Trois procès, trois condamnations aux États-Unis, une reconnaissance de responsabilité en France par un tribunal lyonnais, quel impact pourrait avoir à long terme ces affaires judiciaires sur Bayer ?
Malgré les procès que vous évoquez, nous sommes convaincus de la nécessaire transformation de l'agriculture. Et convaincus de notre contribution à cette transformation dans laquelle nous sommes déjà résolument engagés, notamment grâce à l'acquisition de Monsanto. En France en particulier, nous sommes confiants dans notre capacité à poursuivre le développement de nos activités.
Ne craignez-vous pas une dévalorisation financière de vos actifs ?
Nous avons enregistré une bonne croissance en 2018 malgré tous les défis. Et nous avons déjà des objectifs ambitieux jusqu'en 2022. L'acquisition de Monsanto fait tout à fait sens à long terme et renforcera notre rang dans les sciences de la vie.
Bayer existe depuis plus de 150 ans et a connu d'autres défis à relever au cours de son
parcours. Le rachat de Monsanto fait partie d'une stratégie à long terme dont nous sommes convaincus de la pertinence et du bien-fondé pour l'agriculture et pour les consommateurs.
Pourquoi avoir choisi de racheter l'américain dont les marques, du désherbant à base de glyphosate à ses semences OGM, sont régulièrement attaquées ?
Nous sommes conscients que nous devons, avec l'ensemble de la filière agricole, transformer le modèle. Et nous allons y contribuer. Mais pour cela, il n'y a pas 36 solutions : on peut renforcer notre activité sur les semences, développer
des produits de biocontrôle [des produits naturels de protection des cultures qui
n'utilisent pas de produits chimiques de synthèse comme des bactéries ou des insectes, ndlr], ou développer l'agriculture numérique.
Il se trouve que Monsanto, si l'on fait abstraction de son nom et de sa réputation, est leader mondial sur les semences, le numérique, et dispose d'une activité de biocontrôles. C'était une évidence pour nous qui imaginons ce type de transformation agricole.
Vous êtes dans une phase d'intégration de Monsanto. Quelle est votre feuille de route pour la France ?
Nous travaillons sur plusieurs dimensions. D'un côté, il y a l'évolution du groupe Bayer.
Le recentrage sur nos trois grandes activités a des implications sur nos organisations et nos fonctions support.
Pour la division Crop Science, il ne s'agit pas seulement de changer une organisation. Nous sommes dans un contexte très évolutif : la société, la mutation du marché de l'agriculture, la loi Egalim [loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, promulguée le 1er novembre 2018], qui introduit, entre autres, la notion de séparation entre la vente et le conseil, comme pour l'industrie pharmaceutique...
Nous devons opérer une réelle transformation dans les solutions à apporter au marché, comme dans notre façon de l'aborder. Je vois l'intégration de Monsanto comme un élément clé de cette transformation.
Concrètement, comment va se passer cette fusion ?
Il y a une réelle volonté d'intégrer Monsanto chez Bayer. Monsanto sera pleinement l'une des composantes de la division Crop Science. Les équipes siège de Monsanto, environ 30 à 40 personnes, aujourd'hui basées à Lyon Saint-Priest, vont déménager sur le site de Saint-Pierre [le nom du siège social de Bayer à Lyon, dans le quartier de Vaise]. Ce sera effectif dans le courant du mois de mai. C'est une chance d'être dans la même ville. On a la volonté de rapprocher les équipes [au total 550 personnes en France], surtout pour les activités business et fonctionnelles.
Pour certaines activités industrielles et de recherche, il n'y a aucune synergie possible. Cependant, rien ne nous empêche de faire travailler les équipes ensemble, sur des problématiques similaires.
Du côté organisationnel, nous avons déjà commencé au niveau du top management. En plus de la France, j'ai la responsabilité de Crop Science avec, comme directrice des opérations, Catherine Lamboley, ancienne dirigeante des activités de Monsanto France. Ensuite, on a travaillé sur le comité de direction de cette division. Comme il est de tradition chez Bayer, c'est un comité égalitaire, avec une représentativité équitable de part et d'autre. Ensuite, nous allons décliner cette approche égalitaire à toutes les strates, jusqu'au middle management. Bien sûr, une telle intégration ne se fait pas en un claquement de doigts. Il faut du temps, au moins deux à trois ans.
Quelle est votre stratégie pour réussir l'adhésion à vos valeurs malgré vos cultures opposées ?
