Semi-conducteurs : pour alimenter ses futures fabs, la guerre des talents a commencé dans la Silicon Valley grenobloise (1/4)

ENQUETE. La microélectronique est en pleine effervescence. Entre les récentes annonces confirmant la création de nouvelles usines de production en Isère, notamment chez STMicroelectronics et Soitec, mais aussi plus largement, chez d’autres acteurs du bassin comme Aledia, ce sont aujourd’hui plus d'un millier de postes qui s’apprêtent à être créés d’ici les 4 à 5 prochaines années sur le bassin grenoblois. Avec des industriels contraints de faire monter les enchères, plane désormais le risque, pour les PME du secteur, de se voir siphonner leurs ressources humaines.
En plus de voir davantage de collaborateurs seniors, possédant jusqu'à une quinzaine d'années d'ancienneté dans une entreprise, être débauchés par une autre, les observateurs du secteur notent également l'existence de postes, affichés depuis près d'un an et demi par de plus petits acteurs de la filière, et qui n'arrivent toujours pas à trouver preneurs.
En plus de voir davantage de collaborateurs seniors, possédant jusqu'à une quinzaine d'années d'ancienneté dans une entreprise, être débauchés par une autre, les observateurs du secteur notent également l'existence de postes, affichés depuis près d'un an et demi par de plus petits acteurs de la filière, et qui n'arrivent toujours pas à trouver preneurs. (Crédits : DR)

Y aura-t-il assez de candidats pour combler les besoins à venir, au cours des prochaines années, chez les grands comme plus petits industriels du secteur des semi-conducteurs ? A l'heure où les puces électroniques sont devenus un actif stratégique pour la France, la mini Silicon Valley, qui réunit autour du bassin grenoblois les grands noms du secteur (STMicroelectronics, Soitec, Tronics, Lynred, Aledia, etc) ainsi qu'un grand pôle de recherche (CEA Leti) se retrouve dans l'œil du cyclone en matière de recrutements.

Car ce sont bien des centaines de créations postes qui sont annoncées au cours des 3 à 4 prochaines années, rien que sur la métropole grenobloise : 1.000 emplois d'ici 4 ans chez STMicroelectronics, 400 rien pour le site de Bernin 4 de Soitec d'ici 2024/2025, et même 550 emplois chez le futur challenger des LEDs, Aledia...

Et cela, alors que les principaux épicentres mondiaux de la microélectronique ne sont pas en reste, puisque de nouvelles capacités de production sortiront également de terre en Europe, à Dresdes par exemple avec Intel, à Milan avec STMicroelectronics, mais aussi aux Etats-Unis.

« La tension est majeure sur la scène des hautes technologies de manière générale sur Grenoble, que ce soit dans le domaine des batteries ou des semi-conducteurs, avec une tendance aujourd'hui poussée vers la miniaturisation », expose Lédicia Spacil, directrice générale du cabinet de Conseil RH Cofabrik, spécialisée dans les recrutements au sein de l'industrie.

Bien que le bassin grenoblois ait toujours fait appel à la mobilité géographique afin de pouvoir une partie de ses postes, la tension est palpable sur le marché.

Une tension déjà préexistante

« Une forte tension a toujours existé sur le bassin grenoblois, ainsi qu'une volonté de faire venir des gens de l'extérieur, avec la présence, déjà existante, un certain nombre de profils internationaux. Mais depuis deux ans, on observe une vraie tension sur le marché de l'emploi local, avec des salariés qui bougent de société en société », contextualise Jean-Christophe Eloy, président directeur général du cabinet de conseil lyonnais Yole développement, spécialisé dans la microélectronique.

Celui-ci rappelle que les candidats ont déjà l'embarras du choix, avec la coexistance, dans le giron de la métropole, de trois grands groupes comme STMicroelectronics, Soitec et e2v Teledyne, ainsi que de deux grandes sociétés mondiales comme Apple et Huawei qui y ont installé discrètement de petites structures de R&D, sans oublier une myriade de startups du domaine des semi-conducteurs ou de l'imagerie au sens large.

