul Gauzit observe l'évolution de son métier.

Sans aigreur, sans nostalgie ni acrimonie, simplement avec la grave lucidité qu'impose la mise en perspective des réalités économiques, « comportementales », même philosophiques de la filière avec l'état de la société.

Rapports humains

Lui qui pendant de nombreuses années continua d'exercer son métier d'artisan relieur afin de compenser l'insuffisance de ses revenus de galeriste, regarde en effet ce métier « coller » désormais fortement aux nouvelles injonctions consuméristes, marketing, utilitaristes. « Hier » les rapports humains, autant avec les artistes que les collectionneurs, dominaient toute autre considération, la satisfaction de présenter un peintre et une œuvre admirés effaçait la déconvenue de faibles recettes, et les logiques spéculatives aujourd'hui prégnantes et qui dictent certaines orientations programmatiques dans les galeries ou - pire ? - chez des collectionneurs, étaient embryonnaires.

« L'amour de l'art, l'amour des peintres, l'amour des œuvres écartaient tout le reste. Dorénavant, les motivations d'exposition ou d'acquisition ne semblent plus guère dissocier l'œuvre de sa valeur marchande », constate, résigné mais sans amertume, Paul Gauzit. Conséquence de ce phénomène mercantile qui affecte non seulement la santé des galeries mais bien d'autres domaines comme l'immobilier : « Les œuvres très chères n'ont aucun mal à trouver preneur. En revanche, celles qui s'adressent à de vrais amateurs mais n'assurent aucune visibilité à la revente sont à la peine. L'art est bel et bien réduit à un produit. »

« Faire carrière »

Même les artistes n'échappent pas à la contamination utilitariste ; chez beaucoup, « faire carrière » devance, dans la hiérarchie des ressorts, ce qui devrait être l'essentiel : « La nécessité de peindre, coûte que coûte, indépendamment de toute autre considération, de toute autre préoccupation. » Désormais, la reconnaissance et la réussite disputent à la création intrinsèque le rôle de moteur. Les comportements d'achat eux-mêmes ont substantiellement évolué. Les amateurs aguerris, encore imperméables aux modes, regardent la peinture d'un œil « aiguisé » et d'un cœur « enfiévré », empreints et formés des lectures, des expositions, des connaissances, des références et des émotions accumulées. Les plus jeunes, « eux », laissent davantage la communication et « l'air du temps » pénétrer et salir leur jugement. « Jusqu'à acheter directement sur internet, sans même scruter « physiquement » l'œuvre. Un comble. »

Faut-il alors s'étonner que dans la presse généraliste locale le néant se soit peu à peu substitué aux pleines pages de critiques d'exposition ? Autre facteur disruptif : la mutation des modes de vie. Ainsi le désir déclinant de posséder, la profusion de sollicitations et la multiplicité des aspirations et des loisirs, enfin une mobilité géographique parfois planétaire, soudaine et donc précarisante, relèguent celui de peintures loin dans l'ordre des actes d'achats. « Pourtant, jamais la fréquentation des musées et la curiosité des gens pour la peinture n'ont été aussi grandes. Mais aujourd'hui, ce qui peut être plaisir intellectuel ou émotionnel ne se traduit pas toujours en consommation. »

Dans un tel contexte, Lyon constitue-t-elle encore une place qui « compte » dans le panorama des métropoles artistiques et des filières de diffusion ? « Sans conteste », tranche Paul Gauzit. Et en l'occurrence, les mêmes errements sont bienvenus, car la motivation marchande de collectionneurs et galeristes participe à faire connaître la création locale aux plans national et même international.

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