Cardinal Barbarin : démission d'un prélat et patron aux visages antagoniques

Par Denis Lafay  |   |  4651  mots
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
Condamné le 7 mars, à six mois de prison avec sursis pour "non-dénonciation d'abus sexuel" dans son diocèse, Philippe Barbarin a décidé de remettre sa démission de cardinal, refusée ce 19 mars par le Pape. Plongée dans une personnalité multiforme - décortiquée dans nos colonnes lors d'une longue enquête publiée en 2012 - qui abrite trois identités, trois vocations, trois responsabilités, à bien des égards dissymétriques : celles d’un homme plébiscité, d'un pasteur qui divise, d'un patron critiqué. Un Cardinal qui décidé néanmoins de se mettre en retrait et de laisser la conduite du diocèse au vicaire général modérateur, le père Yves Baumgarten.

Publication le 7 mars 2019, mise à jour le 19 mars 2019.

Quelques voix, isolées, évoquent bien un narcissisme, un "amour de lui-même", et un "ego" immodérés, consolidés par un entourage porté à la soumission, à la flatterie ou à l'admiration. Mais, même fondées et étayées, elles s'éteignent sous les témoignages laudateurs, partagés jusque par ses plus sévères détracteurs.

Philippe Barbarin aime "profondément", "viscéralement" l'Homme. L'envergure de son humanité et de son empathie, celle aussi de s'adapter avec "sincérité" à ses auditoires, frappent la plupart des interlocuteurs. Face à lui, l'individu est unique, et, qu'il soit célèbre intellectuel, patron prestigieux, anonyme paroissien, ou sans papiers, devient l'objet exclusif de son attention.

Laquelle peut prendre des formes surprenantes : un message pour souhaiter l'anniversaire, un présent rapporté à des enfants, un dîner partagé dans la simplicité d'un foyer. Dans sa mémoire, fameuse, semble prendre place la situation de chacun de ceux - prêtres, fidèles - en proie à des fragilités ou à des drames qui nécessitent, de sa part, un geste ou un appel, même impromptus. Lui-même, par pudeur ou par déni, tait ou dissimule ses propres failles. "Son intérêt pour l'histoire de l'"autre", particulièrement lorsqu'elle est indicible, est sans retenue. Il est constamment dans le risque de la rencontre, et se laisse toucher par la "vraie vie", observe Bruno-Marie Duffé, qui fut aumônier du Centre anti-cancéreux Léon Bérard après avoir dirigé l'Institut des droits de l'homme de l'Université catholique de Lyon.

"Face à la souffrance, il est dans la révélation de lui-même. Mais aussi dans la réaction, corrobore Bernard Devert. Un exemple ? Novembre 2010. Il fait froid. 23 heures. Je l'appelle, pour l'informer du cas, tragique, de cinq familles hébergées dans des tentes. "Amenez-les moi immédiatement", m'indique-t-il". Devant l'intolérable, face ce qui malmène l'intégrité humaine, le fondateur d'Habitat et Humanisme observe un homme "indigné" et dont "rien" ne peut entraver la détermination à riposter : "Cette attention à l'"autre" le fait devenir "autre"". "Il a un cœur magnifique", concède-t-on jusque parmi ses contem­pteurs.

Tornade blanche

Travailleur acharné, orateur singulier - une élocution hasardeuse, mais pimentée par un humour, une malice, une (fausse) désinvolture, un talent verbal, et une rhétorique ciselée qui façonnent un charisme et un pouvoir de séduction qui enchantent... ou agacent -, cet adepte d'astronomie apparaît ouvert et s'affranchit des préjugés lorsqu'ils entravent le débat avec l'"autre". Chaleureux, convivial, il sait se débarrasser des imposants apparats de sa fonction pour rompre l'impression et assurer à l'interlocuteur aisance et proximité. Sa culture de l'échange et son appétence au dialogue semblent illimitées, dès lors qu'ils élèvent intellectuellement, s'épanchent sur une fracture humaine, assouvissent sa curiosité, sustentent son inclination à la miséricorde.

