Entreprise et religion : la tentation

En cristallisant les débats publics, la question de la religion a rattrapé les entreprises. Pour celles engagées sur le terrain du vivre-ensemble, peu de surprises. À l’écoute des tendances, elles ont su anticiper et adopter, sans pression, chartes et postures nécessaires dans leur management quotidien. Les autres, qui ne s’interrogent que face à un cas précis, tentent, à défaut de réflexion approfondie, de se raccrocher à la stricte application de la loi. Ensemble, elles adoptent globalement la posture de l’arrangement raisonnable. Et, malgré les apparences, les conflits déclarés et ouverts restent mineurs.

A Morancé, dans le Beaujolais, l'usine de fabrication de joints d'étanchéité Techné France autorise ses salariés à prier pendant les heures de pause. Il n'existe pas de lieu de culte clairement identifié, mais un petit coin confortable a été aménagé au sein de l'une des salles de pause. "Quand les uns prennent un café, d'autres utilisent ce temps pour prier. C'est aussi simple que cela", assure Georges Fontaines, son président. Le dirigeant a pris cette décision en 2011, alors qu'il se rend compte que certains se cachent dans les vestiaires, peu adaptés à la pratique religieuse.

Un phénomène marginal dans l'usine - il concernerait trois ou quatre personnes sur les 150 salariés que compte cet atelier -, qui s'inscrit dans la tradition d'ouverture et de management de l'entreprise. "Nous n'imposons ni horaire rigide ni pointeuse. Tout se passe dans la liberté et la confiance", poursuit-il.

Signes extérieurs

Techné fait partie des rares entreprises de la région tolérant la prière et osant le dire ouvertement. Car la question de la religion dérange. Sollicitées sur le sujet, quelques-unes préfèrent garder le silence et faire profil bas. Pourtant, la demande d'ouverture d'un lieu de prière au sein de l'entreprise n'est pas la première requête des salariés. Selon une enquête menée auprès de 1 296 salariés entre février et mars 2015 sur la base d'un questionnaire en ligne par l'Institut Ranstad / Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE), elle concernerait seulement 7 % des sollicitations. Ce sont les absences pour les fêtes religieuses (19%) et la question du port ostentatoire de signe religieux (17%) - comme la croix, la kippa, le foulard ou le turban -, qui sont en tête des questions relevant du fait religieux dans l'entreprise. Si une entreprise sur deux déclare y avoir fait face, la tendance ne s'est pas accélérée avec la vague d'attentats qui a ensanglanté la France en 2015 et 2016.

"Ce chiffre reste stable depuis plusieurs années. Nous n'observons pas d'explosion du fait religieux dans les entreprises, confirme Lionel Honoré, directeur de l'OFRE, un fonds de dotation qui abrite une chaire de recherche sur les questions liées aux différentes formes du fait religieux en entreprise, associant plusieurs institutions, dont les universités de Lyon, de Grenoble et emlyon. Cependant, les cas compliqués, voire conflictuels, à résoudre augmentent."

La plupart du temps cristallisés autour de ce qui se "voit" : le port visible de signes extérieurs d'appartenance à une religion.

Laïcité et entreprise privée

Poser la question de la religion dans l'entreprise, c'est introduire la notion de laïcité dans le débat. Un concept qui fait figure d'exception française. "Demandez à plusieurs personnes de vous donner une définition de la laïcité et vous n'obtiendrez pas de consensus. Toute la difficulté vient de là. C'est une notion très personnelle. Chacun s'est construit son propre modèle", souligne Maëlle Comte, maître de conférences en droit public à l'université de Saint-Étienne et directrice par délégation du diplôme universitaire "religion, liberté religieuse et laïcité" dispensé par l'Institut supérieur d'études des religions et de la laïcité (Iserl), rattaché à l'université Lyon 2.