« Grâce à la présence d'un laboratoire de renom comme le CEA Leti, le bassin grenoblois compte aussi une multitude de startups qui ont été lancées comme Aledia, Microoled, etc et qui recrutent elles aussi. Le marché est donc très dynamique, sans compter la concurrence internationale déjà existante, et c'est ce qu'a compris un acteur comme StMicroelectronics en lançant son format de job-dating », ajoute Sophie Cottin, responsable RH chez Expectra Grenoble.

Selon les chiffres de la Fédération des industries électriques, électroniques et de communication (FIEEC), la région Auvergne Rhône Alpes compte en effet 200 entreprises dans le secteur de l'électronique, spécialisées dans différents segments (fabrication de composants électroniques, installation d'équipements électriques, de matériels électroniques et optiques et réparation de matériels électroniques et optiques), qui emploient près de 12.800 salariés et 780 intérimaires.

Avec un bassin d'emploi qui a déjà progressé de +4,6% depuis deux ans. Selon les chiffres de Pôle Emploi Auvergne Rhône-Alpes, ce sont déjà 801 postes qui ont été publiées, au cours des 12 derniers mois, rien qu'au sein du réseau de l'acteur public du recrutement.

Chez le fabricant Soitec, qui emploie 2.000 salariés les trois quarts au sein de son siège, situé à Bernin, on vient par exemple de recruter 580 nouveaux salariés au cours de la dernière année fiscale et 270 nouvelles embauches sont déjà prévues cette année, nous confirme sa direction.

Une vague de réinvestissement industriel qui amène des tensions

Alors que la demande est particulièrement forte, « et devrait l'être encore sur les 2 à 4 années à venir » selon l'école d'ingénieurs Grenoble INP Phelma, qui flèche une bonne partie de ses 350 diplômés annuels vers le secteur de la microélectronique, une forme de rareté des compétences se profile car le vivier des jeunes diplômés et des salariés formés n'est pas extensible.

« Que ce soit en Isère ou même à l'échelle mondiale, nous n'avons jamais vu autant d'investissements dans les semi-conducteurs en même temps » concède Jean-Christophe Eloy, qui rappelle que cette demande se téléscope également avec les investissements massifs opérés dans d'autres secteurs industriels comme le nucléaire ou encore l'automobile, tous deux friands de profils également techniques.

« Cette vague de réinvestissement industriel est bénéfique, et touche toutes les fonctions, mais elle vient tendre encore plus le marché, avec des secteurs comme l'automobile qui ont eux aussi besoin de personnes formées en électrique ou électronique ».

Quentin Rafhay, maître de conférences à Grenoble INP Phelma, note : « Nous ne pouvons pas augmenter nos effectifs car les écoles d'ingénieurs comme la nôtre sont financées sur une enveloppe à hauteur du nombre de sortant actuels, et qui n'a pour l'instant pas bougé ».

Résultat ? Aujourd'hui, ce sont bien tous les profils ou presque qui sont en tension, car il faut de tout pour alimenter les fabs et salles blanches qui sortiront bientôt de terre, sans oublier celles qui continuent de tourner à plein volume pour fournir différentes industries dont l'automobile.

Un sentiment confirmé par les premiers chiffres de la Fédération des industries électriques, électroniques et de communication (FIEEC), qui rappelle que « 73% des recrutements sont jugés difficiles par les employeurs sur les métiers du management et de l'ingénierie études, de la R&D et du développement industriel sur lesquels les entreprises recrutent le plus ».

Des profils allant du haut vers le bas de la pyramide

Et cela commence en particulier par le bas de la pyramide, avec les profils d'opérateurs chargés de réaliser les opérations de production, suivis directement par les ingénieurs.

« Aujourd'hui, on voit que l'industrie offre des postes pour un tiers composés d'ingénieurs, et deux tiers de techniciens et opérateurs. C'est tout un écosystème composé à la fois de fabricants de semi-conducteurs, mais aussi de sociétés qui fabriquent des produits à partir de ces circuits, ou encore d'acteurs du software qui embarquent leurs propres logiciels pour faire tourner les composants », souligne Serge Veyres, le nouveau président du pôle de compétitivité des technologies du numérique en Auvergne-Rhône-Alpes, Minalogic.

« On s'aperçoit qu'avec la poursuite d'études, les profils de techniciens sont de plus en plus une denrhée rare et difficile à trouver pour les acteurs de la microélectronique, d'autant plus qu'ils sont déjà très demandés par d'autres industries », ajoute Quentin Rafhay.