Sa main tendue aux mouvements homosexuels heurtés par l'intransigeance de l'Eglise sur l'emploi du préservatif, ou son intervention pour autoriser, en dépit de vives hostilités au sein du cénacle catholique lyonnais, l'ancien Grand Maître du Grand Orient de France, Alain Bauer, à participer en 2008 aux Entretiens de Valpré consacrés au "pouvoir", l'attestent. Parce qu'il est lui-même altérité, ses préférences vont aux interlocuteurs non ordinaires, dont le parcours, le relief, l'intrépidité, et la liberté de lui résister l'interrogent et le bousculent. Intuitif, réactif, rapide, son énergie l'entraîne dans une profusion de sollicitations et de projets qui tour à tour embarque et déroute, exalte et décourage. "On le surnomme Lucky Luke. Parce qu'il dégaine les idées plus vite que son ombre", sourit un prêtre. "C'est une tornade blanche", complète Thierry Magnin, recteur de l'Université catholique de Lyon.

Courageux

Imprévisible, insaisissable, indépendant, il bouleverse les schémas établis, ose, risque, entreprend, remet en question, surprend, adopte des décisions qui déstabilisent. "Il est là où on ne l'attend pas", admirent les journalistes Janine Paloulian et François-Nicolas d'Alin­court. Et il n'a "jamais peur", constate un proche collaborateur. Dans la même semaine, il est tout aussi capable d'expliquer aux évêques les enjeux du Grenelle de l'environnement devant un Jean-Louis Borloo médusé, de débattre avec le généticien Axel Kahn du statut de l'embryon, et d'officier pour les ouvriers d'un chantier autoroutier.

"Preuve, témoigne Bernard Devert, que tout dans sa démarche de foi tend à diviniser ce qui est humanisé" - qui traduisent une certaine liberté, même cornaquée. Liberté qu'à l'aune de son attention à une jeunesse en laquelle il a, très tôt dans sa carrière, repéré le gisement de la revitalisation et du renouvellement ecclésiaux, il sait exploiter avec force compétences et astuces - autant innées qu'acquises - en matière de communication (jusqu'à son compte twitter : @comcardbarbarin) pour apparaître résolument "de son temps", comme le résume Dominique Nouvellet, fondateur de Siparex et jusqu'en 2011 membre du Conseil diocésain des affaires économiques.

Effectivement, moins pour contenter son ego que pour porter loin sa parole et servir la cause de l'Eglise, il manie les médias avec dextérité. Et, volontiers assimilé au syndrome Sarkozy - mais davantage par tempérament que par calcul -, est dans son époque : celui de l'omniprésence, de la boulimie, de la réactivité, du terrain, de la visibilité... qu'embrasse cette jeunesse qu'il aime aussi parce qu'elle tranche avec une hiérarchie romaine fossilisée et percluse de baronnies.

Rebond

Quant à sa structuration intellectuelle, elle soutient les mêmes particularismes : brillante et décousue. Elle apparaît émaner davantage de la fulgurance et de la virtuosité que du raisonnement et de l'organisation. Au risque de faire l'impasse sur la cohérence. "C'est la pensée Lego, résume Bruno-Marie Duffé : j'assemble des éléments sans véritable ligne de conduite. Le cardinal est complètement dans une histoire, qu'il vit intensément au quotidien mais sans perspective ni orchestration". Et le théologien de prendre pour symptomatiques exemples ses lettres pastorales "peu construites, rarement conclues", résultant davantage d'une juxtaposition d'éléments que d'une dialectique modelée et synthétisée. "C'est un homme de rebond. C'est pourquoi il est si performant dans les débats ou dans la rédaction de livres d'entretiens". Performance que Jean-Bernard Plessy, professeur de philosophie et supérieur de l'Institution des Chartreux, met en perspective de Bossuet à l'aune d'un "art de l'éloquence", d'une "maîtrise du genre homélitique", d'une "connaissance de l'écriture sainte", et d'un "amour de l'Eglise hors du commun".

Inclassable

L'affectivité et l'humanité, indiscutés, de l'"homme" Barbarin, sont-elles scrupuleusement honorées par les convictions du "prêtre" Barbarin et par la politique que le Vatican exhorte l'"archevêque" Barbarin d'appliquer ? Sous l'écorce de cette interrogation apparaissent les premières lézardes. La mise en perspective de la modernité et de l'audace, caractéristiques du "style" Barbarin, et de l'interprétation, classique et traditionnelle, de la doctrine ecclésiale assumée par le "pasteur", questionne. Et même divise, au sein du clergé lyonnais ou des aréopages assimilés. "Tapoter sur un ordinateur, posséder un téléphone portable, et recourir aux conseils d'un célèbre coach en management - Vincent Leenhardt, ndlr - signifie-t-il être moderne ? Pour beaucoup, cela semble être le cas. De mon côté, j'estime que c'est dans les actes qu'on manifeste - ou non - cet attribut. Pas dans l'emploi d'apparences ou d'artifices", tranche un curé de paroisse.

