Delta Drone, radiographie du crash

Depuis sa création en février 2011, la société grenobloise Delta Drone se rêvait en leader français du drone civil, se posant à la fois en fabricant, institut de formation pour les télépilotes et prestataire de services. Seulement, quelques mois après son entrée en Bourse, l’alliance des quatre fondateurs explose en plein vol, laissant la moitié des effectifs sur le carreau. Radiographie d'une histoire mouvementée et mystérieuse.
Delta Drone se rêvait en leader français du drone civil.

Ce devait être l'une des réussites à la grenobloise. Depuis sa création en 2011, Delta Drone avait conquis les journaux télévisés des chaînes nationales et su attirer des personnalités telles que les ex-ministres Geneviève Fioraso et Marylise Lebranchu, ou encore le député Olivier Véran, dans ses locaux basés dans l'ancienne usine Cémoi.

« Partout, on connaît le nom de l'entreprise Delta Drone », reconnaît un télépilote du nord de la France.

Affichant clairement son ambition de devenir l'un des leaders de la filière, la société iséroise a démarré fort, menant de front trois projets : celui de lancer une industrialisation en série à travers le drone H puis le drone Y, complété par la création de la première école française du drone en janvier 2013, tout en offrant des services de prise d'images et de traitement de données pour des marchés divers (montagne, agriculture, industrie, réseaux, etc.). Autant dire que la société co-fondée par Frédéric Serre, Christian Viguié, Guillaume Pollin et Fabien Blanc-Pâques détonne dans le milieu du drone civil à usage professionnel, « encore composé à 80 % d'auto-entrepreneurs et où l'on compte 2 400 opérateurs en France dont 300 en Rhône-Alpes », rappelle Philippe Gourdain, délégué de la Fédération professionnelle du drone civil (FPDC).

Pour avoir les moyens de ses ambitions, Delta Drone procède à trois augmentations de capital avant de choisir d'entrer en Bourse en juin 2013, soit moins de deux ans après sa création, surfant sur les prévisions optimistes du marché des drones.

« D'après les derniers chiffres, le marché du drone civil représente 2,5 milliards de dollars au niveau mondial, et devrait plus que doubler d'ici 2020. Mais si on le compare au marché des smartphones représentant 272 milliards en 2015, ce n'est même pas 1 % », relativise Mark Thomas, professeur de management stratégique à Grenoble École de management.

Le quatuor se désintègre

Mais après avoir annoncé un prévisionnel de deux millions d'euros de chiffre d'affaires pour la fin 2014, le rêve s'effondre... À l'été de la même année, la société, dont les comptes sont grevés par des pertes de plusieurs millions d'euros (pour un chiffre d'affaires de 696 000 euros en 2013), entame une descente abrupte. Passée, en août, du statut de société anonyme (SA) avec directoire et conseil de surveillance à celui d'une SA dotée d'un conseil d'administration, le quatuor à la tête de Delta Drone vole en éclats, avec le passage aux manettes de Christian Viguié, jusqu'ici actionnaire. La société n'a d'autre choix que de se lancer dans une troisième augmentation de capital de 2,35 millions d'euros qui se clôture fin septembre 2014.

Dans l'historique publié sur le site internet de l'entreprise (retiré depuis nos demandes d'interview, NDLR), aucune mention ne fait état du départ de trois des quatre co-fondateurs, ni du plan de licenciement économique divisant par deux les effectifs. Comme si le temps s'était arrêté au printemps 2014. Une ère succédant à une autre, à la présidence, Fréderic Serre, omniprésent dans les médias, laisse place à Christian Viguié, l'homme de l'ombre.

Fréderic Serre Delta Drone

Le Pdg Frédéric Serre laisse sa place au printemps 2014. (Crédits : Marc Bertrand - Challenges - Réa)

À 54 ans, ce diplômé de l'IEP de Paris a occupé des fonctions d'analyste financier avant de créer plusieurs entreprises dans le domaine de l'information financière. Il est également professeur au Centre de formation à l'analyse financière et membre de la SFAF (Société française des analystes financiers). Dans une interview accordée en septembre 2015 au magazine L'Usine Nouvelle, le nouveau président affirmait que « la naïveté des premiers instants a été mise à mal par une industrialisation compliquée (...) Nous sommes revenus à la réalité, nous avons atterri. Et nous repartons dans une configuration plus réaliste forts de ces trois années d'expérience. »

Un modèle en question ?

