Logistique urbaine : « Le report des zones à faibles émissions (ZFE) constitue une grande déception » (Frédéric Delaval, Urby)

INTERVIEW. Il avait fait le pari de la logistique urbaine dès 2019 : soit avant la crise sanitaire, et probablement « un peu trop tôt » face aux évolutions du marché selon Frédéric Delaval, président d’Urby. Mais pas de doute cependant pour la filiale de la Poste, créée à Grenoble pour essaimer ce modèle au sein de 23 métropoles françaises, la livraison du dernier kilomètre est appelée à se décarboner. Après avoir annoncé des investissements massifs au sein du groupe pour se conformer aux exigences des « Zones à faibles émissions » (ZFE), Urby se prépare lui-même à intégrer de nouveaux services (gestion des recyclables, des pondéreux…) pour solidifier son modèle. Avec à la clé, un chiffre d’affaires qui devrait passer de 25 millions d’euros en 2022 à 100 millions attendus en 2026.
(Crédits : DR/ la Poste)

LA TRIBUNE - Vous avez créé Urby en 2019, soit un jet de pierre avant la crise sanitaire, à partir du bassin grenoblois à l'époque, avec l'objectif de « proposer des solutions de stockage et de livraison mutualisées pour les grandes métropoles ». Aujourd'hui, vous êtes déjà passé de 7 à 23 métropoles, qu'est-ce qui a changé depuis ?

FREDERIC DELAVAL - Tout, absolument. D'abord, le contexte économique a beaucoup évolué. La crise du Covid a en effet eu un impact très fort sur la commande digitale, l'impossibilité de se déplacer pendant plusieurs mois ayant entraîné un transfert des flux et des canaux de commandes du BtoB vers le BtoC.

Si bien qu'avant le Covid, notre modèle était tourné à 99% vers les flux BtoB, puis est passé à l'extrême inverse durant la pandémie. Aujourd'hui, nous sommes revenus vers un modèle hybride, en fonction des zones géographiques et des clients. Nous avons finalement appris de ces difficultés, qui sont survenues seulement un an après l'ouverture de notre première agence à Grenoble, et elles nous ont été très utiles.

A l'époque, l'un de vos objectifs était de tester de nouveaux usages et modèles économiques. Aujourd'hui, quel est justement le modèle de la livraison du premier et dernier kilomètre ? Dépend-il des territoires où vous êtes implanté ? Le patron du groupe La Poste, Philippe Wahl, reconnaissait lui-même récemment que « la logistique urbaine écologique est plus chère », notamment en raison du coût d'acquisition des véhicules électriques, des ruptures de charge et des temps de rechargement...

Les grands donneurs d'ordres nationaux qui gèrent des franchises dans le domaine de l'ameublement, l'habillement, etc, apprécient d'avoir un acteur capable de reproduire la même prestation partout. Et c'est ce que nous pouvons leur proposer avec notre présence au sein de 23 métropoles aujourd'hui.

Si nous avons bien réussi notre conquête de clients nationaux et de grands comptes régionaux, celle des clients locaux est plus difficile, car leurs données économiques sont complètement différentes. Nous avons trouvé une solution en prenant une participation de 80 % au sein de Stock Nord, afin de proposer une offre de stockage dédiée aux petits clients ainsi que de recyclage attaché à leurs activités.

Il peut s'agir de boulangers qui entreposent leurs moules dédiés aux chocolats de Pâques afin de libérer des surfaces de travail dans leurs locaux, et qui, petit à petit, prendront goût à la logistique urbaine et pourront nous solliciter pour aller chercher quelque chose dans leurs containers : on parle ainsi d'une acculturation progressive.

Vous avez démarré avec l'idée de devoir inventer "un nouveau type d'offre" : il est composé de plusieurs maillons à la fois ce stockage et la livraison zéro carbone, mais plus uniquement ?

Notre logique, c'est toujours de stopper les camions à l'entrée de la ville à travers la massification et la mutualisation, en proposant à nos clients de ne pas entrer avec leurs camions, en déchargeant leurs produits chez nous. Nous sommes ainsi capables de faire des tournées avec des taux de chargement de véhicules extrêmement élevés, de plus en plus décarbonés et dans le respect des réglementations (ZFE, etc).

Avec désormais, des services supplémentaires comme la récupération des matières recyclables dans le même geste de livraison (bois, carton, verre, métal, etc). Depuis notre partenariat passé avec Veolia, nous sommes même capables de leur adresser un certificat de recyclage. Mais nous ne sommes pas un transporteur : nous sommes là pour opérer le premier et le dernier de nos clients.

Ce modèle n'était pas évident non plus à rentabiliser, notamment du point de vue des investissements. Comment trouver l'équilibre aujourd'hui ?

