Sanofi, le double jeu

Site de production hors normes environnementales, vaccins en sursis, arrêt définitif de certains traitements, comme l’Immucyst, principal traitement du cancer de la vessie... autant de cas de figure qui questionnent sur les arbitrages financiers, les pratiques, les ambitions et l'éthique du fleuron français des biotechnologies. Entre patients et rentabilité, le choix de Sanofi est cornélien.
A quoi joue Sanofi ?
A quoi joue Sanofi ? (Crédits : Robert Pratta)

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Il sera bientôt impossible de se procurer l'Immucyst, spécialité à base de BCG. Un médicament qui soigne chaque année 12 000 personnes atteintes d'un cancer de la vessie, cinquième cancer le plus fréquent en France. Sanofi était le seul laboratoire à fabriquer le médicament dans son usine de production à Toronto (Canada). Mais les déboires s'y sont accumulés.

Tout commence en 2013 lors de la découverte, au cours d'un contrôle sanitaire, de levures sur des cartons d'emballage contenant les flacons de poudre de BCG. La production est interrompue. La Food and Drug Administration (FDA), agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux, estime que l'usine canadienne n'est plus aux normes.

La société biopharmaceutique décide alors de la détruire et d'en reconstruire une nouvelle. Mais les aléas climatiques s'en mêlent alors : une tempête entraîne l'inondation du nouveau site en 2015. Nouveau coup d'arrêt à la production. S'ensuivent des problèmes de canalisations gelées qui retarderont encore la remise en production. De quoi décourager l'industriel. D'autant que le procédé de fabrication de ce vaccin vivant est très délicat. La méthode est assez artisanale et il n'est pas possible d'accélérer la production. Le bacille est cultivé dans des embryons de poulet ou dans des tranches de pommes de terre dans lesquelles est glissée de la bile de bœuf. C'est là que les micro-bactéries sont ensemencées en espérant qu'elles se multiplient. Il faut ensuite les conditionner avant de les commercialiser. Tout au long du processus, les pertes peuvent atteindre 50 %. Face à ces aléas, dès 2014, le traitement finit par manquer. Les malades tentent de s'approvisionner comme ils le peuvent, franchissant parfois les frontières pour trouver leur traitement.

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"Certains allaient en Suisse et n'hésitaient pas à payer la consultation 400 euros, sans compter le billet de train, pour obtenir l'Immucyst", explique le docteur Yann Neuzillet, référent cancer vessie à l'Association française d'urologie (AFU), maître de conférences et chirurgien urologue à l'hôpital Foch de Suresnes. La pénurie touche aussi l'Algérie :

"La BCG-thérapie est en rupture de stock à l'Institut Pasteur d'Alger. Des patients sont contraints de l'acheminer dans une glacière de Tunisie ou d'ailleurs", souligne Frédéric Merlier, président de l'association Les Zuros.

Les coûts augmentent aussi de façon importante : avant la pénurie, une dose d'Immucyst se vendait 54,90 euros. En période de rupture de stock, les prix atteignent une fourchette de 115 à 140 euros par flacon.

L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), dont la mission est d'assurer au mieux, sur le territoire national, la sécurisation de l'accès des patients aux médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), met en place des restrictions de distribution dès septembre 2014. Le traitement est réservé aux cas les plus graves sans possibilité de rappels. « Cela permet d'assurer une utilisation optimale des médicaments en cas de tensions ou de pénurie », annonce par téléphone une représentante de l'ANSM. Des restrictions qui n'avaient aucun sens pour le professeur Marc Colombel, urologue aux Hospices civils de Lyon :

"Pour être efficace, le traitement doit se dérouler en plusieurs phases. Ces restrictions ont entraîné des récidives et une hausse des cystectomies (ablation de la vessie)."

Le couperet tombe

Face à ces tensions d'approvisionnement, Sanofi décide de rapatrier les stocks mondiaux sur le marché français. Les dates de péremption sont par ailleurs prolongées. L'ANSM tente de son côté de trouver des solutions pérennes à cette crise sanitaire et donne ainsi le feu vert à deux laboratoires concurrents, Medac et MSD, pour approvisionner le marché français avec deux traitements équivalents à l'Immucyst, mais issus de deux souches différentes, BCG-Medac et Oncocyst. En octobre 2017, l'ANSM peut enfin lever les restrictions.

Reste qu'en novembre dernier, le couperet tombe : Sanofi annonce l'interruption de la production du vaccin BCG à l'horizon 2018, évoquant dans un communiqué "des difficultés de production" d'une matière première biologique "dont la production est particulièrement complexe et longue qui ne permettent pas de maintenir l'approvisionnement fiable que requiert le produit à long terme". Contacté par mail, l'industriel n'a pas souhaité donner davantage d'éléments.

Une opportunité pour MEDAC et MSD

"Pour le moment, nous vivons sur des stocks. Au-delà de 2019, nous ne savons pas comment nous ferons. L'arrêt de l'Immucyst est une bombe à retardement", affirme le docteur Yann Neuzillet. L'urologue craint que ni Medac ni MSD n'aient les capacités suffisantes pour pallier le gouffre laissé par le géant français de la pharmaceutique, qui produisait 90 000 doses par an. Les deux laboratoires voisins de Sanofi à Lyon, tous deux installés au cœur du biopôle de Gerland, se préparent toutefois à relever le défi.

L'allemand Medac dispose de deux usines, l'une en Allemagne, l'autre en République tchèque, dédiée à la production de BCG-Medac. Le laboratoire a déjà augmenté de moitié ses capacités de production et construit un nouvel atelier. Pascal Joly, pharmacien responsable et directeur général de Medac France, y voit une opportunité de développement sur un marché jusqu'alors "écrasé par Sanofi". Cinq mille à huit mille doses sont actuellement produites chaque mois.