Une configuration plus réaliste, mais pas plus transparente. Malgré plusieurs requêtes, le Pdg de Delta Drone n'a pas accepté les demandes d'interview d'Acteurs de l'économie-La Tribune. Même réaction de la part de ses principaux actionnaires, dont le fonds LFK (12,61 % du capital) ou le fonds NextStage (11,58 % du capital). Tous ont décliné les propositions d'entretien, après que la direction a été mise au courant. Avec un chiffre d'affaires de 939 000 euros et une perte provisionnée de 12,2 millions d'euros (!) en 2014, « Christian Viguié a fait à son arrivée un état des lieux assez poussé. Normalement, une entreprise dans cet état n'est ni en Bourse ni ailleurs, mais au tribunal de commerce », décrypte un acteur clé du dossier, qui a souhaité rester anonyme. Et rappelle que le nouveau Pdg a tout de même réussi à lever 30 millions d'euros de ressources notamment au travers d'Ocabsa (obligation convertible). « Il existe beaucoup de fantasmes autour de l'industrie du drone », ajoute-t-il.

Christophe Baillon, co-fondateur du fabricant Squadrone Systems nuance :

« Nous ne nous réjouissons pas de ce qui est arrivé, mais je ne pense pas qu'il s'agisse d'un problème d'industrialisation. Ils se sont certainement lancés un peu trop tôt, avec une entrée en Bourse intervenue trop vite. »

S'il prépare lui-même sa seconde levée de fonds, il est loin de miser sur une entrée sur les marchés : « Nous n'en sommes pas là, car cela amène des contraintes différentes et moins d'agilité. » Mark Thomas ajoute : « En Bourse, les gens s'orientent sur le court terme : on peut générer un capital très élevé dès le départ, mais encore faut-il avoir un plan stratégique solide. »

Pour Philippe Gourdain, délégué FPDC et gérant du lyonnais StudioFly, c'est aussi le manque de maturité du marché qui a pénalisé l'entreprise :

« Nous ne sommes qu'au début du marché, les chiffres continuent à évoluer... Mais lorsque l'on s'appelle Delta Drone et qu'on a trois à cinq millions d'euros de charges par an, il ne suffit pas de réaliser quelques millions d'euros de chiffre d'affaires. »

Il reconnaît néanmoins que l'analyse a posteriori est facile, face à ceux qui ont su prendre des risques et se lancer les premiers : « Ils auraient aussi pu devenir les leaders. »

Mark Thomas rappelle également que « la tendance d'un futur leader, premier sur son marché, connaît des pertes à son départ. Amazon s'est d'ailleurs toujours vantée de ses pertes, et n'a commencé à être profitable qu'au bout de sept ans. Mais il faut un investissement important dès le départ ».

Un virage à 180 degrés

Alors que la stratégie initiale du quatuor prévoyait la fabrication de 500 drones d'ici à fin 2014, la vision de Christian Viguié ne met plus l'emphase sur la fabrication et réalise un virage à 180 degrés. De fabricant de drones, il passe à assembleur, une activité moins soumise à la pression des coûts. « Notre travail n'est pas de vendre des drones mais de proposer les drones dont on a besoin à un instant précis », affirme une source, estimant que « les erreurs de départ étaient d'être partout et nulle part à la fois ».

La nouvelle recette ? Miser désormais sur le développement de solutions à plus forte valeur ajoutée, permettant l'acquisition et le traitement de données par les drones, tout en se recentrant sur deux marchés particulièrement porteurs : celui des mines et carrières, et celui de l'agriculture.

« Pour parvenir à durer, les sociétés doivent faire des choix stratégiques en sortant, par exemple, des aspects généralistes pour aller vers des marchés spécialisés. C'est ce qu'a fait Delta Drone, qui a quasiment arrêté la fabrication pour racheter des entreprises dans les mines et investir dans la cartographie », décrypte Philippe Gourdain.

Pour Mark Thomas, nul doute que « les entreprises qui tentent de tout faire en même temps rencontrent souvent un problème ».

« Amazon a commencé aux États-Unis et sur le marché des livres, puis s'est élargie progressivement à des marchés voisins, comme le Canada, puis le Royaume-Uni, avant de conquérir l'international. C'est ensuite qu'elle est sortie des seuls livres », rappelle-t-il.

Ces derniers mois, Delta Drone a consolidé ses positions, notamment dans le marché du traitement des données, à travers quelques acquisitions comme la société de drones civils Fly-n-Sense (Bordeaux) dont il détient désormais 90 % du capital. Ou avec le rachat de la société Cap Minerals, à hauteur de 50,1 %, pour sa connaissance du secteur minier en Afrique du Sud. « C'est un secteur très important où nous constatons une forte demande », affirme une source proche de la direction, qui précise que la société surveille également d'autres marchés comme les installations industrielles et les télécommunications.