L'équilibre reste délicat aujourd'hui. Le fait que la mise en place des ZFE ait été repoussée depuis cinq ans a également constitué une grande déception: nous avons eu un peu le sentiment d'avoir eu raison trop tôt, et c'est la raison pour laquelle nous adaptons notre offre avec le BtoC, la partie recyclage...

Nous commençons à travailler sur des offres beaucoup plus complètes, avec la livraison de pondéreux pour le BtoC, comprenant l'installation, le montage et l'évacuation. C'est par exemple le cas quand on va installer une machine à laver, un lave-vaisselle, avec la possibilité de le livrer chez le client et de l'installer, en évacuant les anciens appareils. C'est une manière d'améliorer l'équilibre de notre modèle, tout en répondant à une demande de marché.

Ces nouveaux services font pour vous directement partie des atouts de la livraison du dernier kilomètre ?

Si vous ne prenez pas ce virage, vous serez éliminés dans le futur. Aujourd'hui, il s'agit d'un marché qui démarre, mais d'ici à deux ans, nous serons totalement matures au niveau national, avec des accords qui toucheront à la fois la question des D3E, des batteries, du matériel électrique, de l'ameublement... Et nous irons dans des analyses et des tris encore plus fins.

C'est aussi une question d'acceptabilité pour le secteur de la livraison ?

Il y a d'abord une obligation légale car chaque secteur devient de plus en plus contraint par les règles, et c'est bon pour la planète. Mais en même temps, il faut l'organiser et pour cela, qui est mieux placé que celui qui livre, et de faire du deux en un ? L'autre élément, c'est qu'un camion qui a bien optimisé son travail va revenir au dépôt avec un niveau de chargement à 0% : est-ce qu'il n'y a donc pas un moyen d'améliorer ce taux afin de ne pas faire circuler un véhicule à vide sur le retour ?

On parlait des investissements : votre groupe a annoncé il y a quelques semaines une enveloppe de 600 millions d'euros supplémentaires pour se conformer aux ZFE d'ici à 2026, vous étiez vous-même déjà en chemin. Que vous reste-il à investir ?

Notre logique est de continuer à nous déployer, en développant notre flotte à faible émission.

Nous nous étions fixés un cap d'investissement de 20 millions d'euros sur cinq ans, afin de faire l'acquisition de 240 véhicules et nous sommes rendus aujourd'hui à près d'un tiers de notre investissement.

Celui-ci a été freiné par les difficultés d'approvisionnement rencontrées depuis le démarrage de la guerre en Ukraine, et par les tensions sur les prix de l'énergie qui nous amènent à réfléchir sur notre mix énergétique en vue de nous dévulnérabiliser.

Nos 80 vélos cargos qui permettent de livrer des palettes de produits pondéreux allant jusqu'à 180 kilos sont par exemple un moyen de le faire. Nous avons aussi déployé une cinquantaine de véhicules GNV, et nous réfléchissons au déploiement de véhicules aux biocarburants (B100).

Nous montons aussi en puissance sur la question des poids lourds électriques, avec la moitié des 20 véhicules commandés déjà en circulation à l'échelle nationale. Mais nous nous heurtons, à ce sujet, aux délais d'approvisionnement, qui atteignent au moins un an entre la commande et la réception.

On parle beaucoup d'hydrogène dans notre région, même si ça reste à l'échelle expérimentale. Est-ce que ça fait partie des pistes intéressantes pour vous ?

Nous avons un véhicule à hydrogène à Clermont-Ferrand qui fait partie de l'expérimentation régionale, mais nous avons la conviction que l'hydrogène est plutôt destiné aux gros véhicules à fort emport, au regard des coûts associés. Car cela nécessite de se doter à la fois de véhicules, des stations d'avitaillement, mais aussi de réseaux de maintenance, d'une production verte...

La Ville de Lyon commence elle aussi à multiplier les tests et réflexions autour de la livraison fluviale : fait-elle partie des modes de transports étudiés par Urby pour décarboner la livraison du dernier kilomètre ?

C'est un mode de transport que nous n'excluons pas du tout et que nous étudions. Simplement, le fluvial était jusqu'ici assez spécialisé sur le très pondéreux, c'est-à-dire les gravats, le sable, les céréales... Aujourd'hui, on parle du fluvial pour sa conductivité en cœur de ville, mais encore faut-il que les infrastructures le permettent.

Avec, en premier lieu des barges, et une économie qui se construise notamment autour des ruptures de charge, qui représentent un coût qu'il faut pouvoir absorber.

A Paris, le groupe travaille par exemple avec Fluidis pour essayer de voir comment une barge peut être utilisée, mais nous n'en sommes qu'au stade de l'expérimentation. C'est l'exemple d'un sujet où une contrainte réglementaire pourrait amener des changements d'équilibre économiques, qui apporteront eux-mêmes des changements de pratiques. Car on ne pourra pas investir à perte.

