Rudis Sylva, l'héritage du "paysan-horloger" face à l'industrie horlogère

La marque Rudis Sylva (Franche-Montagne, Suisse) se construit depuis douze ans sur un modèle hyperartisanal. Un ADN en réalité lancé comme un défi à toute l'industrie horlogère.

Il y a toujours un monde entre la théorie et la pratique, entre le discours et le savoir-faire. Jacky Epitaux est de la seconde école, tout en expérience, habitué à travailler dans des environnements exigeants en termes de finesse de management et peu flatteur en matière de marge bénéficiaire. Un pur Franc-Montagnard, berceau du paysan-horloger, qui est passé par la machine-outil (Dixi au Locle), avant d'entrer en horlogerie par la porte des vrais challenges : Zenith bien avant la reprise par LVMH, puis les montres Rodolphe avant l'intégration par le groupe Franck Muller.

Compétences locales

En 2007, il relève encore la barre en lançant sa propre marque, Rudis Sylva (nom d'origine de son village, les Bois), avec un actionnariat familial (toujours en place), un capital-actions de 100 000 (jamais relevé), et l'ambition de pénétrer le segment collectionneur (positionné 200-250.000 francs prix public) avec des produits extrême en termes de valeur ajoutée, mais dépourvus de valeur symbolique. En clair, le projet s'appuie entièrement et uniquement sur des compétences locales, technique horlogère, finitions, métiers d'art et il n'y a rien en dehors du produit, quasiment pas de communication image, pas d'annonce théâtrale, par de star. Une construction lente et dans la durée qui apparaît tout à fait exemplaire dans le contexte actuel. Presque une leçon pour l'industrie.

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A l'heure où le secteur horloger digère encore le rendez-vous très genevois du SIHH, avec le sentiment que la montre haut de gamme retrouve une tendance porteuse, Jacky Epitaux, créateur de la marque Rudis Sylva il y a plus de dix ans apporte quelques nuances essentielles. Rudis Sylva fait partie de ces labels ultraconfidentiels, avec une dizaine de montres par an entre 200 et 250 000 francs, capable de dialoguer avec les grands collectionneurs et les grandes fortunes. La majeure partie des affaires est réalisées à travers la distribution (une douzaine de détaillants partenaires dans le monde) et quelques travaux de commande en direct là où la distribution est absente. L'exemple souvent cité est la série de pièces uniques réalisées pour le sultan d'Oman.

Depuis le début de la commercialisation, la marque n'a jamais été dans le rouge et, comme 2015 et 2014, 2016 a été bénéficiaire, même si l'exercice a été un peu décevant: "J'attendais une année meilleure." En cause, certains versements pas honorés. Jacky Epitaux regarde maintenant 2017 dans l'expectative et la circonspection : il compte sur la dynamisation du marché américain, à travers un distributeur (il n'y comptait auparavant qu'un seul détaillant, Westime), mais avec toute l'incertitude du contexte. Il a souvent tenu salon en marge du SIHH, mais cette année, il n'est passé à Genève qu'en spectateur et constate que "tout parait calme". Les indicateurs locaux ne trompent pas : aucune publication d'offre d'emploi dans la sous-traitance, des mesures de chômage partiel et des métiers d'art en manque de commandes. Et il n'attend aucun changement de  tendance au prochain salon de Bâle.

Pour Rudis Sylva, cela signifie que la croissance attendue sera encore repoussée. Jacky Epitaux évoque idéalement une progression de 5 pièces supplémentaires par année et monter ainsi jusqu'à une centaine de montres, pas au-delà. En attendant, il continue d'assurer la rentabilité de son affaire grâce à un modèle d'une sobriété exemplaire : trois collaborateurs à l'interne et un réseau de sous-traitants partenaires, tous amis de la marque.

Sans cette configuration très atypique, la marque n'existerait sans doute plus. La difficulté demeure:

"Notre ratio de ventes est encore embryonnaire. Nous aimerions aller au-delà de dix pièces par an, mais notre positionnement de prix est élevé et notre notoriété encore faible à l'international."

Vraie innovation

Ce n'est pas vraiment une surprise, dès le départ, Jacky Epitaux comptait sur une construction lente et tout le modèle est construit sur le long terme. La première montre est présentée à Bâle en 2009 et la marque a profité d'emblée d'une reconnaissance pour ses qualités techniques et d'exécution, engageant une croissance progressive jusqu'en 2015. Accélérer l'étape suivante réclamerait sans doute des moyens de communication que la marque n'a pas.

Tenir ainsi sur plus d'une décennie relève néanmoins de l'exception, voire de l'exceptionnel, puisque Rudis Sylva pose un vrai dilemme à la doxa horlogère. A commencer par le financement. Il est généralement admis qu'il faut plusieurs dizaines de millions de francs pour lancer une marque. Jacky Epitaux a lancé son entreprise il y a doux ans avec un capital-actions de 100 000 francs et ne l'a jamais augmenté. Le défi est d'autant plus remarquable que le projet comporte une dimension technique réputée impossible : la mise au point d'un mouvement original.

Plus encore, le projet n'était pas seulement de créer son propre calibre mécanique, mais d'apporter une vraie innovation. Ce sera "l'oscillateur harmonieux", un apport réel au lexique horloger et, là encore, une entorse à la doxa. Dans la théorie horlogère, il est impensable d'imposer une quelconque résistance sur le balancier (organe réglant de la montre mécanique), or, Rudis Sylva a développé un système à deux balanciers à dentures reliés mécaniquement. Une trouvaille qui a été rapprochée de l'invention du tourbillon par Breguet.

"Paysans-horloger"

La performance et la stabilité chronométrique apparaissent exceptionnelles et tout a été mis au point en un temps record. Rudis Sylva est créé en 2006, en 2008 Jacky Epitaux rencontre l'horloger Mika Rissanen (l'un des trois collaborateurs internes), en 2009 le mouvement est présenté à Bâle et la commercialisation commence en 2010.

Un développement de près de 5 millions de francs, impayable en réalité sans recapitalisations en série sans une structure très singulière. Au départ, Jacky Epitaux a été soutenu par un actionnariat familial et un troisième associé, un fabricant de composants aujourd'hui retiré, réunissant capital et compétences jusqu'au lancement commercial.

Jacky Epitaux, habitué à faire un maximum avec un minimum de ressources résume par cette formule. "Nous avons construit notre marque qu'avec des plans B."

Le vrai message est que toute la substance est concentrée dans le produit. Rudis Sylva apparaît ainsi la marque la plus emblématique du savoir-faire horloger suisse, une quintessence d'ADN de haute horlogerie, avec un ancrage local extrême. Le nom, Rudis Sylva, est emprunté au premier nom du village des Bois, au coeur des Franches-Montagnes, et il traduit toute l'essence du projet, construit sur les compétences techniques d'une région de sous-traitance et des métiers d'art, guillochage, gravure, émaux, anglage, portés en virtuose. Le tout doublé d'un hommage vivant à l'histoire des paysans-horloger (avec musée au hameau du Boéchet). Une leçon d'ADN en réalité lancée comme un défi à toute l'industrie.

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