Vin : Even Bakke, le grand Viking du Barroux

Après une dizaine d’années de viticulture dans les plus grands domaines de Californie et d’Australie, Even Bakke a choisi l’aventure provençale, en s’installant au Barroux (Vaucluse) sur 25 hectares de vignes. Norvégien d’origine, né dans le Colorado, rompu à la technologie parfaite des winemakers, il a découvert, entre Carpentras et Malaucène, au sommet de ce petit village de moins de 800 habitants, un terroir rare ou il développe une approche de la viticulture biodynamique acquise dans le Nouveau Monde.

Un regard outremer où se devinent les paysages déchiquetés de la Baltique, une allure de Viking certes, mais débonnaire, et dans le caveau où il reçoit, peu de clients, un décor suranné avec ces fauteuils de velours élimé. Une pièce qui semble habitée par des mémoires multiples : sur la table, des ammonites, dénichées dans les vignes, témoignent  d'un terroir en partie issu du Paléolithique.

Et lorsque le regard s'attarde sur les murs, on pressent l'importance de la terre pour Even Bakke, et l'on devine que celles qu'il a foulées ne le comblaient pas. Son esprit est celui d'un voyageur, davantage pionnier qu'exilé, qui a synthétisé toutes ses expériences humaines et viticoles : aux États-Unis, en Australie et en  Europe, où il est finalement revenu.

Aventure poétique et aléatoire

Il livre ici, dans ce nord de la Provence, une réflexion intelligente, ouverte, non dogmatique,  et remet la technique à sa juste place, la délogeant de son aspect dictatorial. Even Bakke exprime son désir d'être en phase avec ce qu'il appelle "la recherche de la vérité d'un terroir", se vivant comme adepte d'une écologie "spirituelle". Un vrai chemin de conscience pour cet homme qui vient d'un pays, dont les ancêtres en Norvège ont été marqués par une extrême pauvreté, et ce Nouveau Monde, où il a expérimenté la réussite possible pour tous, mais exclusivement matérielle.

Né d'une mère cuisinière et d'un père ingénieur, Even Bakke a découvert le vin en Norvège. Pour payer ses études d'économie, il travaille d'abord comme sommelier. Et après de nouvelles études à Davis, en Californie, d'œnologie cette fois - qu'il finance en travaillant comme cuisinier dans des restaurants français - le voilà conseillant les domaines de Napa Valley et de Sonoma Valley, au nord de San Francisco, puis chef de cave pour Landmark Vineyards et Matanzas Creek. Un territoire californien, 3e producteur mondial de vin, pourvu d'immenses aires géographiques, détenues par des groupes financiers puissants pour lesquels le vin est un investissement "exotique". "Leur petit jeu", moque Even Bakke avec son accent yankee.

Even Bakke vigneron

Crédits : Laurent Cerino / ADE

Mais ses racines européennes et son mariage avec une Française, fille d'un grand producteur de champagne, lui intiment le désir puissant de s'installer au cœur historique de la viticulture de terroir : la France. Il quitte un confort matériel certain pour une aventure un peu plus poétique et aléatoire. L'homme se montre curieux, inventif, sceptique, et critique vis-à-vis des œnologues du Nouveau Monde qui, tout-puissants, travaillent sur des vins de cépage, comme si le sol n'entrait pas en ligne de compte.

Winemaker

"En Amérique, le concept de vigneron n'existe pas, résume-t-il. La plupart des domaines achètent le raisin. L'œnologue décide de la date des vendanges et de la vinification, et  s'occupe des vignes, sans lien entre eux. Le winemaker passe une fois par an dans les vignes. En Australie, c'est pire, on dit que le raisin pousse dans les camions !", déplore-t-il.

Le travail est "taylorisé", les vignes peu enracinées, comme si elles étaient une réplique de l'histoire humaine toute récente. Après avoir visité une soixantaine de domaines en France, il acquiert en 2007 et pour une somme raisonnable, une vingtaine d'hectares de vieilles vignes au Barroux - terroir qu'il juge "exceptionnel" -, dont certaines presque centenaires. De plus, une forme de mystère imprègne le lieu, une connexion espace-temps qui échappe au rationnel.

Observation

Au pied du Ventoux, hivers neigeux et étés ardents, les lignes épurées du relief sculpté par la lumière, offrent un paysage à la beauté éthérée. L'espace semble ordonné sous le ciel comme une estampe, qui incite au silence, presque à la gratitude. Dans cette région qui a appartenu longtemps à la papauté, le Ventoux dresse un sommet étrange et majestueux, garantissant aux vignes une fraîcheur nocturne qui fait rempart au vent remontant du Sud par la vallée du Rhône.