Cette multiplicité est souvent à l'origine des incompréhensions et des conflits autour de la religion, notamment sur la question de la visibilité des signes religieux. Or, l'entreprise privée n'est pas soumise aux règles de neutralité qui s'appliquent aux acteurs publics ou à vocation de service public. À ce sujet, le droit français - et notamment l'article L.1 121-1 du code du travail - est assez clair : "Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché." En conséquence, "la liberté religieuse n'est pas interdite dans l'entreprise privée, dans la limite du respect de la sécurité des salariés et de la bonne marche de l'entreprise", résume Myriam Plet, avocate au barreau de Lyon et experte qualifiée auprès de l'Observatoire régional de la laïcité. En d'autres mots : porter un signe religieux discret (croix, voile simple, barbe taillée, etc.) au bureau ou prier pendant sa pause est possible, dès lors que la pratique ne remet pas en cause le travail.

religion en entreprise

Depuis 2011, Techné France autorise ses salariés à prier pendant les heures de pause, quand d'autres utilisent ce temps pour prendre un café. (Crédits : iStock by Getty Images)

Un droit malmené au quotidien. Ainsi, 75% des personnes interrogées par l'OFRE se prononcent pour une interdiction du port visible du signe religieux. En réalité, les signes extérieurs religieux dérangent les salariés ou les clients. "C'est la majorité des cas qui arrivent devant les tribunaux", reconnaît l'avocate. Une question qui divise et qui trouve sa source dans cette fameuse laïcité, censée s'arrêter aux portes de l'entreprise privée. "Des intolérances qui s'expliquent aussi par des a priori sur les signes religieux et leurs significations, fondées ou non", explique Guy Trolliet, consultant formateur en management interculturel à Paris et spécialiste de l'islam.

Éviter la rupture

Pour éviter la rupture et ne pas laisser les questions religieuses phagocyter les relations au travail, les entreprises se doivent d'étudier la question. "Au cours de mon expérience professionnelle, je me suis rendu compte que les conflits professionnels prennent parfois leurs sources dans les préjugés culturels", indique Patricia Traversaz, directeur des ressources humaines de l'Hôpital de Fourvière, à Lyon, et présidente de l'association des DRH (ANDRH) du Rhône. Ses 400 adhérents, dont 300 DRH, ne l'ont jamais interpellée sur le sujet, même si un groupe de travail national a travaillé et émis un rapport sur la question.

"Cela ne veut pas dire que des problèmes ne sont pas soulevés, mais nous sommes dans le bon sens : l'expression religieuse ne doit pas nuire aux relations de travail. Néanmoins, nous restons attentifs au secteur du bâtiment, des transports et de la sécurité, qui sont confrontés à des questions de sécurité", poursuit-elle.

Un accommodement raisonnable qui permet une forme de sérénité dans les entreprises. D'ailleurs, les salariés ne veulent pas forcément aller plus loin. Toujours selon l'OFRE, les personnes interrogées "ne souhaitent pas que les entreprises bannissent le fait religieux de l'espace de travail, mais restent opposées à une adaptation collective de l'entreprise à la question".

La plupart intègrent la religion dans la grande famille de la diversité, où la limite avec la discrimination est parfois tout aussi ténue. "Cela fait partie de nos valeurs, au même titre que l'interdiction de la misogynie, le racisme... Des choses simples, dites et respectées. Mais attention, le prosélytisme reste bien interdit", affirme Georges Fontaines. Là encore, c'est un risque sous-jacent, et jamais clairement énoncé, qui pointe quand la religion au travail est évoquée. "Mais quand un témoin de Jéhovah glisse un prospectus dans une salle d'attente, c'est déjà du prosélytisme", rappelle Myriam Plet.

Réflexions collectives

Certaines structures se sont engagées dans une démarche collective. Avec, comme point de départ, la remontée des managers et de l'encadrement. Dans le groupe Seb, la réflexion a démarré en 2011. "Il y a quelques années, c'était un sujet émergent. Il nous est rapidement apparu que nous devions adopter une attitude et une démarche communes pour anticiper son traitement", explique Joël Tronchon, directeur du développement durable du groupe. Rapidement, une commission s'organise autour de l'égalité et de la diversité, accompagnée par la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme). "Ils ont le recul nécessaire pour accompagner la réflexion. La thématique de la religion ne peut pas s'étudier sans un accompagnement intellectuel, poursuit-il. Il est nécessaire d'en passer par un rappel académique."

Joël Tronchon, directeur du développement durable du groupe Seb

Joël Tronchon (groupe Seb) : "La thématique de la religion ne peut pas s'étudier sans un accompagnement intellectuel."

Pendant six mois, la commission, largement ouverte aux syndicats, passe en revue toutes les pratiques religieuses et émet un guide d'une quinzaine de pages détaillant demandes, tenues, comportements et dates de fêtes religieuses.