D'aucuns, bien sûr, n'observent aucune incohérence entre la "forme" et le "fond". Etre contemporain dans le style, c'est-à-dire être en prise avec certaines manifestations - y compris en matière de communication ou de visibilité - de la société, n'induit pas d'être progressiste dans la pensée. Etre "ouvert" aux différences, aux différents, et aux différends, n'implique pas de subordonner sa conviction à l'apaisement de ces écarts. Etre conservateur dans la doctrine n'impose pas d'être conformiste dans la manière de la répandre. Or, le déplore Etienne Thouvenot qui œuvre bénévolement à l'orchestration de la Fête diocésaine, "en France on est friand d'enfermer chacun dans une case. Le cardinal dérange parce que justement il ne se soumet pas à cette logique de la compartimentation. Il est inclassable". Y compris au plan politique, où, confie son ami de lycée et professeur de philosophie Pierre Durand, "là encore personne ne peut le localiser".

Un pasteur diversement apprécié

Il n'empêche, et chez lui de manière exacerbée parce que sa préoccupation de l'"autre" l'a placé ostensiblement en résonance avec les problématiques sociétales, Philippe Barbarin est exposé comme chaque prêtre aux confrontations morales, éthiques, intellectuelles, donc aussi d'ordre affectif et humain, propres à la mise en perspective de la doctrine de l'Eglise et des aspirations nouvelles de la société... mais aussi des membres de ladite Eglise. Mariage des prêtres, sexualité, port du préservatif, bioéthique, considération des catholiques divorcés-remariés, élargissement des compétences des laïcs... les thèmes qui questionnent la doctrine personnelle de Philippe Barbarin sont pléthore.

Et, comme le concèdent Pierre Durand, lui-même divorcé, ou de proches collaborateurs, ne peuvent pas lui épargner d'être en "souffrance" lorsque sa parole ne panse pas - et parfois même enflamme - la blessure de l'Homme, invisible ou qui lui fait face. Pourtant, il n'en révèle rien. Par pudeur ? Par gêne ? Par l'intérêt, parfois hypocrite, de préserver l'image de l'Eglise - jusqu'à taire les pratiques sexuelles d'un nombre substantiel de prêtres, selon Christian Terras, fondateur des éditions Golias, "parfaitement connues" au sommet de la hiérarchie - ?

Contorsion

Surtout, affirment autant le trublion de la presse catholique que d'éminentes figures du clergé lyonnais, parce qu'il est "avant et plus que tout" habité par des convictions insubmersibles, irriguées par une puissance de foi et de prière admirée mais qui domptent sa conscience d'homme et s'imposent à chaque situation rencontrée. Ses éclairs d'humanité et de fraternité sont indiscutables.

Et il va loin dans le dialogue et la considération de l'"autre", sécrétant alors beaucoup d'espérances. Mais il stoppe tout, se fige, se contorsionne, esquive ou élude lorsque sa lecture conservatrice de la doctrine peut être ébranlée par l'aboutissement de cette confrontation. "Il préfère répondre de manière dogmatique plutôt qu'en intelligence de la foi", déplorent en substance ces observateurs, y agrégeant l'héritage de Jean Paul II. Une rectitude théologique constatée jusqu'au sein d'établissements primaires catholiques soumis aux recommandations en matière de catéchisme. Et qu'au sein de l'Université catholique on veille à ce qu'elles n'influencent pas le recrutement des enseignants et n'amendent pas la "liberté de débattre de tout, qui forme l'essence de notre vocation éducationnelle".

