Entrée en maçonnerie : « Une rencontre amoureuse »

Plongée dans le monde des maçons, pour disséquer « de l'intérieur » ce qu'ils sont, ce qu'ils poursuivent, ce qu'ils (s') apportent.

« On touche à l'intimité et à la pudeur de l'être » explique Georges Combe, auteur du film « Voyage en franc-maçonnerie, Lyon et l'Europe ». S'engager dans la maçonnerie épouse des caractéristiques comparables à celles d'une « rencontre amoureuse » : on doit se fier à son instinct, à son cœur, et accepter de serpenter dans l'obscurité, l'inconnu, à la manière du patient qui ouvre la porte du psychanalyste. Cette situation déstabilisante implique de « faire confiance », ce qui tend à relever de l'exploit dans une société « où l'on ne sait plus acheter sans voir ». Maçon, c'est « une façon d'être et de se comporter » uniformément dans et hors du temple. « Le frère exerce chacune de ses responsabilités dans le monde profane en fonction de ses idéaux maçonniques. Il est donc maçon 24h/24 » explique Nicolas, professeur d'université. Au risque d'aborder un masque schizophrénique, sculpté par les devoirs ou les obligations de discrétion sur la partie maçonne de son identité. « Je suis tel un cosmonaute qui pose le pied sur la Lune : parfois je suis sur une autre planète, mais je suis le même homme » résume Pierre, industriel. 
Le maçon, scrupuleux de l'ordre, engage un parcours initiatique, une quête de vérité qui ont pour finalité le « bien de l'homme » et la liberté de conscience. Selon Richard, responsable syndical d'un établissement bancaire lyonnais, il s'agit d'être « cherchant », de poursuivre un « idéal que l'on sert mais dont on ne doit pas se servir », de penser « davantage avec son cœur qu'avec sa tête ». Pour Michel Chomarat, chargé de mission à la ville de Lyon et commissaire général de l'exposition « Lyon, carrefour européen de la franc-maçonnerie » réalisée au Musée des Beaux-Arts de Lyon en 2003, l'engagement maçon constitue un « acte de résistance ». 
Les motivations, le Grand Maître provincial de la GLNF les catégorise strictement - elles varient fortement selon les obédiences, et l'étude, empirique, mériterait d'être vérifiée - 5% par pur intérêt lobbyiste et affairiste, 10% par curiosité intellectuelle, 30% pour des raisons « pures et vertueuses ». Le reste, plus de la moitié des candidats, y quête une forme de thérapie et espère répondre à « un problème personnel » - d'identité, de reconnaissance, d'utilité...-. Plus largement, l'écroulement des repères historiques - cléricaux, syndicaux...-, l'individualisme, l'égoïsme, la vacuité, le consumérisme qui ronge la société réveillent une quête de sens à laquelle le travail maçon propose un abri précieux. Le doublement du nombre de « frangins » - ils sont près de 145 000 - depuis le début des années 80 l'atteste.

 


Fusion des croyances spirituelles et maçonniques

 

Les maçons sont cornaqués par des valeurs de loyauté, de justice, d'humilité, de travail, de disponibilité, de tolérance, de respect, d'égalité, et par des devoirs. Parmi eux, celui de solidarité et d'entraide, dont l'agglomération alchimique forme un esprit de « famille ». Les loges proposent d'ailleurs des commissions ad hoc (aide à l'emploi, soutien financier, appui médical, conseil juridique) que le Grand Maître provincial de la Grande Loge Nationale Française (GLNF) place sur le terrain de la régénération de « la dignité humaine ». Et de citer l'adage, au nom duquel les frères doivent considérer l'ensemble des hommes avec équité : « Le maçon dont le cœur ne s'ouvre point aux besoins des autres hommes est un monstre dans la société des frères ». Autant de particularismes philosophiques et comportementaux qui permettent aux membres de la GLDF et de la GLNF, déistes, de vivre symbiotiquement leurs croyances spirituelles - chrétiennes, musulmanes, judaïques, voire bouddhistes - et leurs convictions maçonniques. Selon Alain Pozarnik, Grand Maître de la Grande Loge de France, la religion est question de « croyance » et le parcours maçon de « connaissances » qui interrogent les certitudes. « Ils évoluent tous deux sur des terrains parallèles, mais se nourrissent généreusement » juge Bernard Platon, protestant et membre de la GLDF, ancien directeur du siège de Thomson Grand Public. Jusqu'à raffermir une morale et une éthique malmenées par les tentations profanes.
« L'enjeu est la sublimation de l'être humain pour coller au mieux aux exigences morales de notre ordre ». Et aux lois républicaines. D'après Alain Pozarnik, être maçon induit une conception « particulière » du devoir et de la responsabilité : « La franc-maçonnerie forme des hommes qui agissent librement ». « La valeur de l'homme peut se mesurer à celle de ses actes » poursuit un ancien dirigeant d'entreprise membre de la GLNF. « Pour cette raison, la plus grande satisfaction est de s'entendre dire qu'on est un « type bien » parce qu'on est maçon ou, pour ceux qui ignorent notre appartenance maçonnique, qu'on « n'est pas tout à fait »comme les autres » observent, en substance, deux frères d'obédiences distinctes.

