Où va Boiron ?

A priori, le numéro un mondial de l’homéopathie ne s’est jamais aussi bien porté. Boiron a absorbé l’ensemble de ses concurrents directs, profite d’une croissance dynamique. Pourtant, plusieurs signaux faibles révèlent un climat d’inquiétude palpable, une fébrilité aux niveaux tant de l’équipe de direction que des salariés.
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Vous voulez savoir si l'ambiance est mauvaise en ce moment chez Boiron ? La réponse est oui", lâche un cadre proche de l'équipe dirigeante. Confidence étonnante de la part d'un salarié dont la société affiche une croissance stable de 8 % par an, se distingue dans le secteur pharmaceutique par des accords sociaux hors du commun, et met un point d'honneur à répartir ses bénéfices à parts égales entre les actionnaires et les collaborateurs.Le retour inattendu de Christian Boiron aux manettes de l'entreprise familiale, sa politique de rigueur conduite dans la gestion des effectifs, son refus de répondre aux interviews - lui qui s'y prêtait jusqu'alors sans renâcler - et les interrogations qui pèsent sur sa succession comme sur le rôle de son frère Thierry, forment matière à questionner, mais aussi à déstabiliser les 4 000 salariés.

Ambiance dégradée

"Je suis content d'être parti", confie pour sa part un désormais ancien, tout en requérant lui aussi l'anonymat. "Il existe un climat anxiogène, admet un autre. L'ambiance est dégradée. C'est une question de méthode de management". Boiron, l'électron libre de l'industrie pharmaceutique, qui a bâti sa stratégie de performance - et son image - sur le bien-être de ses salariés dans les années 1980 (horaires libres, temps partiel choisi, préparation progressive à la retraite dès 57 ans) et continue encore à financer les missions solidaires de ses collaborateurs au Pérou, leurs challenges sportifs, leurs projets d'adoption ou encore leur présence auprès de parents malades, serait aujourd'hui en proie à une série d'inquiétudes. "La qualité de vie au travail est indéniable. Mais cette préoccupation n'est plus aussi importante qu'elle a pu l'être il y a quelques années, reconnaît André Soucille, ancien directeur de la gestion de production, désormais à la retraite après 28 ans de collaboration. Le climat social, s'il reste agréable, évolue dans le sens d'une dégradation".

Une culture qui se délite ?

Quelques signes ne trompent pas. Notamment la disparition des outils de communication interne, que manifestent l'arrêt du journal d'entreprise et la dissolution du service de communication interne il y a moins d'un an. Sur le site de Montrichard (Loir-et-Cher), la feuille interne qui servait de lien social a été supprimée sur demande de la direction générale. "C'est dommage : cela donnait la parole à des salariés qu'on n'entend pas souvent, comme la conditionneuse qui parlait de sa difficulté de positionner les cartons dans le bon sens…", regrette un manager. Une rupture d'avec la "culture" Boiron, qui s'enorgueillissait entre 1984 et 2005 d'avoir fait partie des rares sociétés à diffuser - à l'époque en VHS - un magazine vidéo interne, intitulé L'écran des granules. "L'arrêt de ce service a suscité de l'inquiétude sur le terrain : il est le signe qu'en dépit de la bonne santé de l'entreprise, à tout moment un service peut être rayé de l'organigramme", confie Jean-Pierre Icard, délégué syndical central CFDT à Marseille. Le service de communication externe, lui, est en revanche bien présent, qui n'hésite pas à appeler à trois reprises un représentant syndical au cours d'une interview, afin de lui recommander la prudence. Autre démonstration imperceptible : voilà deux ans que l'entreprise n'a plus accueilli dans ses locaux d'exposition de peinture. "Auparavant, elles tournaient sans discontinuer dans le hall qui mène à la cantine", glisse-t-on à l'accueil. Certes, la société possède son association culturelle, Omeoart. Mais elle est basée à Milan, et les salariés n'en profitent guère. Un détail ? Plutôt un signe avant-coureur, selon certains.