Sa foi a-t-elle seulement bonifié l'homme ou bien a-t-elle aussi restreint sa liberté, sa clairvoyance, voire même l'exaucement de son humanité ? "Le prêtre Barbarin est capable d'aller loin dans l'interrogation de sa conscience et de ses convictions, grâce à la liberté que lui assure la source biblique qu'il a fortement en lui. Le cardinal Barbarin s'arrête plus tôt", observe Thierry Magnin. "Il fait des efforts considérables pour entendre des situations considérables. Mais en vain, tempère Christian Ponson, curé d'Ecully et lui aussi ancien recteur de l'Université catholique de Lyon. Sa posture théologique le place devant un mur. L'homme vibre aux situations humaines, mais le pasteur, lui, est intransigeant : il placera toujours et coûte que coûte le dogme ecclésial et la doctrine de l'institution au-dessus. L'un et l'autre alors se font face. Peut-être sont-ils parfois en conflit".

Bataille théologique

Particulièrement au sein de cette génération de prêtres ordonnés dans les années soixante et "nourris" aux réformes du concile Vatican II, la désillusion est palpable. Vatican II ou une ouverture inédite de l'Eglise aux laïcs, à la société et à la cité - y compris dans le travail ou la coopération avec les associations -, jusqu'aux rêves, inaboutis, d'une co-responsabilité et d'une équité de considération dans le baptême au­jourd'hui interrompues. Comme le détaille Michel Quesnel, ancien recteur de l'Université catholique, le courant théologique qu'épouse Mgr Barbarin appartient à la "famille d'esprit" du cardinal suisse Hans-Urs von Balthasar, adepte d'une approche descendante qui part du mystère de Dieu et atteint l'homme. Cette approche, dite "inductive", s'oppose à celle, "déductive", développée par un autre théologien du XXe siècle, l'Allemand Karl Rahner, qui, lui, promeut un mouvement inverse prenant pour point de départ le "connu".

La transcendance face à l'immanence. "Tout alors des décisions ou des comportements de Philippe Barbarin comme de Rome peut être interprété dans ce prisme". Il en est, par exemple, de la sanctuarisation des prêtres dans le périmètre d'une mission pastorale qui leur est exclusivement réservée - au détriment des laïcs -, d'une conception verticale de la hiérarchie qui positionne chacun selon sa proximité institutionnelle et fonctionnelle avec Dieu, de prises de décision relevant "davantage" d'intuitions spirituelles que d'examens pragmatiques, d'une certaine fatalité face à l'échec, d'un soutien aux approches piétistes, culpabilisantes ou moralisatrices auxquelles les pans conservateurs - notamment parmi les jeunes prêtres - du clergé souscrivent.

Conception passéiste de la doctrine

Son ecclésiologie est celle, regrette-t-on dans cette génération de prêtres sexa et septuagénaires, d'une déresponsabilisation des chrétiens mis à l'écart de la construction de l'Eglise. En écho à la société, Rome et Lyon prôneraient l'individualisation de l'engagement chrétien, "un moyen également d'exercer une emprise sur les consciences que le mouvement collectif initié par Vatican II avait permis de libérer". "Nous assistons à une reprise en main et à un retour en arrière, susceptibles de décourager certains laïcs prêts à nous accompagner.

C'est d'autant plus inepte que le diocèse doit faire face à une pénurie de prêtres", détaille un responsable de paroisses. Christian Terras circonscrit les prises de position du cardinal Barbarin à une conception "excessivement émotionnelle, compassionnelle, et passéiste" d'une doctrine de l'Eglise qu'il a fait "le choix" de soustraire à la dissection des ressorts systémiques de la société et des problématiques politiques de la cité. Société en profonde mutation et qui "interroge au premier plan" la responsabilité de ladite Eglise dans son accompagnement, son recentrage, sa restauration. "Mais là encore, il n'engage rien qui puisse bousculer cette doctrine".

Patron décrié

Et c'est donc cet homme et ce prêtre qui commandent "l'entreprise" diocésaine. Une entreprise dont la multiplicité des singularités assure à son patron, là encore, de redoutables écueils. D'abord une vocation non marchande, mais qui doit composer avec une réalité financière abrupte, imposée notamment par une structure de recettes massivement issue des dons.