La société a annoncé fin janvier avoir réussi ses 100 premières missions d'inspection d'antennes télécom de réseau mobile pour le compte du groupe Orange, ce qui devrait lui permettre de se positionner sur un marché potentiel de plusieurs milliers d'antennes à inspecter.

« Le modèle économique de Delta Drone est désormais mondial, puisque la société est présente en Floride, aux États-Unis, en Afrique du Sud, en Europe. La question est désormais que chacune des entités avec lesquelles un partenariat ou un joint-venture ont été établis puisse contribuer au business », avance la même source.

Delta Drone

Delta Drone a revu sa stratégie initiale et mise sur le développement de solutions à plus forte valeur ajoutée. (Crédits : Mailfor, iStock by Getty Images)

Déménagement et effectifs constants

Après s'être rapprochée du milieu universitaire, avec la création d'un master destiné aux chargés d'affaires de l'exploitation des drones, lancé en partenariat avec l'Insavalor, émanation de l'Insa de Lyon, l'École française du drone constituerait toujours, selon une source interne, un outil pour continuer à former le personnel, les sociétés qui entrent dans le groupe, ou des prestataires. Mais loin du modèle qui visait à former des centaines de télépilotes chaque année, conformément aux annonces réalisées lors du lancement de l'école.

Sans bruit, le siège de Delta Drone, jusqu'ici à Grenoble, a déménagé fin novembre dans la banlieue lyonnaise, à Dardilly, « en partie pour se rapprocher de Christian Viguié, habitant à Lyon et voyageant beaucoup », nous glisse une source autorisée. Il reste cependant une dizaine de salariés à Grenoble, tout comme dans la région de Toulouse et Bordeaux, avec un effectif global de 54 salariés. Les pilotes sont peu nombreux : « Les typologies de postes sont surtout composées d'ingénieurs logiciels, mécaniques, R&D ou électrique, directeurs techniques, responsables RH ou marketing, etc... », révèle-t-il.

Interrogée, la direction ne souhaite pas livrer de prévisions pour 2016 : « Le groupe enfin réorganisé va commencer à engranger des contrats mais la mise en œuvre des chantiers est souvent longue », précise le service communication.

Une fin au goût amer

Chez les anciens de Delta Drone, l'aventure semble néanmoins laisser un goût amer. L'ex-président de l'entreprise Frédéric Serre n'a finalement pas donné suite aux sollicitations d'Acteurs de l'économie-La Tribune. À l'instar des cofondateurs, Fabien Blanc-Pâques, qui occupe depuis juin 2015, le poste de vice-président des solutions d'ingénierie d'Airware, un partenaire de Delta Drone, basé en Californie. Et Guillaume Pollin, associé avec le fondateur de Delta Drone pour créer un spin off du CEA spécialisé dans la réalité virtuelle, Motion Recall.

Partenaire des débuts, président de Maya Technologies, Philippe Mattia, qui a hébergé quelque temps l'entreprise lors de ses débuts, collaborant avec elle sur la partie hardware et software et participant même à sa première augmentation de capital en 2011, commente :

« Nous n'avons plus de contacts depuis environ deux ans. Et l'évolution du marché m'inspire peu pour l'heure. »

D'autres sont restés sur le bassin grenoblois pour intégrer le fabricant Squadrone Systems, ou HP... Quand certains ont quitté la région et sont partis à Lyon, ou encore à Paris, dans de grands groupes comme Thalès, ou sont toujours en recherche d'emploi. Un ancien salarié ayant fait partie du plan de licenciements, garde un souvenir douloureux de cette période. Il confie avoir eu cette « impression de tomber de sa chaise » lorsque des départements tels que la R&D, le traitement de données et le développement ont été touchés.

« Nous avions vécu l'entrée en Bourse comme une bouffée d'air. Je sais que l'on démarchait de nouveaux marchés comme les carrières, l'agriculture... Il nous a surtout manqué du temps. »

Et de conclure, en le regrettant : « Nous ne faisions pas les choses de manière aussi efficace que nous aurions pu le faire. » Une « drone » d'histoire au final, qu'il aurait sans doute fallu écrire autrement.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 04/07/2017 à 21:33
Signaler
Des escrocs ! Et ça se voyait gros comme une montagne des le début !

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.