Il convient de distinguer les valeurs de la culture. Les valeurs d'éthique, de responsabilité
et de transparence, ce sont celles de Bayer : c'est non négociable. Ensuite, il y a la culture. Et là, il peut y avoir des différences.
Pour que cela fonctionne, il faut créer une nouvelle culture, en prenant le meilleur des deux. On raterait une opportunité en imposant strictement la culture de Bayer. Autre point : je ne crois pas à une approche descendante. Il faut que cela se fasse dans une démarche participative, pour que les collaborateurs s'approprient tous ces éléments et construisent ensemble leur propre culture.
Si l'on est dans cette démarche de dialogue et de discussion, qui est notre posture en interne, on arrivera à le faire.
Ces différentes restructurations ne se feront pas sans licenciement puisque le groupe a annoncé, en novembre 2018, près de 12 000 suppressions de postes dans le monde. Quels impacts pour la France ?
Pour le moment, on n'en connaît pas encore les détails précis pour la France. Elle pourrait être touchée dans certaines fonctions support, mais pas dans la division Pharmaceuticals, qui concernera surtout l'Allemagne. Il y aura aussi une série de cessions de marque dans la division Consumer Health, mais cela touchera les États-
Unis.
L'intégration de Monsanto se traduira, au global, par la suppression de 4 000 à
5 000 postes au titre des synergies précédemment annoncées. Ce qui est le plus à craindre, pour l'avenir de l'emploi en France, c'est l'évolution réglementaire : si l'on s'oriente vers le plan Ecophyto 2 [réduire de 25 % d'ici à 2020 le recours aux produits phytosanitaires, de 50 % à l'horizon 2025] et que le marché baisse de 50 %, cela va mécaniquement se traduire en termes de volume de production. Un site ne fonctionne
que lorsqu'il fabrique des volumes, encore faut-il les vendre.
Une autre inquiétude : l'article 83 de la loi Egalim qui vise à interdire la production en France, d'ici 2025, de produits phytosanitaires non homologués en Europe. Comme expliqué, nous disposons en France de sites globaux, qui fabriquent en France pour d'autres marchés où, là-bas, ils sont homologués. Si, au moment de choisir ses investissements, cela devenait trop compliqué de produire en France, notre groupe ne la favorisera plus, car nous sommes en compétition avec d'autres sites.
Il y a eu une mobilisation de tous, et même de l'ensemble de nos délégués syndicaux, expliquant au gouvernement qu'il mettait en péril l'avenir, sur le moyen terme, des sites industriels français. C'est valable pour Bayer, mais aussi pour d'autres groupes, comme BASF ou Syngenta par exemple.
Malgré votre volonté, comment vivez-vous ces attaques régulières, surtout lorsqu'elles commencent à être physiques, comme lorsque la façade du siège parisien de Bayer a été vandalisée par l'association Attac il y a quelques semaines ?
Au sein de Bayer, comme chez Monsanto, il y a un niveau d'engagement et de fierté qui est extrêmement fort. Nous enregistrons un turnover limité, nos collaborateurs sont attachés à notre groupe, ce qui veut dire que chacun est aligné avec les valeurs que nous portons. Et nous n'avons pas noté une augmentation significative du nombre de départs volontaires dans la division Crop Science.
Même si l'on a conscience que c'est notre modèle, plus que nous-mêmes qui sommes en cause, on ne peut s'empêcher de le prendre comme des attaques personnelles... Ceci dit, nous devons faire face à une certaine réalité : cette réputation faisait partie de la corbeille de la mariée. Lors de l'arrivée d'Attac, en avril dernier, j'étais à La Garenne-Colombes [le site parisien de Bayer]. Nous avons proposé la discussion, mais le groupe n'était pas disposé à le faire sur le moment.
Nous restons sur le principe d'ouverture et de dialogue : il y a un vrai besoin d'explications tout en gardant à l'esprit de garantir la sécurité de nos équipes et de nos différents sites. Ce que nous faisons, nous le faisons bien. Et c'est nécessaire,
voire indispensable.
Pourquoi ne faites-vous pas le geste fort, presque citoyen, de retirer du marché ce fameux Roundup qui cristallise les reproches, cause de multiples procès et fragilise un peu plus chaque jour le groupe ?
De façon très factuelle, il est vrai que le chiffre d'affaires du glyphosate en France ne représente que 2 % du chiffre d'affaires de Bayer. Et que, comparé au niveau de problème que cela engendre, ce n'est pas grand-chose !