Lesquels, s'ils demeurent sensiblement étals en volume, résultent d'un nombre en déclin régulier - crise économique, vieillissement de la population donatrice, érosion du nombre de fidèles, et turpitudes internes obligent -. D'autre part un corps social complexe, scindé entre laïcs - eux-mêmes répartis entre administratifs et "laïcs en mission ecclésiale" (LEME) - et prêtres. Parce qu'ils sont rassemblés par la foi, tous entretiennent à l'égard de la hiérarchie comme de leur fonction une relation inédite. Marie-Claude Naouri, élue CFDT et secrétaire d'un CE "en lequel le cardinal a vu l'opportunité, sincère, de faire vivre un échange constructif et l'expression utile de l'acte syndical", en borde bien la dualité : cette relation est "enrichissement" parce que l'Homme est placé au coeur des préoccupations et du dialogue social, elle est aussi source "d'incompréhensions".

Conflits

En effet, la juxtaposition de cette convergence spirituelle sur la réalité de l'entreprise complexifie voire peut polluer l'exercice managérial. Jusqu'à innerver frustrations et désillusions. Pour les prêtres, comment manifester leur désapprobation à l'endroit d'un évêque auquel ils font allégeance lors de leur ordination ? Comment, sans qu'il soit possible de démissionner, mêler liberté d'agir et obéissance ? Comment se séparer d'un collaborateur laïc qui a fait le choix, parfois de "vie" et sacrificiel sur un plan pécuniaire, de se mettre au service du diocèse représentant de Dieu - l'éviction en 2011 de l'économe ébranla l'édifice social diocésain ? Comment amener ce personnel laïc - comme les bénévoles - à intégrer les injonctions de la réalité économique, à approuver des logiques, parfois chiffrées, d'efficacité voire de rentabilité sans qu'elles ne heurtent leur sensibilité et n'affectent les fondements mêmes (responsabilité morale, salaire juste, égale dignité, principe de subsidiarité...) de la doctrine sociale de l'Eglise - "notre entreprise en Eglise a vocation à annoncer la "parole". On doit savoir laisser 99 brebis pour partir secourir la centième qui s'est égarée... ce qui n'est pas rentable aux yeux du monde mais est très précieux pour vivre !", rappelle Thierry Magnin - ? Comment, questionne Jean-Bernard Plessy, apaiser les tensions que de telles particularités vont inévitablement faire jaillir entre les ordres "spirituel" et "temporel" ?

Comment arbitrer entre le Droit canon et une législation du travail parfois distinctes voire antagoniques - pour exemple : les LEME sont en CDI, mais soumis à une mission triennale ou quinquennale que l'évêque est seul habilité à prolonger ou à interrompre - ? Comment mettre en œuvre une politique dépassionnée et?déconfessionnalisée?d'entretiens annuels d'évaluation ? Bref, le résume la déléguée aux questions oecuméniques et au dialogue inter-religieux Régine Maire, comment, pour ces salariés, accepter d'être traités "ordinairement" alors que leur engagement relève de l'"extraordinaire" ? Et comment, pour la hiérarchie, ne pas amalgamer ses pouvoirs spirituels et managériaux ?

"La virulence des propos de certains détracteurs du cardinal traduit celle, douloureuse, de l'amertume et de l'incompréhension qu'ils ont éprouvées lors d'épisodes managériaux pourtant inévitables", observe l'ancien président de Rhône-Poulenc Philippe Desmarescaux. Ce qu'un ancien salarié illustre à sa manière : "Lorsqu'on n'a pas souffert par l'Eglise, on ne sait pas ce qu'est souffrir"...

La consécration du cardinal Barbarin en 1998.

Grands écarts

La liste des problématiques est longue. Et leur acuité, comme la difficulté pour Philippe Barbarin de les résoudre, ne manquent pas de facteurs perturbants. Parmi eux les spécificités du clergé lyonnais, qui a extrait de ses racines idéologiques, d'une longue tradition sociale, de son agrément au concile Vatican II comme de la "gestion" des communautés nouvelles les plus traditionnalistes - intégrées ou non : Fraternité Saint Pierre, Saint Pie X, Institut du verbe incarné, Ecole de Fatima... -, et d'un gisement intellectuel et théologique fécond, matière à couvrir un large spectre d'obédiences et à manifester sans retenue la culture de l'autonomie et de la contestation. La commande de l'autel de la cathédrale Saint Jean, in fine abandonnée suite à la mobilisation d'une partie du clergé outrée que des centaines de milliers d'euros lui soient consacrés, en est l'illustration.