"Nous ne pouvons pas délibérément ignorer qu'une demande, aussi personnelle soit-elle, s'inscrive dans le cadre de la célébration d'une fête. Il n'existe aucune raison de refuser une absence quand elle est compatible avec la vie de l'entreprise."

Chez Seb, la question du signe religieux apparent est aussi la plus délicate. "Cela a donné lieu à des débats animés par la Licra. Ils ont permis de 'remettre les pendules à l'heure' et de purger tous les poncifs sur le sujet", explique Joël Tronchon. Disponible pour tous les managers, le guide a également été présenté lors de réunions dans les entrepôts et les sites logistiques où la question était parfois plus prégnante qu'ailleurs. Dans la région, les groupes Casino ou Sanofi ont entamé une démarche similaire.

Pour le moment, seul Paprec Group (4 000 collaborateurs, dont plusieurs centaines en Auvergne Rhône-Alpes) a choisi de bouleverser ce genre de compromis. Avec sa "charte de la laïcité" intégrée au règlement intérieur, le spécialiste du recyclage "interdit le port de signes ou de tenues trahissant une foi", se basant sur la diversité et les différentes nationalités qui composent le groupe. Contrairement à la loi, sur le fond, elle a été adoptée par les salariés et négociée avec les syndicats, mais pourrait être attaquée par les défenseurs de la liberté individuelle.

Au cas par cas

La majorité des structures n'a pas ressenti le besoin d'édicter une charte. Certaines indiquent même ne pas avoir étudié la question. Chez le stéphanois Thuasne, pas de plan d'action spécifique. Dans cette ETI spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de produits médicaux, la cohabitation entre les différentes religions de l'entreprise est perçue comme positive. "Nous avons construit nos valeurs autour de la diversité. Cela fait partie de notre culture d'entreprise", indique Benoit Bourg, directeur des ressources humaines de l'entreprise. Sur 2 000 collaborateurs, la question de la religion concerne environ 450 personnes.

"Nous traitons la question de façon individuelle. Pour ceux qui le souhaitent, nous aménageons volontiers le temps de travail en autorisant le passage en équipe de nuit lors du ramadan, afin qu'ils soient moins exposés à la fatigue. C'est simple. Cela ne désorganise pas l'activité. Nous sommes habitués à la gestion du temps."

religion en entreprise

"Nous avons construit nos valeurs autour de la diversité. Cela fait partie de notre culture d'entreprise", indique Benoit Bourg (Thuasne). (Crédits : iStock by Getty Images)

Néanmoins, l'affichage religieux n'a rien d'ostentatoire. "Il est porté avec élégance et discrétion ; il n'est en aucun cas une marque de distinction", poursuit le DRH. Même posture à l'Hôpital de Fourvière. La structure associative n'est pas soumise à la loi sur le service public. Elle n'a donc pas entamé de consultations particulières, mais adopté le principe du cas par cas. "Sur 300 CDI, dont 80% de personnel soignant, les demandes concernent deux à trois cas depuis sept ans. C'est anecdotique. À chaque fois, nous trouvons des solutions ensemble", poursuit Patricia Traversaz. Et estime que c'est plus facile dans un secteur soumis à des règles d'hygiène strictes.

"L'activité est incompatible avec des manches longues, une barbe trop fournie et non taillée ou une croix qui pend et qui pourrait s'accrocher pendant les soins. Quant aux repas, nous n'offrons que celui de la nuit, il est sous la forme viande ou poisson. Pour ceux qui ont un régime alimentaire différent, comme c'est offert, libre à eux de s'y plier ou pas", souligne la DRH.

Comme le relèvent les conclusions de l'étude menée par l'OFRE : "Le fait religieux acceptable au travail est celui qui n'en est pas un ou qui peut être traité comme s'il n'en était pas un." La religion dans la limite de ce qui se voit, s'entend et se ressent. Une position qui reste, pour le moment, celle des employeurs privés.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 27/01/2017 à 0:35
Signaler
En cedant à des revendications dictées par un islam politique les entreprises favorisent la montée de l'isamisme radical. Elles montrent en plus une ignorance crasse du Coran. Prier sur le lieu du travail n'est en aucun cas une prescription du coran ...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.