Thierry Ehrmann, l'énigmatique

Juillet 2001. Flamboyant, calculateur, brillant, manipulateur… les épithètes pullulent, qui, dans la bouche de ses partisans – inconditionnels – et de ses détracteurs – hérissés – qualifient le singulier fondateur du Group Serveur. Depuis quelques années, Thierry Ehrmann, courtisé par tous y compris les édiles politiques, cherche à devenir incontournable sur les échiquiers économique, financier, artistique. Ce plébiscite est il mérité ? Incongru ? Cette ascension, insolente, est-elle solide ? Friable ? L’empire de ce ténor de la communication est-il réel ? Ou bien, maquillé par une habile médiatisation, trompeur ? Enquête sur le parcours, la personnalité, et la conquête « industrielle » énigmatiques du patron d’Artprice.
©Tomas van Houtryve/NYT/Rea

« Les mots, ce sont les plus belles armes ». Avec cette phrase, Thierry Ehrmann conclut le récit de l'une des multiples anecdotes qui ont, soi-disant, émaillé son existence. Dans les années quatre-vingt, il roule tranquillement dans sa Rolls-Royce sur les quais du Rhône, lorsqu'il se fait braquer par un truand notoire. A force de persuasion et de dialogue, il le convaincra de se rendre. Véritable fait divers, ou produit de sa fertile imagination ? Difficile de savoir. Toujours est-il que cette histoire, à l'instar de nombreuses autres, appartient à la mythologie de Thierry Ehrmann. Comme ces kangourous qui gambadaient dans sa propriété de Charbonnières. Comme cette voiture de luxe bétonnée dans son domaine de Saint-Romain-au-Mont-d' Or pour échapper au fisc. Comme le chéquier domicilié à Bora-Bora qu'il exhibe sans complexe. La moitié de la ville l'admire, l'autre l'abhorre. Lui s'amuse et jour de cette image pour nourrir son mythe d'entrepreneur rebelle. Un mythe qui trouverait ses racines, aux dires de son auteur, dans sa plus tendre enfance. Un père chrétien, polytechnicien, « qui a l'âge d'un grand père ». Les bruits et la fureur du monde s'arrêtent à la porte du vaste appartement du boulevard des Belges : les médias, à l'exception de La Croix, n'y sont pas en odeur de sainteté et un précepteur dominicain se charge de son éducation jusqu'à l'âge de sept ans. Puis c'est l'école. Mal à l'aise dans le système scolaire, il travers dix-sept établissements comme une météorite. L'un de ses anciens camarades du lycée Fénelon se souvient surtout de l'admiration qu'il vouait à Bob Morane. Il passe son bas de philosophie en candidat libre, puis fréquente la faculté de droit de Genève et l'université catholique de Lyon.
L'entrée dans la vie des affaires s'effectue brusquement, lorsqu'il hérite de l'entreprise de son père. Il n'a pas encore vingt ans. C'est ce moment qu'il choisit pour situer l'acte fondateur d'une philosophie qui ne le quittera plus et qui, encore aujourd'hui, sert de base-line à ses messages publicitaires : « rendre transparents les marchés opaques ». En quelque sorte un Robin des bois des TIC... « L'entreprise de mon père produisait du métacrylate de méthyle - du plexiglas, ndlr -. Il existait à l'époque un cartel de la chimie qui organisait des ententes licites sur le prix des matières premières. J'ai demandé aux ouvriers de se mettre derrière des telex et j'ai cassé le tarif européen par mailing. Les sociétés concurrentes ont alors tout fait pour me racheter. justice'ai compris que la valeur de la société résidait non pas dans son outil de production, mais dans sa capacité à produire de l'information » explique t-il. Fantasme ? Vérité ? Les faits, eux, sont têtus. Ainsi, lorsqu'il évoque cette entreprise basée en Allemagne, Thierry Ehrmann oublie de préciser qu'il était également impliqué dans deux sociétés régionales, Plastiques-diffusion et Plastifrance, léguées elles aussi par sa famille, qui ont déposé le bilan après qu'il en ait pris le contrôle. « Je n'avais plus aucune relation avec Plastifrance lorsqu'elle déposa le bilan » se défend-il aujourd'hui.