Peur

Après le départ des "piliers" qui ont façonné la maison et avaient grandi avec elle (l'ancien directeur général Jacky Abecassis, toujours présent au conseil d'administration, puis Bruno Joet), c'est toute une équipe de "jeunes" responsables, nécessairement étrangers au "sérail", qui a accédé au top management. Sans toujours garantir l'union sacrée qui avait présidé aux belles heures de l'entreprise. Avec des issues plus ou moins heureuses, comme celle de Gilles Chaufferin, depuis 2005 directeur général adjoint en charge notamment de R&D, et remercié début janvier, comme l'avait été en 2006 l'ancien directeur général délégué Thierry Montfort, longtemps étiqueté comme "faux dauphin". Sans que le motif des divergences stratégiques n'ait été porté au grand jour au sein de la firme de Sainte-Foy-lès-Lyon. "C'est une société solide, le personnel est motivé, analyse un salarié. Mais Christian Boiron, qui prépare sa succession, a reformaté l'équipe dirigeante. Et cela ne va pas toujours dans le sens des compétences". L'entreprise ne disposerait-elle plus des pointures qui par le passé ont assuré son développement ? Sa politique de hauts potentiels est-elle à la mesure de la place qu'occupe désormais Boiron sur le marché mondial ? "Ici, recruter à l'extérieur fait peur", reconnaît André Soucille. L'atypisme de la société est si grand qu'il peut être difficile de s'y adapter. "Christian Boiron est un visionnaire, mais aussi quelqu'un qui  parfois n'a pas l'air d'avoir les pieds sur terre. Son équipe a-t-elle le courage de le lui dire ?", s'interroge Jean-Pierre Icard.

Le retour

Car l'inflexion la plus significative des deux dernières années, c'est bien sûr le retour de Christian Boiron, 65 ans, aux manettes. En juillet 2011, ce dernier est revenu à la direction générale et s'est substitué à son jeune frère, Thierry, 52 ans, qui désireux de se ressourcer - de "travailler sur soi" - a été nommé président du conseil d'administration. Dans la plupart des entreprises, la permutation aurait suscité des interrogations. Pas chez Boiron : le leader mondial de l'homéopathie n'est définitivement pas comme les autres. "Thierry souhaitait prendre du recul et s'est orienté vers des formations. De son côté, Christian voulait à nouveau s'impliquer concrètement dans le groupe. Il est dans l'opérationnel comme il l'était avant de prendre la direction de la filiale italienne. Il est plus visionnaire que jamais", veut assurer Jean-François Lurol, directeur des relations extérieures. "Cela n'a pas surpris les anciens. Les deux frères ont toujours travaillé en collaboration. Ils ont présenté cela comme un accord commun. Cela n'a pas eu d'impact sur les salariés", explique Dominique Dimier, déléguée syndicale FO. Cette inversion des rôles étonne malgré tout : Christian Boiron, qui a refusé de donner suite à nos demandes d'interview estimant le moment inopportun, a connu des problèmes de santé en juin 2011 - un AVC dont il s'est ouvert dans un entretien avec un journaliste de La Vie. Quant à Thierry, qui, appelé par son aîné et le conseil d'administration, avait pris les rênes en 2004 après vingt années passés en Amérique du nord où il dirigeait la filiale, les analystes financiers s'accordent à reconnaître qu'il a impulsé "un vrai changement de braquet" au niveaux du développement des médications familiales, tels l'Oscillococcinum (nez qui coule), la Cocculine (mal de mer), Sédatif PC, ou le sirop Stodal (contre la toux), mais aussi à l'international. En se plaçant dorénavant en retrait du quotidien des affaires, le benjamin ne fait que reproduire le modèle de Christian. A plusieurs reprises, celui-ci s'est sorti du "cambouis" pour donner libre cours à ses passions, en particulier la philosophie, l'écriture (La Source du bonheur est dans notre cerveau, Albin Michel, 1993) ou encore la peinture. L'homme, qui cultivait un look décalé - du temps où il était adjoint de Michel Noir à la mairie de Lyon, en charge de l'international, de 1989 à 1992, il n'hésitait pas à assister à des réunions en chemise Hawaï et chaussures Clark's - se définissait lui-même "davantage artiste que chef d'entreprise". "Ce style vestimentaire fait partie du folklore", sourit Bruno Joet, ancien directeur général. Reste que "la façon de gérer des deux frères est bien ancrée dans le sol", observe un analyste financier, spécialiste de la valeur.