Et la réforme territoriale, destinée à réorganiser la cartographie des paroisses et à relancer la Pastorale que le déclin du nombre de prêtres - et l'emploi controversé des vocations laïques - rendent obsolète, devrait constituer un périlleux chantier "humain" et managérial. Un clergé que la pyramide des âges embarque dans un fort renouvellement : exit la génération des pasteurs dits progressistes mais rétifs aux logiques de communication, place à ceux "théologiquement" traditionnels mais maîtres des codes modernes de visibilité et de médiatisation.

Quelques réformes accomplies

Dans ces conditions, l'unité de l'Eglise, qu'il a, dans le sillage de Benoit XVI au Vatican, placée parmi ses priorités, expose le cardinal à de grands écarts - diversement appréciés mais, note-t-on unanimement, "injustement" assimilés à de l'indulgence envers les communautés traditionnalistes dont il ne manqua pas de fermer un certain nombre à sa nomination - et concomitamment à une critique ou à des échecs que des proches relèvent sources de "souffrance". Or la quintessence et la symbiose des idéologies n'existent pas. Quel qu'en soit le terrain de jeu. François Hollande afféré à faire cohabiter Arnaud Montebourg et Manuel Valls le sait bien...

La gestion des ambivalences identitaires et structurelles propres à "l'entreprise diocésaine" interroge en premier lieu le management de son patron. Un management contrasté. Et critiqué. Certes, Philippe Barbarin a engagé d'importantes réformes : féminisation du corps social, professionnalisation de postes clés, création d'une DRH (direction des... richesses humaines). Il a mis de l'ordre dans les finances (lire par ailleurs) et initié le lourd et stratégique chantier du parc immobilier. Il est parvenu à restaurer un rôle respecté et visible de l'Eglise dans la société civile et politique d'une cité lyonnaise dont il a investi les arcanes. A l'aise dans les réseaux et parmi les élites dont il maitrise les codes et apprécie la présence, il sollicite les conseils et les finances de patrons réputés qui, pour la plupart, lui réservent un plébiscite. Plébiscite qu'au sein du diocèse on préfère tempérer. Et même contredire.

"Médiocre manager"

A la tête de 443 prêtres et 180 salariés, le cardinal y est en effet communément jugé "médiocre manager". En cause ? Les manifestations d'une personnalité certes entrepreneuriale mais "peu adaptée" à une telle responsabilité. Philippe Barbarin impulse, initie, exhorte, essaime son enthousiasme. Etranger au cynisme, aux calculs et au machiavélisme, il inspire, éveille, provoque, "donne envie", encourage et dope la prise d'initiative. "C'est un leader". Mais aucune préoccupation de l'organisation ou de la mise en oeuvre ne vient escorter cette fulgurance, fertilisée par une confiance "aveugle" en la providence. Inconstant, il est sujet aux voltes-faces brutales et à des décisions autant inexplicables qu'inexpliquées, "résultant parfois de l'ultime influence subie". Ces décisions, qu'il peut donner l'impression de prendre collégialement et après avoir recueilli les conseils, émanent plutôt d'une logique "solitaire", "directive", "totalement personnelle", "sans véritable concertation" à même, déplore-t-on, d'écarter le consensus et de cristalliser les antagonismes.

"Il n'est pas l'homme des compromis", concède un proche collaborateur. Imprévisible, il peut tout à la fois accorder une grande autonomie et brutalement être interventionniste, il peut "modifier l'ordre du jour des réunions au gré de son humeur" ou interrompre instantanément un chantier qui a mobilisé ses équipes pendant plusieurs mois. Les principes de délégation et de subsidiarité, "il ne les applique qu'à la marge ou à mauvais escient. Or ce sont eux qui conditionnent les facteurs clés du management : la confiance, la responsabilisation, l'adhésion au projet, et donc l'efficacité collective", détaille un représentant réputé de l'enseignement catholique. Les règles de la hiérarchie et des strates décisionnelles ? "Il s'y substitue ou les court-circuite".

D'aucuns (d)énoncent les revers d'une intelligence bouillonnante : tendance à l'omniscience et à la concentration décisionnelle, difficulté d'écouter "réellement" et d'intégrer la contradiction ou la résistance, quelques attitudes "irritantes" voire "impolies ou blessantes" - comme lorsqu'en réunion simultanément il écoute son interlocuteur, s'entretient au téléphone, et noircit un pa­rapheur -... Philippe Desmarescaux compare son profil à celui des "meilleurs" normaliens qu'il recrutait du temps de ses responsabilités de patron : "Libres, rapides, imaginatifs, passionnants, innovants, et de ce fait souvent difficiles à suivre ou à accompagner".