 

Déboires financiers

 

Une fois ces affaires soldées, Thierry Ehrmann prend le virage de la télématique. Il créée notamment La Voix du parano, un audiphone qui dénonce les travers de la bonne société politique et économique lyonnaise C'est alors l'époque des débuts du Minitel, nouveau média dont Thierry Ehrmann repère très vite le potentiel. La Voix du parano est rebaptisée P999. « Messagerie rose » soulignent certains de ses partenaires de l'époque. Allégation dont Thierry Ehrmann, non sans raison, s'offusque. « Le service était une messagerie libre. Une messagerie devient rose lorsqu'on communique sur des messages à caractère sexuel. Ce n'était pas le cas ». Reste qu'avec 100 000 heures de connexion par mois, La Voix du parano deviendra rapidement un service de messagerie majeur en France. Le développement de cette société signe également le début de sa fortune : il la revend, pour plusieurs millions de francs - 20, selon lui -, à la société Incom, qui s'associera elle même à Jean-Marc Berger, propriétaire du Palace et figure des nuits parisiennes.
Quand aux salons de massage que Thierry Ehrmann a possédés à Lyon dans les années quatre-vingt, ils cristallisent les rumeurs. En premier lieu, il convient de préciser que l'emblématique patron du Groupe Serveur ne gérait aucun salon en direct. En revanche, son épouse et deux de ses compagnes dirigeaient bien trois centres de relaxation (le Centre esthétique corporel évasion, le Centre esthétique de mise en forme, et le Centre de réflexion corporelle et psychologique). Contrairement à de récurrents ragots et selon nos informations, la procédure judiciaire dont ces salons ont fait l'objet ne répondait pas à des motifs de mœurs mais portait sur des déboires financiers. Ces faits ont d'ailleurs bénéficié d'une loi d'amnistie. Thierry Ehrmann estime aujourd'hui qu'il a été victime de l'emploi, à l'époque mal connoté, du terme « relaxation » pour qualifier ces centres. « Il s'agissait, en réalité de centres de mise en forme dotés d'un matériel de pointe, notamment de caissons d'isolation sensoriels » tient-il à préciser. En cette même fin des années quatre-vingt, il prend également une participation dans les clubs de forme Athena. Il se retirera peu avant que l'enseigne ne dépose le bilan.

 

Divergences avec JetMultimédia

 

Cette période brumeuse passée, et après avoir créé une multitude de sociétés - il affirme avoir déposé 63Kbis, vendu des lettres d'information politiques, du matériel électronique, des images de synthèse... - , Thierry Ehrmann va se concentrer sur les bases de données professionnelles. Le principe est désormais clairement établi : identifier des gisements d'informations brutes, les agréger et les diffuser par un moyen télématique. L'idée est simple, efficace et rémunératrice. Sur ce modèle, Thierry Ehrmann crée notamment VAE (Vente Aux Enchères, qui affiche les résultats de ventes aux enchères), mais également un serveur Minitel dont l'objet est de rapprocher chargeurs et transporteurs routiers, ou encore un service pour mettre en relation travailleurs intérimaires et sociétés en quête de main d'œuvre. Des activités qui connaitront des fortunes diverses. En 1995, il revend une bonne partie de ses services, regroupés sous l'égide du Serveur judiciaire, à Jet Multimédia.
Là encore, le mythe et la réalité divergent. Thierry Ehrmann souligne que la cession du Serveur judiciaire lui a rapporté environ 15 % du capital de Jet Multimédia, groupe dont il affirme avoir été l'un des actionnaires de référence et qui a récemment fait l'objet de l'une des plus importants OPA jamais réalisée dans la région. « Faux » rétorque Eric Peyre, co-fondateur de Jet Multimédia. « Nous avons racheté le Serveur judiciaire pour 3 millions de francs en cash et 5 millions de francs en titre Jet Multimédia. Cela ne représentait que 3 % à 4 % du capital. Par ailleurs, Thierry Ehrmann n'a jamais eu de mandat de gestion chez Jet, ni participé à la fondation du groupe. Dans ce que nous avons racheté, seul VAE représentait un flux de connexion important ».