La question du foncier fait partie d'un élément majeur dans le modèle de la logistique urbaine, que vous vous adressez aussi avec La Poste Immobilier, et qui nécessite de trouver un équilibre complexe entre des espaces de stockage en périphérie et en cœur de ville ? Comment répondez-vous aujourd'hui à cet enjeu ?

Le premier défi, c'est en effet de trouver des surfaces, que ce soit pour nos centres situés en périphérie ou en cœur de ville, desquels nous pouvons ensuite faire partir des vélos cargos.

A ce sujet, force est de constater que de nouvelles réglementations comme le Zéro artificialisation nette des sols (ZAN) sont venues créer une tension sur le foncier, étant donné que moins de surfaces neuves seront construites. Même si on peut aujourd'hui réhabiliter, les coûts de l'immobilier et de la logistique urbaine ont explosé.

Dans un monde du transport qui n'avait pas fait évoluer ses prix, cela crée d'énormes tensions sur les modèles économiques, avec à la fois un problème de rareté et de coût.

Quel rôle joue La Poste immobilier (LPI) au sein de votre modèle : est-ce prioritairement cette entité qui sera chargé de gérer le foncier à l'échelle des 23 métropoles où vous déployez vos services ?

Lorsque nous avons l'opportunité d'utiliser le patrimoine du groupe, nous le faisons, de même que lorsque nous avons la possibilité de travailler avec des opérateurs extérieurs.

Une chose est certaine : pour un centre de mutualisation, nous recherchons au minimum des surfaces de 3.000 mètres carrés, en vue d'y intégrer de nouveaux services comme la gestion des recyclables, du stockage ou de la préparation de commandes.

Cela nécessite ensuite de pouvoir disposer d'espaces de logistique urbaine situés en cœur de ville, de 300 m2 en moyenne, afin de décharger les marchandises et de repartir en vélo cargo en toute sécurité.

En Région AURA, vous avez justement plusieurs projets immobiliers, dont celui de l'Hôtel de Logistique Urbaine (HLU), qui doit sortir de terre avec un peu de retard mi-2023 ?

Cet hôtel de logistique urbaine fait l'objet d'un appel à projets de la Métropole, et qui a derrière été remporté par un consortium dont fait partie la Caisse des Dépôts, Lyon Parc Auto (LPA) et le groupe La Poste, au travers de LPI.

A Clermont-Ferrand, les choses avancent aussi car notre partenaire sur place nous a ouvert un nouveau bâtiment qui nous permettra de multiplier par deux la surface exploitée. Nous espérons aussi qu'à Grenoble, notre projet Home puisse permette une installation en 2024 en plein cœur de la métropole, sur une ancienne emprise de 3.000 mètres carrés, qui était auparavant occupée par General Electric.

Côté chiffres, Urby a enregistré 15,5 millions de chiffre d'affaires l'an dernier, et vise les 100 millions d'ici à 2025 ?

Cette année, nous allons clôturer aux alentours de 25 millions en 2022, ce qui représente déjà une croissance de plus de +60 %, dans un contexte de marché au contraire plutôt atone. Nous espérons encore connaître une bonne croissance l'an prochain, même si tout dépendra aussi du contexte économique, avec une cible qui pourrait se situer au-delà de 32 millions.

Et cela, alors qu'actuellement, les opérateurs annoncent depuis septembre des évolutions de volumes allant de -7% à -15% selon les secteurs. Nous continuons de notre côté à gagner de nouveaux clients, ce qui démontre la pertinence de notre modèle. Nous sommes par exemple devenus l'opérateur national de la collecte de cheveux pour la société Capillum, ou encore de capsules de café...

La cible de 100 millions d'euros de chiffre d'affaires annoncée pour 2025 sera-t-elle aussi en lien avec la capacité des ZFE à se mettre en place d'ici à 2026 ?

LA ZFE s'éloigne en réalité au fur et à mesure que nous avançons nous-mêmes. Mais nous avons des options stratégiques qui vont nous permettre de continuer à grossir.

Nous ne pouvons pas en dire plus pour l'instant, car le groupe a fait des annonces à ce sujet et nous sommes toujours en discussions avec l'Agence de la concurrence. Les choses sont en train de se construire.

Une chose est sure : nous n'investirons pas là où il n'existe pas de ZFE, et oùnous n'aurions pas d'avantage concurrentiel à le faire.

Les ZFE s'éloignent, mais c'est quand même un facteur d'attractivité de votre marché ?

C'est inéluctable. Maintenant, il faut que les pouvoirs politiques passent à l'acte. Nous allons y arriver, car les choses commencent petit à petit à se mettre en ordre, mais c'est très long. C'est aussi, il faut le rappeler, pour la santé des personnes et l'avenir de nos enfants.

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