L'AOC Ventoux, très étendue géographiquement (6 000 hectares de vignes, dont près de 80 % vinifié en cave coopérative), voit, depuis une quinzaine d'années, l'émergence de vignerons indépendants qui tirent en avant l'appellation. En bouche, les blancs du Clos de T révèlent une belle minéralité. Quant aux rouges, le vigneron a réussi à calmer les ardeurs du soleil, en développant finesse, fraîcheur, équilibre et une large palette aromatique. Les vins sont mis en bouteille lorsqu'il les considère prêts, parfois deux ans plus tard : "Mon comptable regarde ces cuves datées 2007, et me dit : « Mais que faites-vous avec cela ? » Mon idée, c'est de faire une cuvée multi-millésimée (mélangeant plusieurs cuvées, NDLR) pour voir si l'on peut neutraliser l'effet climat", explique-t-il, pragmatique.

"Non-agir"

L'herbe pousse entre les rangs du domaine dont les couches profondes sont anciennes : l'ère géologique du trias est âgée de moins 251 millions d'années : Even Bakke travaille son domaine en biodynamie, n'a pas de recette affichée, mais prend des notes depuis des années. Il essaie d'oublier à chaque millésime, ce qu'il a fait l'année précédente, et favorise l'enherbement pour renforcer la biodiversité. Sa taille (plus de deux mètres), son accent américain, et la mythologie tenace qui court encore en Provence sur le riche Américain cigare au bec jetant ses dollars sur la table ont eu raison de lui. Il est devenu pour ses voisins : "Le grand Viking qui ne fout rien dans ses vignes (sic)."

Car Even Bakke observe avec attention et constate que la nature, s'organisant seule, trouve son équilibre. Il a longuement étudié Masanobu Fukuoka, un des "pères"  japonais de la permaculture. Le vigneron qui prend le temps de mettre en bouteille ses vins est fasciné par ces maîtres qui forment, au Japon, un sushiya (maître sushi)en pas moins de 10 ans. Les Occidentaux ont parfois du mal à appréhender la notion  orientale de "non-agir". Bien évidemment le contraire de la passivité et de l'inaction, l'opposé de la paresse.  Le bon geste au bon moment, en sachant s'inscrire dans une dynamique globale, car la nature silencieuse possède son langage complexe, qu'il s'agit de comprendre avant d'intervenir. Là réside la méthode du "grand Viking" !

Douce France

Even Bakke a aussi expérimenté l'aspect du terroir comme appartenance chevillée au génome "gaulois", qui plus est dans ce Midi farouche. Il évoque la Californie où, malgré le plus grand nombre d'avocats au monde, il n'a jamais eu de problème. Au Barroux, en dix ans, il a subi quatre procédures coûteuses, toutes perdues sans négociation possible. Dont un procès intenté par une cave coopérative proche, qui avait déposé avant lui le terme "Trias", du nom de ce passé géologique auquel appartiennent ces terres. Un autre avec l'une de ses parcelles en fermage, qui commençait à être détruite à la tronçonneuse, "car on n'appréciait pas ma façon de travailler". "J'aurais dû écrire sur mon tee-shirt : « Je ne suis pas un riche Américain, laissez-moi tranquille ! »", résume-t-il, en riant.

Even Bakke

Crédits : Laurent Cerino / ADE

Mais la qualité de ses vins finit par convaincre. En cave, il goûte cinq fois par jour, et prend alors ses décisions, proscrivant toute autosatisfaction, d'où des dégustations nombreuses avec "des amis qui doutent tout le temps" ! Pour Even Bakke, le Nouveau Monde apporte une expertise de haut niveau dans la cave, mais pour les sols, ce sont les vignerons français et leurs terroirs rustiques et séculaires qui sont les experts :

"Il manque la même expertise dans les caves, regrette-t-il. Ici, les terroirs sont excellents, mais lorsque l'on goûte le vin en cave, on se demande parfois ce qu'ils ont fait."

Racines

Le vigneron qui a exercé comme winemaker chez Walt Disney, "multimillionnaire", ne regrette pas la Californie, région qui tente de cerner ce fameux terroir, cette "soul", comme il dit, d'autant plus absente qu'elle est difficile à comprendre. Mais la Californie, terre forgée depuis 13 000 ans par des tribus indiennes, était possédée par ce génie du lieu. Cette âme, spoliée par un matérialisme offensif et ravageur.

C'est donc, au final, un pays jeune, érigé sur le massacre "corps et âme" de 50 millions d'Amérindiens, qui possède un potentiel très riche - notamment des terres volcaniques merveilleuses pour la vigne -, mais qui doit encore cicatriser cette blessure, cette offense aux "Native". Et construire sa mémoire, faire croître d'autres racines, un nouveau Grand-Esprit, celui-là même qui a poussé Even Bakke à s'installer ici dans le plus grand bonheur, celui de l'aventurier qu'il semble toujours être, avec le fil sympathique d'une forme de bienveillance tranquille :

"Je n'ai pas beaucoup confiance dans l'être humain, conclut-il. Il nous manque l'humilité, spécialement en agriculture."

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.