 

Crédibilisé par Bernard Arnault

 


Le Serveur judiciaire cédé, Thierry Ehrmann met alors le cap sur l'Internet. L'aboutissement d'une aventure qui, selon lui, aurait commencé en 1987, date à laquelle « le groupe a commencé à migrer ses bases de données sur l'Internet ». A partir de 1995, il multiplie les expériences innovantes, là où d'autres grands groupes sont beaucoup plus timides. Il jette les bases d'Artprice. com, un annuaire de cotation des œuvres d'art vendues aux enchères à travers le monde, en rachetant une petite société française qui édite un guide annuel, Adec. S'ensuit le rachat du concurrent américain, le Falk'sArtprice Index. D'autres initiatives seront couronnées de moins de succès. C'est le cas notamment de l'Internet gratuit. Thierry Ehrmann sera le premier en France à lancer l'accès gratuit à l'Internet, mais le service sera vite dépassé par les offres concurrentes. « C'est l'un des problèmes d'Ehrmann. Il ne capitalise pas sur ses idées. Il peut décider très rapidement de tout arrêter » observe un éditeur de presse.
L'année 1999 apparaît comme déterminante. Europe@web, le véhicule d'investissement de Bernard Arnault dans l'Internet, prend une participation de 16 % dans Atriprice, auréolant alors la start-up d'une tout autre légitimité. « Artprice, c'est le projet de ma vie » confie aujourd'hui Thierry Ehrmann, qui semble sincèrement touché par sa rencontre avec le magnat du luxe : « c'est un être désespéré de son intelligence, mais aussi un visionnaire doté d'une très bonne capacité à anticiper ». Profitant de cette opportunité unique, le bouillonnant patron fait alors le grand ménage au sein de son groupe qui toutefois demeure encore largement opaque (lire encadré Un groupe aux contours flous). Il implique aussi le seul partenaire susceptible de contrebalancer la puissance considérable d'un groupe comme LVMH : la bourse. « Thierry est un génie. Il a su tenir tête à Bernard Arnault en lui disant qu'avec le marché il avait trouvé quelqu'un de plus fort que lui. Arnault était échec et mat... » analyse Louis Thannberger, le patron d'Europe finance et industrie. Difficile d'évaluer la part de calcul dans cette envolée lyrique, puisque le fondateur d'EFI dit compter sur Thierry Ehrmann pour entrer dans le capital d'Euroclass, l'hypothétique marché des valeurs moyennes qui pourrait voir le jour à Lyon d'ici a premier trimestre 2002.

 

« Une vraie vision stratégique »...

 


Tout ce travail accouche, en 2000, d'un mémorable introduction en bourse. Artprice, qui est effectivement la première société de « pur » commerce électronique à pénétrer le Nouveau marché, fait l'objet d'une campagne médiatique impressionnante orchestrée par le seul Thierry Ehrmann. L'opération confère à Artprice une audience sans précédent auprès du grand public et des investisseurs, tous attirés par les rumeurs de profits faciles sur le Nasdaq, de l'autre côté de l'Atlantique. Résultat : lors de l'introduction au nouveau marché, les titres Artprice ne peuvent coter pendant trois jours tant la demande est forte. Cette société qui ne réalise que 5 millions de francs de chiffre d'affaires et concède 2,5 millions de pertes enregistre, pour la première cotation, une capitalisation boursière de plus de... 2 milliards de francs !!! Le tonitruant Louis Thannberger en est encore tout retourné. « Thierry Ehrmann possède une vraie vision stratégique de l'entreprise et du marché. Je lui avais fait part de mon pessimisme : le jour de l'introduction ne semblait pas bon. Il a insisté. L'opération s'est finalement déroulée de façon magistrale ».
Désormais les poches pleines, le groupe dispose des moyens de sa croissance. Moyens qu'il va s'empresser de mettre à profit. Thierry Ehrmann rachète de nombreux fonds éditoriaux pour enrichir les bases de données d'Artprice. Il cède également sa filiale le Serveur internet contre 15 % du capita d'Elia, une société cotée qui produit des logiciels dédiés à la logistique et au transport. « En fait les dirigeants d'Elia ont trouvé en Ehrmann un super conseiller en communication qui a permis de changer l'image du groupe. C'est peut-être ce qui explique qu'ils aient payé cher pour racheter le Serveur Internet » commente un chef d'entreprise. Reste que les dirigeants d'Elia - devenu entre-temps Tracing Server - ne tarissent plus d'éloge sur leur nouvel « actionnaire de référence ». « Une mémoire phénoménale, une culture immense, une capacité de réactivité extraordinaire... Dans notre société essentiellement composée de techniciens, il a apporté la connaissance de la bourse, les méthodes financières, la connaissance de la propriété intellectuelle. Parfois ça pète, mais c'est constructif. Un technicien et un philosophe, cela ne va pas forcément bien ensemble » explique le directeur du développement d'Elia. Le charme Ehrmann joue à plein.