Rigueur, réduction des effectifs et réorganisation

Le retour de Christian coïncide avec la volonté de "mettre l'entreprise en ordre de marche", selon sa propre expression, utilisée lors de la présentation de sa stratégie aux représentants syndicaux, début 2012. Tout d'abord sur le plan des effectifs : les départs à la retraite ne sont pour la plupart pas remplacés. Une centaine de postes aurait ainsi été supprimée cette année, sur les 2 800 que dénombre la société en France. Et les ajustements se poursuivent dans les filiales étrangères. "Boiron devrait se séparer d'un quart de ses effectifs hexagonaux d'ici 2020 par les départs à la retraite", prévoit Bruno Grange, secrétaire du comité central d'entreprise depuis 1978 et administrateur de Boiron. Un processus qui devrait se faire en douceur, grâce au programme de réduction progressive de l'activité proposé à partir de 57 ans, qui permet aux salariés de se "désintoxiquer" du travail. Cette rigueur s'exprime également par un "coup d'accélérateur" sur certains projets structurants, en gestation depuis quelques années : le déménagement du siège de la société, aujourd'hui à Sainte-Foy-Lès-Lyon, vers Messimy, dans les Coteaux du Lyonnais, où le groupe est installé depuis 1995. Les terrains seraient en cours d'acquisition, et le déménagement programmé pour 2016 ou 2017, le temps d'ériger de nouveaux bâtiments. Quid alors de l'avenir du site historique ? Pour l'heure, aucune décision n'est avancée.
Autre chantier stratégique : celui de la R&D. Si le budget recherche a été quintuplé depuis 2004, il demeure minime eu égard aux efforts déployés en la matière par les laboratoires pharmaceutiques allopathiques, Boiron ayant historiquement concentré ses efforts budgétaires sur le service, afin de se différencier de ses concurrents. Ce qui explique d'une part la forte proportion d'emplois manuels (préparateurs, logisticiens), d'autre part que le leader homéopathique ait préféré jusqu'ici sous-traiter à des laboratoires comme l'Inserm ses activités de R&D. Mais l'objectif affiché de Christian Boiron est de rompre avec cette stratégie, et de hausser ce budget à 12 ou 15 % du chiffre d'affaires. Le rachat en 2005 de son principal concurrent en France, Dolisos (Pierre Fabre), répondait précisément à cette volonté.

Class Action

La toile de fond de cette ambition ? En finir avec les cabales contre l'homéopathie. Boiron vient en effet de faire l'objet de trois Class Action en Amérique du nord, où des procédures collectives ont été engagées par "tous les résidents de Californie qui ont acheté Oscillococcinum au cours des quatre dernières années", au motif que les produits Boiron n'apporteraient pas la preuve de leur efficacité. Aux Etats-Unis, un accord transactionnel (qui a fait l'objet d'une provision de cinq millions de dollars dans les comptes) a été validé par jugement. Mais au Canada, aucune avancée juridique n'est constatée à ce jour sur les deux procédures engagées. Pour financer ces investissements en recherche, l'heure est à la chasse au gaspis. "Nous essayons de nous servir du changement pour éliminer tout ce qui coûte inutilement du temps et de l'argent : à chaque modification de mode opératoire, de matériel ou de personne, nous cherchons à gagner en efficacité. C'est dans l'esprit de tous les managers", avance Dominique Dimier. Ces inflexions stratégiques ne se font pas sans un sentiment d'urgence palpable : "Je sens Christian Boiron pressé, observe Francis Macquet, délégué syndical central CFDT. Au sein du conseil d'administration, il paraît préoccupé. Il a conscience que le monde évolue. Plus nous grandissons, plus nous sommes attaqués sur les marchés".

A vendre ?