 


Liberté « totale » de penser

 

Le fonctionnement même des loges est érigé pour placer leurs membres dans les conditions idoines d'un parcours intellectuel et moral exigeant, qui repousse l'abdication et la résignation. La discrétion absolue à laquelle ils s'engagent assure aux frères de pouvoir échanger sans tabou. Le renoncement aux dogmes et l'acceptation d'une discipline stricte permettent une grande liberté d'expression. Michel Chomarat, salarié de la ville de Lyon, a ainsi ferraillé en loge « contre » son employeur, Gérard Collomb, à propos du mariage homosexuel de Bègles. Les rites de la société, la pensée unique, ou l'invasion du consumérisme apparaissent aux yeux de Georges Combe bien plus de liberticides que la rigueur disciplinaire des loges. Le métissage des classes sociales et des métiers, variable selon les ateliers et d'autant plus réelle qu'on s'éloigne de Paris ou de Lyon, chasse les dérives élitistes et assure une précieuse multiculturalité. L'annihilation des critères profanes de hiérarchie ou de préférence - fondés sur la notabilité, les diplômes, les revenus, l'appartenance politique - trouvent dans la relation fraternelle une transcendance qui autorise un débat d'une qualité singulière en imposant « un total respect de l'autre ». Ce principe égalitaire induit l'absence de passe-droit dont Michel Charmont, ancien maçon, rapporte une savoureuse manifestation : « Valéry Giscard d'Estaing voulait intégrer une loge. Mais il exigeait de passer outre les années d'apprentissage et de compagnonnage et d'être coopté immédiatement maître. Il trouva porte close ». L'humilité trouve une manifestation symbolique dans la rétrogradation des « vénérables » - ou maîtres d'ateliers -, une fois leur mandat achevé, au rang le plus primaire « d'ouvreur » - placé à la porte du temple -.
Autre exemple : les deux années d'apprentissage sont cerclées d'une interdiction de parler lors des travaux - « c'est une épreuve et une aventure extraordinaire » confient unanimement les frères interrogés -, et lors des ateliers - deux fois par mois, généralement le vendredi - chacun respecte scrupuleusement une discipline : interdiction d'interrompre l'orateur, et droit à un maximum de trois prises de parole. Tous en extraient de riches enseignements dans leur comportement quotidien : « On apprend à écouter, à construire des débats sereins,  à maîtriser le silence, à s'exprimer avec responsabilité et seulement lorsqu'on est certain de l'intérêt de son propos, et donc à préparer son intervention » poursuit Paul, membre du GO. Jean-Michel Daclin, adjoint à la ville de Lyon et ancien président de DDB Nouveau Monde, insiste sur la méthode additive des opinions qui encadre les débats : « On ne combat pas les propos des autres frères ; on peut s'en distinguer, mais avec le souci de les compléter et d'enrichir la réflexion collective. On sait souvent mieux que d'autres gérer les conflits et les points de vue antinomiques ». Sur une planète qui muselle la parole dans les régimes despotiques, la gaspille en Occident, ou l'instrumentalise sous le joug des entreprises de communication, une telle discipline apprend à être conscient du caractère précieux de la liberté de parler. Cette gestion des mots fut pour Mirwis P., membre du Droit humain, une « révélation ». Car ce créateur d'entreprise, originaire d'un pays, l'Afghanistan, qui pratique une pensée et un discours manichéens, à « appris » la nuance et la pondération.

 


Irréprochable

 

Pour les membres du Grand Orient de France, l'engagement dépasse l'introspection personnelle et envahit le terrain du débat sociétal et de la vie publique. Les quêtes réflexives du maçon doivent se répandre dans la société pour innerver son propre comportement. « Etre maçon, c'est décider d'être acteur de la cité » estime Michel Chomarat. C'est dans les ateliers qu'ont germé et parfois même ont été façonnés l'école gratuite et obligatoire, les lois de 1901 (associations) et 1905 (séparation de l'église et de l'Etat), d'importantes dispositions sur les vies municipale, syndicale, et sur le droit social (congés payés...), l'interruption volontaire de grossesse (selon Olivier Zeller, professeur d'université en histoire moderne et sociale, elle prit forme dès le début du XXème siècle), le planning familial, l'abolition de la peine de mort (initiée dans certaines loges dès la fin du XIXème siècle), la loi Dailly ou la reconversion des Charbonnages de France... Aux yeux de Jacques, maire d'une petite commune, « ce sentiment de contribuer aux réflexions qui vont peser sur notre environnement constitue une grande satisfaction », mais aussi une exigence supplémentaire « d'être irréprochable dans son comportement ». Jusque dans le détail : de même qu'il « vaut » humainement autant que le Grand Maître national de son obédience, il ne se fait pas réserver de place privilégiée lors des manifestations de sa commune et s'assied « simplement » sur un siège libre. « Comme tous les autres citoyens dont je me sens seulement l'égal ».
Pour beaucoup, cet engagement signifie aussi l'expression d'une utilité envers les autres, et l'impression de faire profiter à la société ce que la maçonnerie leur enseigne exclusivement. Un altruisme qui explique que nombre de maçons exercent des métiers ou dans des activités d'ordre collectif - syndicalisme, mouvements coopératifs, mutualistes et paritaires, politique...- et s'investissent dans les actions associatives ou caritatives. « Je suis vraiment fier lorsque les travaux de réflexion auxquels je participe à mon très modeste niveau peuvent contribuer à l'amélioration d'une cause humaine et collective » avoue Pierre.