 

... mais des pratiques controversées

 

En revanche, les méthodes parfois déroutantes de l'intéressé ne lui ont pas toujours permis de remporter les combats qu'il menait. Voici quelques mois, Thierry Ehrmann a tenté de racheter, en profitant d'une querelle d'actionnaires, des parts dans la société SME, éditrice de l'hebdomadaire économique Bref Rhône-Alpes. Las. Après une longue bataille médiatisée, il échoue, finalement retoqué par le conseil d'administration. « Il nous a contactés par téléphone portable pour nous parler des projets qu'il nourrissait pour Bref Rhône-Alpes. Je lui ai répondu que lorsqu'on se bat pendant douze ans pour développer un support en investissant sur la collecte d'information, on n'est pas enclin à le céder au premier venu » souligne aujourd'hui Jean Mochon, le Président de SME. Récemment Thierry Ehrmann a également été condamné en appel à verser 10 millions de francs aux Editions législatives pour contrefaçon. Il a confirmé ce jugement, mais n'a pas souhaité commenter l'affaire, arguant de procédures en cours.
Le personnage, complexe et difficile à cerner, trouve partout des soutiens inattendus. C'est le cas notamment de Bernard Bolze, le fondateur de l'Observatoire international des prisons, qui l'a rencontré voici vingt ans. « Il avait déjà l'intime conviction que les nouvelles technologies étaient le lieu du jackpot. Mais il était aussi sensible à notre démarche libertaire. En 1994, lors d'une nuit d'alerte pour les prisonniers du monde, il est venu coller des affiches avec nous. Ce n'est pas un héritier traditionnel, conformiste et bien-pensant. Ses amis sont souvent à la marge et il a de la fidélité en amitié » explique-t-il. Certains qui l'ont côtoyé dans les affaires affichent une tout autre opinion. « Le bon Dieu lui a donné trois atouts » décortique un dirigeant d'entreprise. « Il sait s'exprimer. Il repère tout de suites les faiblesses de son interlocuteur. Et il sait prodigieusement les accentuer ». Du côté de « Waco » - c'est ainsi que certains habitants de Saint-Romain-au-Mont d'Or qualifient la forteresse qui abrite à la fois le domicile de Thierry Ehrmann et le siège de son groupe -, la motivation semble jouer à fond, malgré des méthodes de management à des années-lumière de celles traditionnellement en vigueur dans les strat-up. « Il est réactif et impulsif, mais juste et précis au niveau de ses idées. Il faut travailler rapidement et être disponible. Pour autant, ce n'est pas de l'esclavage. Les conditions de travail sont agréables » énonce Marc Del Piano, le directeur artistique du groupe. Thierry Ehrmann dit ne donner aucun stock-options à ses employés, mais distribuer du capital nominal. « Certains de mes associés sont devenus riches » commente-t-il, sans toutefois préciser lesquels. Lui aussi est riche : il détient 95 % de son groupe et met en avant des revenus annuels qui oscillent entre 2 et 3 millions de francs. Et du faut de son empire, le maître des lieux, grand seigneur, pense déjà à la retraite : c'est promis, en 2002-2003, Thierry Ehrmann investira 100 % de son temps et de son argent dans l'Art. Au poste de président du conseil de surveillance de son groupe, il « prendra du recul », pour son entrée dans la quarantaine. Et dans l'Histoire ?

 

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