« Certaines causes justifient des dérapages »

« Mon appartenance maçonnique a aussi servi mes intérêts professionnels. D'une manière générale ».

Pierre, Pdg d'une importante société dans le bâtiment, refuse de détailler les conditions de ses avantages. Son mérite est de reconnaître ce que la majorité de ses frères interrogés s'échine à taire. Et de poursuivre : « Lorsque les relations fraternelles peuvent favoriser des affaires d'une manière loyale, je m'en sers. Dans le BTP, les tentations sont nombreuses. Qui n'a d'ailleurs pas dit que « leur intérêt, c'est d'y succomber » ? J'essaie simplement de ne pas franchir le Rubicon, au-delà duquel je sens mon éthique malmenée ». Il considère toutefois que la transgression des règles républicaines est compréhensible dans certaines conditions. « Le père d'un enfant violenté qui se fait justice lui-même aura raison au plan humain et tort au plan républicain. De même, un patron doit-il refuser une entente au risque de précipiter son entreprise dans le gouffre ? ». Au nom de sa « responsabilité » auprès des salariés et de leurs familles, Pierre estime que le dirigeant doit « tout faire » pour assurer la pérennité de la société. Dans un contexte qui façonne un système « abusif » de dévolution des marchés publics, et lorsque le dessein n'est pas l'enrichissement personnel, il « comprend » que des entreprises soient tentées. « L'éthique et la recherche de la vérité, ce peut être aussi d'arbitrer en faveur d'une cause noble contre la loi républicaine ».

 


Le maçon doit-il recruter ses frères ?

 

« L'esprit de famille » est diversement appréhendé par les dirigeants maçons. Certains l'adaptent à l'entreprise et s'entourent de frères. « On sait que l'on peut avoir confiance et compter sur eux ». Et le partage de particularismes comportementaux (lire « Une rencontre amoureuse ») assure une collaboration fluide. « On se comprend. On va vite » constate Jean-Michel Daclin. La « coopération maçonnique », plébiscitée par Michel Charmont (lire encadré « Des actes de type mafieux ») « était un exemple managérial de fraternité, de respect, de performance, de justice ». Selon lui, l'aréopage de maçons à la tête de cette société constituait une parade collective aux tentations, appétissantes, qui pouvaient menacer individuellement l'intégrité de chacun d'entre eux. Un miroir toutefois à double face, qui au contraire peut destiner la même coalition à un dessein condamnable.
Lorsque Gérard Collomb et ses adjoints Jean-Louis Touraine, Yvon Deschamps, ou encore Jean-Michel Daclin déclarèrent leur appartenance maçonnique au lendemain de la victoire municipale de 2001, cela eut pour effet de désamorcer les suspicions. Cette louable transparence - toutefois effectuée sous le coup de quelques pressions - est-elle pour autant une assurance tous risques ? La nomination du profane Etienne Tête à la présidence de la commission d'appel d'offres constitue un signe fort.
Autres dangers, un ostracisme discriminant à l'égard des non-initiés, une dérive uniformisatrice et même sectaire de la pensée, enfin des liens indicibles et des devoirs - de fraternité et d'entraide - que l'engagement maçon à les préserver peut rendre contraires aux intérêts économique et stratégique de l'entreprise. Sans compter que la forte concentration des maçons dans certains métiers et secteurs d'activité ne laisse guère d'autre alternative aux nouveaux éléments ambitieux et carriéristes que d'intégrer une obédience. Jusqu'à constituer une forme d'oligarchie inquiétante.
C'est pour protéger sa « liberté » de gérer et de manager que Pierre, PDG d'une importante entreprise du bâtiment du sud de la France, affirme se refuser à recruter des frères. « Même si j'aimerais beaucoup travailler avec certains d'entre eux et que j'ai la conviction qu'ils seraient un vrai plus pour l'entreprise ». Cette même peur qu'un fort lien affectif avilisse son jugement d'entrepreneur conditionna son propre engagement dans l'entreprise créée par son grand-père. « Avant d'accepter, j'ai exigé de ne travailler avec autre membre de ma famille ». Famille de sang et famille de cœur constituent un obstacle similaire. « On ne porte pas le même regard sur un parent ou un frère que sur un collaborateur lambda. Y compris lorsqu'il faut sanctionner. C'est inévitable ».

 


L'entreprise et le libéralisme, terrains minés

 

« L'entreprise est une communauté de travail qui nourrit mon propre travail initiatique » affirme Pierre. « Elle est faite pour améliorer la condition de l'homme » renchérit le cinéaste Georges Combe. Les témoignages de Gérard, de Jean-Michel Daclin, ou d'Alain Pozarnik (lire article) l'attestent. Mais elle est aussi un lieu tout à la fois de consolidation et d'agression de l'éthique, « un tel théâtre de mensonge qu'il justifie qu'on tente d'y appliquer ses convictions humanistes » juge Bernard Platon. Les fondements philosophiques maçonniques interrogent la mission, la vocation, l'organisation des entreprises. Et le sens du Progrès, dont la dimension comptable promue par la société capitaliste agresse la réalité qualitative, le bien-être humain, la justice...
D'aucuns, notamment au sein du GO - plus à « gauche » que les autres obédiences, dont l'autre extrémité se rassemble plus volontiers au sein de la GLNF -, considèrent les particularismes organisationnels et culturels de l'entreprise comme des écueils à l'épanouissement de leurs valeurs. « Au contraire de ses frères enseignants dans l'Education nationale, le maçon patron d'entreprise évolue sur un terrain contrasté, même hostile. Ce qui accroît l'intérêt de son engagement. 
L'entreprise est un terrain de combat pour répandre nos convictions et donc une occasion de sublimation lorsqu'on y parvient » explique Paul. Un prosélytisme qu'il applique aux « valeurs » universelles de la maçonnerie mais pas à l'organisation elle-même. La dérive sectatrice se trouve à cette lisière. Surtout, ces maçons stigmatisent « l'enveloppe libérale », et ses caractéristiques - rivalité, compétition, inégalités...- deshumanisantes auxquelles Alain Pozarnik et Jacques, qui incarne un courant utopiste, appellent respectivement à « résister » et à « riposter. Notre société est au bout du rouleau, et la planète ne peut plus supporter les abus provoqués par le capitalisme ». Nicolas, professeur d'université en histoire, affirme même qu'un « frère sincère ne peut pas être très libéral. Car au nom de sa préoccupation de l'homme, il ne peut que condamner les plans sociaux, les attitudes patronales antisociales et antisyndicales, le mercantilisme...Il y a peu de chance qu'Ernest-Antoine Seillière soit maçon ! ». Et de considérer que la loge détient le « pouvoir » d'une part de permettre aux opposants du libéralisme de fortifier leur raisonnement, d'autre part d'amener vers une prise de position critique les frères profondément libéraux.

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