Néanmoins, il faut analyser le marché d'un point de vue mondial : la décision de retrait ne peut venir de la filiale d'un pays, elle doit intervenir au niveau global. Ces discussions sur le glyphosate restent très françaises. Elles s'étendent à l'Europe de l'Ouest, mais les autres pays nous observent un peu interloqués... Ensuite, nous sommes sur un marché régulé par les autorités. Elles considèrent que le produit peut rester en vente, ce qui signifie que d'autres sociétés pourraient toujours le proposer en France. Alors, même si l'on voulait se faire un beau coup de publicité, cela ne résoudrait pas la problématique de fond.
Dernier élément : il y a à ce jour un certain nombre d'impasses pour beaucoup d'agriculteurs, car on n'a pas encore trouvé d'alternative efficace au glyphosate. Nous sommes une entreprise des sciences de la vie qui se base sur le rationnel scientifique. On est intimement convaincu que ce produit, bien utilisé, est sans danger pour la santé. Néanmoins, nous entendons les exigences de la société, on est en train de travailler à comment réduire son utilisation, mieux l'utiliser. Mais nous ne soutiendrons pas l'interdiction totale, car, dans l'état actuel des choses, ce serait une position suicidaire pour l'agriculture.
Entre ces deux positions, on peut tous travailler ensemble : il faut juste garder à l'esprit que le temps politique n'est pas celui de la recherche, tout l'enjeu reste de concilier les deux durées.
Travaillez-vous réellement à des alternatives ?
Il y a peu de cultures pour lesquelles il y a d'autres alternatives, là aussi des experts l'ont démontré. Avant de racheter Monsanto, on a essayé de chercher une alternative à son produit le plus vendu au monde, on n'a pas trouvé. Ce n'est pas faute d'avoir cherché. Alors, pour le moment, notre réponse reste d'utiliser moins de produits. Par exemple, le premier client du glyphosate en France, c'est la SNCF, car pour que les trains circulent, il faut que les voies soient désherbées. On a donc développé un train « désherbeur », déjà déployé en Allemagne avec la Deutsche Bahn, capable de reconnaître les mauvaises herbes et de pulvériser la microdose nécessaire. Ainsi, on est capable de réduire de 60 à 70 % l'utilisation du produit. Le numérique peut nous aider à mettre la bonne dose au bon endroit.
Comment rester leader face à toutes ces contraintes ?
Par l'innovation. Quoi qu'on en dise, l'innovation, la compétence et les moyens viennent des grands groupes. Les petites startups vont lancer les idées - et c'est très intéressant -, mais quand il s'agit d'aller jusqu'au bout des choses, c'est plus compliqué. Encore plus dans notre domaine : un produit phytosanitaire, c'est dix ans de recherche, des AMM [autorisations de mise sur le marché], des produits homologués, 250 millions d'euros de coûts de développement de la matière active... et quand vous avez fait tout ça, vous n'êtes même pas sûr d'aller jusqu'au bout.
On veut mettre à disposition de la société toute notre innovation pour avancer et contribuer au changement. Nous investissons près de 5 milliards par an, dont près de 2 milliards pour la division Crop Science. Les deux tiers de ces investissements concernent les produits de biocontrôle, les semences et l'agriculture numérique. Nous travaillons de plus en plus avec des startups.
À ce titre, nous avons lancé un Innovation Center à La Dargoire (Lyon), un espace ouvert à des startups qui souhaitent s'y installer et bénéficier de la compétence de nos 220 chercheurs. Nous avons surtout besoin d'expertise dans le numérique : nous étudions en ce moment des dossiers relatifs au traitement de la data.
Des soupçons de fichage illégal par Monsanto de personnalités et de leur opinion sur le glyphosate ont été récemment révélés. Quelle est votre réaction alors que Bayer prône des valeurs de transparence ?
La constitution des fichiers par les agences remonte à 2016, bien avant l'acquisition de
Monsanto par Bayer [elle date de l'été 2018]. Nous n'avions ainsi aucune connaissance de ces fichiers, ni aucune information sur la constitution de tels listings.
Pour Bayer, le respect des lois et des réglementations, incluant les réglementations en matière de confidentialité des données, est d'une importance capitale. La transparence est une valeur sur laquelle nous ne transigeons pas. Elle est indispensable pour mériter la confiance de toutes nos parties prenantes.
En tant que président du groupe en France, je suis particulièrement impliqué sur le sujet.
Sujets les + commentés