Usure

Son exercice du pouvoir et de l'autorité, appuyé mais sain et respectueux - "même s'il s'emploie à toujours demeurer au centre du je(u)", observe Bruno-Marie Duffé -, compose avec une gouvernance à la fois pléthorique et insuffisante, absconse et confuse : l'ensemble des instances de conseils - "plutôt dociles" - n'a de vocation que consultative, l'organigramme est porté sur les épaules d'adjoints choisis "davantage" pour leur rayonnement de pasteur ou leur servitude que pour leurs compétences managériales ou entrepreneuriales et leur faculté à opposer un contre-pouvoir.

"Et lorsqu'à l'instar de Jean-Pierre Batut certains sortent du lot, ils sont cantonnés à des responsabilités sous-dimensionnées", regrette Christian Terras. "L'intendance est en-dessous de tout, constate un hiérarque de l'Université catholique. Or être patron, n'est-ce pas aussi savoir s'entourer ?". Des adjoints qui ne cachent pas eux-mêmes leur désappointement, leur lassitude, voire leur "désespoir". D'aucuns, "usés", ont fait le choix de se retirer. "Il avance, tête baissée, vers l'accomplissement de ce qu'il a décidé, souvent de manière affective. Pour cela, il tient rarement compte des avis, et de toute façon est convaincu que "ça va marcher". Son tempérament et son isolement des injonctions de la réalité et de la matérialité ne s'accordent pas avec une organisation efficace", déplore Bernard Badaud, qui fut l'un de ses archidiacres et désormais officie dans un autre diocèse.

Paradoxes

Philippe Barbarin va vite, très vite. Trop vite ? "Etre prophète et patron : est-ce bien compatible ?", s'interroge-t-on. Sans doute paie-t-il, pour lui-même et son organisation, le déficit, profond, de formation initiale et continue aux responsabilités managériales. Il paie les déficiences d'une Eglise qui sous-estime ces facultés au moment de désigner les évêques. Il paie l'écartèlement idéologique protéiforme entre les aspirations d'une entreprise destinée à "porter la parole de Dieu" et les contraintes des règles marchandes, économiques, financières, juridiques, comme les réalités sociale et sociologique qui s'imposent à son management, témoignant là qu'une personnalité excessivement fraternelle et affective est peu adaptée à l'accomplissement de la relation humaine qu'impose la gestion de l'entreprise. Il paie sa détermination à piloter plutôt qu'à subir un clergé frondeur, insubordonné, et, selon les thèmes - communication, international, doctrine, jeunesse -, dépassé ou précurseur. Il paie l'érosion du nombre de vocations, de fidèles, et de donateurs.

Bref, Philippe Barbarin est-il bien à sa place à la tête du diocèse lyonnais ? Est-il seulement un patron "heureux" ? D'aucuns en doutent. "Qu'il s'agisse des relations extérieures (avec Rome) ou internes, il ne peut éviter de subir les contraintes liées à l'exercice de sa fonction. C'est dans d'autres moments de son ministère qu'il est heureux", confie Pierre Durand. "C'est un défricheur, ce n'est pas un gestionnaire, résume Janine Paloulian. Si l'on emploie la métaphore journalistique, il est un reporter, mais pas un rédacteur en chef. Comme Tintin !".

Le Vatican lui tend-il les bras ? Trop iconoclaste, trop imprévisible, trop authentique, sa côte n'y est pas élevée, assure-t-on dans les milieux ecclésiaux. Ses trois identités d'homme, de pasteur et de patron, placent le cardinal au cœur des paradoxes. "Effectivement. Mais à vue humaine existe-t-il plus paradoxal que la foi ?, interroge Emmanuel Jousse, directeur général de RCF. Plus on explore et on vit librement sa foi, plus on s'expose aux écartèlements, desquels jaillissent certes la visibilité de ces paradoxes mais surtout la quintessence et la force de cette foi". Simplement Philippe Barbarin est la preuve qu'une âme exemplaire ne fait ni un homme, ni un prêtre, ni un patron exemplaires.