Si bien que les sous-traitants qui installent des salles blanches peuvent embaucher aujourd'hui des techniciens à des niveaux de salaires atteignant la moyenne à l'embauche des jeunes diplômés ingénieurs d'il y a 2 ou 3 ans.

« Avec les niveaux d'investissements annoncés en production, les besoins en profils opérateurs et techniciens sont très forts. La plupart des acteurs de la microélectronique ont tendance à s'ouvrir à des candidats issus d'autres secteurs et les forment en interne à leurs métiers. On le voit par exemple avec des ressources qui viennent d'autres grands groupes isérois comme Schneider Electric », illustre Jean-Christophe Eloy.

D'autant plus que que la microélectronique a tendance à proposer un niveau de salaires supérieur à d'autres secteurs industriels, lorsque l'on prend en compte les différents avantages associés (primes liées au travail en salles blanches ou en équipe, dispositifs d'intéressement ou de participation au sein des grands groupes...)

Les jeunes diplômés sont d'ailleurs souvent approchés bien avant leur sortie d'école par les grands noms du secteur, qui multiplient les interventions auprès des étudiants, mais aussi les partenariats avec les écoles du bassin : en mars dernier, Soitec a par exemple signé un partenariat avec Grenoble INP - Phelma pour trois ans afin renforcer la collaboration entre les deux entités en développant la filière d'études de la microélectronique. Une même convention de partenariat école/entreprise, déjà engagée en 2015, a également été renouvelée avec STMicroelectronics en mai dernier.

Ces deux grands industriels plancheraient déjà, conjointement aux côtés de l'Université Grenoble Alpes et au comité stratégique de filière microélectronique, à la constitution d'un feuille de route en matière de formation qui puisse inclure de nouvelles passerelles tournées vers les personnes en recherche d'emplois, notamment vers les métiers très demandés de techniciens.

« Nous disons aujourd'hui à nos directions qu'il ne sert à rien d'investir des milliards dans des moyens de production, si l'on a personne pour pousser les plaques de silicium », appuie Fabrice Lallemand, délégué syndical CGT à Soitec.

Un turn-over qui s'intensifie

Vincent Gaff, directeur marketing de Tronics Microsystems, une PME désormais détenue par le japonais TDK et qui produit notamment des capteurs inertiels (accéléromètres et giromètres) pour la navigation haute performance, ressentait déjà la tension l'an dernier. Et cela a encore empiré à tous les niveaux : « ingénieurs, opérateurs, techniciens... si bien que nous allons devoir faire le dos rond et attendre que la vague passe ».

Et d'ajouter : « Jusqu'ici notre turn-over était à un niveau acceptable, mais nous sentons bien que les choses se complexifient, nous recevons moins de CV et nous n'avons quasiment capté aucun étudiant de la dernière promotion de Grenoble INP Phelma, qui a été massivement aspirée par STMicroelectronics ou Soitec ».

Pour cette PME comme pour ses voisines, l'un des prochains challenges qui se profile ne sera pas seulement de recruter, mais aussi de conserver ses équipes. « Nous avons remis en place un système d'intéressement sur résultats afin de fidéliser nos équipes et nous assurer que nous n'ayons pas d'hémorragies au sein des équipes. D'autant plus que depuis l'an dernier, nous sommes redevenus profitables avec une croissance de 50% après que nos travaux de R&D, menés depuis 7 à 8 ans, se sont conclus par une mise en production ».

Un sentiment que confirme Sophie Cottin, responsable RH chez Expectra Grenoble, qui constate que les profils déjà spécialisés dans les semi-conducteurs sont « sur-sollicités » : « Nous avons même désormais des personnes qui se retirent des réseaux sociaux car ils sont trop contactés ». Et d'ajouter :

« Même si l'on a beaucoup parlé de Grande Démission, ce n'est pas vraiment le cas dans ce secteur, où les salariés qui sont nécessairement très sollicités, compte-tenu du contexte, peuvent être simplement à l'écoute de nouveaux projets ou de salaires plus attractifs ».