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L'autre laboratoire, MSD, implanté également dans le quartier de Gerland, a quant à lui obtenu une autorisation exceptionnelle et transitoire en France pour commercialiser sa spécialité Oncotyst, initialement destinée au marché canadien. Celle-ci avait déjà fait l'objet de précédentes importations entre 2012 et fin 2015. "MSD fait un travail important pour obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM) de l'Oncocyst en France d'ici fin 2018-début 2019, avant que l'Immucyst cesse d'être produit. Nous sommes plutôt confiants", précise la représentante de l'ANSM.

Reste une inconnue : difficile de savoir si ces deux traitements produits à partir d'une autre souche seront aussi efficaces qu'Immucyst et n'auront pas d'effets secondaires pour les patients.

200 médicaments indisponibles

BCG, mais aussi hépatite A ou coqueluche, l'Immucyst n'est pas un cas isolé. "Actuellement dans le monde, 200 médicaments sont à l'arrêt", précise le Pr Marc Colombel, également maître de conférences à l'université Lyon 1.

"Depuis quatre ou cinq ans, on constate une hausse des ruptures de stock de certains médicaments ou vaccins à l'échelle européenne et internationale. Un phénomène qui n'existait pas il y a une dizaine d'années", explique-t-on à l'ANSM.

"Aujourd'hui, les fabricants n'ont plus une multiplicité de sites. Si un problème de production survient dans une usine, si une matière première vient à manquer ou si un défaut de qualité est détecté, ce sont tous les marchés qui se retrouvent privés de ce médicament", analyse l'agence nationale.

En cas de pénurie, elle propose des médicaments génériques, réalloue à la France des stocks disponibles sur d'autres marchés ou contingente les médicaments.

Rentabilité avant tout

La loi oblige l'industrie pharmaceutique à couvrir les besoins en médicaments essentiels, mais dans le cas de l'Immucyst, l'ANSM s'est retrouvée impuissante. "La législation n'a pas pu être appliquée en raison de la délocalisation de la production au Canada", regrette le Pr Colombel.

L'affaire est simple à résumer pour l'urologue : "Il s'agit d'une volonté économique de Sanofi de se séparer d'un traitement fait pour un nombre assez limité de patients."

Trois morts peut-etre liees au vaccin anti-dengue de sanofi, dit manille

Pourtant, 12 à 13 000 nouveaux cas de cancers de la vessie sont détectés chaque année en France. Sans compter la hausse des dépenses de santé publique qu'entraînent les cystectomies. "Il est le cancer le plus cher à soigner entre le diagnostic et les cystoscopies répétées (exploration de la vessie)."

À elle seule, une cystectomie coûte 17 000 euros. Le Pr Colombel a étudié les conséquences économiques de la pénurie d'Immucyst entre 2014 et 2016 :

"Nous avons observé un surcoût de 1 148 euros par patient sur une cohorte de 400 malades, soit une hausse des soins de 196 %. Sur 10 à 11 000 patients qui ont besoin d'être soignés, cela équivaut à dix millions d'euros de surcoût par an. »

Un gouffre pour la Sécurité sociale.

"Un comble quand on sait que Sanofi touche en France 140 millions d'euros par an de crédit d'impôt recherche..."

Pour Fabien Mallet, laborantin au service qualité de l'usine Sanofi de Neuville-sur-Saône (Rhône) et délégué syndical CGT, c'est bien de rentabilité dont il s'agit avant tout :

"Lorsque Sanofi s'aperçoit qu'un traitement n'est plus assez rentable, il laisse un concurrent prendre sa place. Auparavant, ce n'était pas la même logique. On essayait d'abord de répondre à une problématique de santé. Nous avons le sentiment d'être dans une gestion purement financière. Nous, salariés, sommes là pour soigner les gens, pas pour remplir les poches des actionnaires. C'est comme s'ils passaient avant les patients."

Et le professeur Marc Colombel de s'interroger : "Il est dommage de se retrouver sans aucune usine en France pour produire le BCG, qui est une invention française. Les vaccins font aussi partie de notre stratégie de défense !"

Quel avenir ?

En attendant, les patients tentent de se mobiliser. Un premier collectif s'est formé en 2015 au moment de la pénurie, à l'initiative de Sabine Coussi dont le traitement a été retardé. Puis une association se crée en juin 2017, Les Zuros, qui compte une trentaine de membres. À sa tête, Frédéric Merlier, diagnostiqué en 2016 à seulement 41 ans : "Nous voulons que l'État prenne ses responsabilités dans ce dossier." Il préconise la mise en place d'un établissement public pour produire la BCG-thérapie. "Elle pourrait en partie être financée grâce aux taxes sur le tabac, premier responsable de ce cancer", propose-t-il. Le professeur Colombel estime quant à lui qu'"il faudrait qu'un organisme public s'assure de l'obligation de produire un médicament considéré comme indispensable".

L'Immucyst n'est pas le seul renoncement du laboratoire. Sanofi vient en effet d'annoncer l'arrêt du développement de son vaccin contre le Clostridium difficile, une bactérie responsable de maladies nosocomiales. Sans parler du scandale de la Dépakine ou de la nouvelle déconvenue causée par Dengvaxia. Le vaccin contre la dengue, produit dans l'usine de Neuville-sur-Saône, pourrait aggraver la maladie dans certains cas.

Tout cela explique le recul du champion français de la pharmaceutique, qui oscille depuis 2016 entre le 4e et le 5e rang mondial des entreprises biopharmaceutiques. Ces trois dernières années, Sanofi a racheté des actions, à hauteur de trois milliards d'euros, pour les détruire afin d'en maintenir le cours. Certains y voient un signe des craintes du laboratoire d'être racheté. L'avenir semble bien sombre.

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