 


Crises

 

Jacques exhorte son obédience, le GO, à réfléchir à un système qui endigue la course effrénée au « toujours plus », le gaspillage des ressources naturelles, la soif consumériste, les inégalités géopolitiques. Cette perspective long termiste, il la considère même comme un rempart aux tentations délictueuses de ses pairs, empêtrés dans une logique d'immédiateté. Il y puise également le ferment pour régénérer son obédience. Car le GO, essoufflé, égaré dans la résolution « de problèmes quotidiens », n'influence plus autant les grands enjeux sociétaux. Selon Michel Chomarat, il est en « stand-by », apathique, victime des mêmes replis - identitaire, communautaire, familial - qui défigurent la société. Georges Combe évoque « une crise. La franc-maçonnerie n'est plus en contact avec le peuple. Elle demeure désespérément sur un segment médiocre, « petit bourgeois », petits commerçants, petits patrons, fonctionnaires, et n'est en prise ni avec le haut ni avec le bas de l'échelle sociale. Pour exemple, elle est totalement absente des banlieues, et abandonnée par les intellectuels ». La démission d'Alain Bauer, ancien Grand Maître, ses récents réquisitoires publiés dans l'Express du 15 août - « crise existentielle, perte de substance, absence de débats d'idées, enfermement dans des cavernes... » - et Le Monde du 6 septembre - « le système asphyxie les ateliers (...). Comment peut-on être aussi heureux en loge et aussi malheureux en obédience ? » -, enfin l'édition de son ouvrage « Le crépuscule des frères. Vers la fin de la franc-maçonnerie ? » sonnent douloureusement au moment où le Convent tumultueux du premier week-end de septembre a mis un peu plus en lumière la crise identitaire du GO et ses déchirements internes. L'incapacité du mouvement à commémorer le centenaire de la loi de 1905 l'atteste. Or l'utilité de la maçonnerie apparaît d'autant plus précieuse que la morale, les repères idéologiques, « la conscience et le savoir » chers à Jacques désertent une société « déstructuralisée », rongée par les communautarismes et les individualismes. « Les 45 000 frères du GO doivent travailler une question : quelle société pour demain ? » appelle Jacques. Avec l'espoir que le « bon sens » du réseau formera une « internationale » maçonnique qui provoquera une prise de conscience et corrigera la mondialisation. Un « courage de l'utopie » susceptible de séduire de nouvelles vocations déterminées à ériger une « société de l'être et plus du paraître ? » 
« Si une forme d'éthique mondiale parvient à voir le jour, elle sera forcément le fruit d'une coopération internationale des maçons » prophétise Alain Pozarnik. Yves Jacob, Grand secrétaire aux affaires extérieures du GO, espère que l'action de l'Espace maçonnique européen, fédérateur d'une trentaine d'obédiences, favorisera l'éclosion d'une conscience internationale capable de peser sur quelques enjeux sociétaux majeurs. Ce vœu d'une maçonnerie qui rectifie les dégâts du libéralisme mondial est « totalement illusoire » tranche de son côté Georges Combe. « Elle doit se cantonner à un rôle de gardien actif et de transmetteur des traditions, afin que certaines idées phares soient immortalisées ». L'utopie des uns face au réalisme des autres : un bon sujet de débat pour la communauté maçonne...
Reste une évidence : les francs-maçons ne sont « que » des hommes, « et certainement pas des anges. Sinon, ça se saurait ! Nous sommes loin de posséder toutes les qualités que nous lorgnons, et nous aussi nous avons nos failles, puisque nous sommes des humains comme les autres » désacralise Paul. « Il paraîtrait que la proportion de cons est moins importante dans la communauté maçonne. Mais je ne l'ai jamais vérifié » s'amuse Pierre. « Quand on est con, on est con » sourit Paul, en référence à Georges Brassens. « Intégrer la franc-maçonnerie n'y change pas grand-chose. Avec son aide, on peut seulement espérer être un petit con moins con ».


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