Vases communicants entre acteurs clés du bassin

Bien que les majors comme STMicroelectronics communiquent au final peu sur leur taux de turn-over, ses représentants CGT estiment qu'il demeure particulièrement élevé dans cette période tendue : « en 2021, le site de Crolles a connu 433 embauches en CDI mais 234 départs en CDI », rappelle Nadia Salhi, ingénieure recherche et développement, et déléguée syndicale sur le site de Crolles.

Celle-ci constate une fuite de salariés vers d'autres grands groupes parfois convexes comme Soitec, Lynred, Becton Dickinson ou même le CEA, « qui recrutent notamment des techniciens à des conditions parfois plus favorables ».

Car en plus de voir davantage de collaborateurs seniors, possédant jusqu'à une quinzaine d'années d'ancienneté dans une entreprise, être débauchés par une autre, les observateurs du secteur notent également l'existence de postes, affichés depuis près d'un an et demi par de plus petits acteurs de la filière, et qui n'arrivent toujours pas à trouver preneurs.

« A partir du moment où le marché de l'emploi est favorable aux salariés, on peut en effet obersver un turn-over plus important », abonde Serge Veyres à Minalogic.

Pour la CGT de Soitec, il existe également un équilibre à trouver entre un marché RH tiré vers la surenchère, et les perspectives d'évolution offertes en interne aux techniciens expérimentés notamment, « qui auraient une vraie valeur ajoutée à rester en salle blanche et à former les nouvelles recrues, tout en bénéficiant de possibilités d'évolution, sous peine qu'ils se fatiguent et quittent le navire ».

S'ouvrir à de nouveaux profils

Face à cette situation tendue, les grands groupes comme STMicroelectronics ou Soitec, qui recrutent massivement, n'ont eu d'autre choix que d'ouvrir une portion non négligeable de leurs recrutements à l'externe.

Avec pour le premier, la mise sur pied de job-datings qui visent à attirer de nouveaux profils, allant jusqu'à des primes de cooptation lorsqu'un candidat référé est embauché.

Chez Soitec, on mise également de nouveaux formats (d'afterworks métiers) pour attirer des candidats, comme le 29 septembre dernier au Okko hôtel de Grenoble sur les métiers de la maintenance. Mais aussi sur des conditions salariales revues et négociées avec ses syndicats. Pas plus tard qu'en juin dernier, à la suite d'un mouvement de grève qui demandait plus d'intéressement aux bénéfices records du secteur, enregistrés en 2021 : désormais, le fabricant de substrats a augmenté le nombre d'actions disponibles pour ses salariés, ainsi que le niveau d'intéressement de 20%.

Chez STMicroelectronics, on n'avancera pas de cible de salaires ni de conditions sociales puisque tout se « joue en fonction du profil, de son expérience, du poste concerné », etc, laissant planer des conditions de négociations possibles à l'entrée. Mais on martèle que les besoins sont là :

« Un jeune qui correspond à un poste aujourd'hui peut rentrer chez nous dans les quinze jours. L'essentiel des 300 postes offerts lors de notre job dating au Stade des Alpes vont se boucler d'ici la fin d'année, puisqu'on prend aussi en compte le fait qu'il va falloir gérer un certain nombre de périodes de préavis, qui sont généralement de trois mois », expliquait à La Tribune le DRH Frédéric Bontaz.

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Commentaires 4
à écrit le 06/10/2022 à 11:08
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Pour la pollution, d'accord, et les accidents, j'ai vécu 1 an le long de l'Isère, jamais vu le moindre poisson. Quand aux accidents. Arrivant d'Angers, j'ignorais que les piétons pouvaient voler comme des moineaux. Bien sûr si on est bien payé, on ...

à écrit le 05/10/2022 à 14:19
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Bonjour, Dommage que AFPA de pont de Claix (banlieue de Grenoble), ait abandonné les formations de techniciens de haut de gamme encadrés par les ingénieurs du CEA. Sinon Grenoble est une ville géniale, les pistes de ski à quelques minutes, la mer e...

le 06/10/2022 à 10:05
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Oui..oui...viendez à Grenoble pour sa pollution, ses embouteillages, son insécurité et un casse tête pour se loger.

le 06/10/2022 à 12:35
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Vous parlez de ces formations AFPA de 6-9 mois non reconnues par les entreprises du secteur dont celles de concepteur de bogues logiciels réalisées par des pseudo-ingénieurs pédants au chômage à la pédagogie indigne d'un financement public par les...

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