Que se passera-t-il lorsque de nouveau l'actuel directeur général décidera de prendre du champ ? Le passage de relais se fera-t-il une nouvelle fois en sens inverse, en faveur de son jeune frère ? Ce dernier en exprimera-t-il le souhait ? Dans les couloirs, des rumeurs convergent vers Annabelle Flory-Boiron, l'une des filles de Christian, qui anime depuis mars 2012 la direction France, après avoir assuré celle d'un établissement et fait ses armes au service marketing. Cette trentenaire, diplômée d'EMLYON, est appréciée des équipes. On lui reconnaît une bonne connaissance des rouages de l'entreprise, une compréhension fine des forces et des voies d'amélioration, et un profil qui ne serait pas incompatible avec la fonction de directeur général. En revanche, si aucun héritier ne reprend le flambeau, le scénario de la vente apparaît plausible. Certes, en rachetant directement 6 % de la participation de 15,5 % de Pierre Fabre fin novembre (le solde a été acquis par l'entreprise elle-même sur sa trésorerie disponible), la famille, dont le contrôle s'établit désormais autour de 60 % a montré son attachement à la société fondée en 1932 par les jumeaux Henri et Jean, à partir d'une activité dont l'origine remonte à 1911. "Cette magnifique affaire fait la fortune de ses bénéficiaires. Les remontées financières sont colossales, et la famille se partage chaque année pas loin d'une vingtaine de millions d'euros", met en avant un observateur financier. "C'est une machine à cash qui poursuit sa croissance, et son président est un jeune quinquagénaire ; je ne distingue pas d'éléments qui crédibilisent un projet de cession d'un groupe dont l'état d'esprit est à ce point clanique", renchérit un autre expert du dossier, requérant lui aussi l'anonymat. Mais les héritiers ne raisonnent pas toujours comme les fondateurs… Ainsi, Bruno Joet nuance l'attachement de la famille à l'entreprise : "Pourquoi ne vendrait-elle pas ? Tout pacte familial est ouvert à discussion. Il suffit pour cela qu'au sein du cénacle émergent des points de vue différents sur l'évolution du capital…". Les récentes affres du groupe Lacoste en témoignent. Peut-on imaginer la famille se cantonner au rôle d'actionnaire, et confier le pilotage du groupe à une personnalité extérieure ? L'hypothèse est rejetée par l'ancien directeur général : "L'attachement familial à cette entreprise est indissociable de la direction opérationnelle". Que se passera-t-il si Annabelle Flory-Boiron - qui elle non plus n'a pas répondu à nos sollicitations - ne reprend pas le flambeau ? Et qui donc alors, dans l'hypothèse d'une cession, pourrait concourir ?

Aubaine

Historiquement, le laboratoire avec lequel Boiron entretient les liens les plus privilégiés est Pierre Fabre, qui par le passé s'est intéressé à l'homéopathie à travers Dolisos et a fait partie du conseil d'administration de 2005 à 2012. "Mais aujourd'hui, l'homéopathie ne fait clairement plus partie de nos axes prioritaires", confirme Marc Alias, directeur de la communication du laboratoire castrais. La majorité des firmes allopathiques conserve un œil sur l'homéopathie, qui fait directement concurrence à leurs OTC (médicaments sans ordonnance). Boiron réalise en effet la moitié de son chiffre d'affaire sur les spécialités, c'est-à-dire l'Oscillococcinum, l'homéoplasmine ou Stodal. "Des groupes spécialisés dans les OTC comme Arkopharma, pourraient être intéressés, car Boiron possède un puissant réseau de distribution en pharmacie", avance un banquier. En revanche, d'autres de ses confrères ne voient pas de repreneur potentiel, "car il n'existe aucune synergie possible avec d'autres acteurs". Après le coup de semonce du premier semestre 2011, marqué par une perte (250 000 euros), imputable, entre autres, à un alourdissement des frais de structure, l'entreprise a enregistré une excellente nouvelle en mars 2012 : le relèvement tarifaire des HNC (pilules remboursées) en France. Un effet d'aubaine, uniquement lié au changement de règlementation sur les marges de distribution, Boiron assurant lui-même sa fonction de grossiste ? Un analyste décèle dans cette réévaluation le signe "que l'homéopathie n'est plus le vilain petit canard mais fait partie de l'arsenal thérapeutique reconnu". Une revalorisation en tous les cas bienvenue après des années de prix bloqués. En attendant, sur l'état de santé de Christian Boiron, les avis divergent. "Il ne lit plus" (…) "Il paraît que ce sont les assistantes qui lisent ses mails" (…) "Il est fatigué" (…) "Est-il en train de casser tout ce qu'il a mis en place ?", avancent certains. D'autres au contraire estiment que "Christian Boiron montre toujours l'énergie suffisante pour diriger une entreprise de cette taille". Entreprise que tout le monde reconnaît "saine", et dont le climat d'inquiétude ne devrait être assimilé qu'à d'inévitables états d'âmes face au changement ? "Ce n'est pas comme si nous avions été ballotés d'un actionnaire à l'autre, relativise Bruno Grange. Dans toute famille il y a des tensions, mais aussi de l'affection. Pour l'heure, l'entreprise se porte bien". Est-ce au contraire le signe, comme le suppose Jean-Pierre Icard, que "des orientations ou des décisions importantes ne sont pas annoncées mais sont en train de se mettre en place" ?



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